Arthème Fayard & Cie (p. 137-171).
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IV


Quand Gaspard eut déchiqueté son morceau de viande, qui était presque crue et exécrable, il lui sembla pourtant qu’il avait plus de sang dans les veines et de moelle dans les os. Ses nerfs se calmaient, et, une à une les idées chassées de chez elles par une affreuse bourrasque, reparaissaient dans sa cervelle et il avait de la stupeur à les retrouver. Sa compagnie ! Son régiment ! Qu’est-ce que c’était devenu tout ça ? Et les copains ? Moreau ? Les autres ? Il s’était sauvé avec Burette. Burette était presque mort dans ses bras. On le lui avait enlevé ; il était resté seul. Maintenant, il se trouvait avec des inconnus, blessés comme lui, n’ayant pas sur leur col le même numéro que le sien. — Il faisait nuit, une nuit de lune pour contes de fées, et pourtant il avait encore plein la tête, plein les yeux, la lumière violente de la journée fantastique qu’il venait de vivre, et dont il lui restait un enchevêtrement d’images atroces, avec une impression durable de vacarme infernal. Les oreilles lui vibraient ; les yeux lui brûlaient ; son corps détendu lui faisait mal de partout, et il répétait tout haut, passant le revers de la main sur son front :

— Ah ! sans blague… qué saleté !

Puis, auprès de ses voisins de malheur, il commença de se renseigner. Tous de régiments différents. Ainsi cette bataille, où la 24me, sous le commandement du capitaine Puche, avait fait une entrée si calme et si noble, était sans doute une immense mêlée, où des milliers d’hommes avaient souffert, s’étaient fait tuer, écharper, parmi des blés, des arbres, des plis de terre et des haies, qui les cachaient les uns aux autres, faisant croire à chaque troupe qu’elle était seule à se sacrifier.

Gaspard demanda :

— Comment qu’ça s’appelle par ici ?

Un sergent répliqua :

— Paraît que c’est G…

— G… ? fit Gaspard. Connais pas.

Il bougonna. Il aurait fallu lui citer un nom de grande bataille historique, pour qu’il fût satisfait. G… ce n’était pas célèbre. Avoir été blessé à G…, ça ne serait même pas à dire, — quoiqu’il l’eût échappé belle ; il en avait tant vu tomber et rester sans mouvement ! Il n’y avait que les Boches qu’il n’avait pas vus. Il dit :

— Vous aut’, v’s avez vu les Boches ?

Un blessé reprit :

— Qué ça peut m’foute ? J’tenais pas à les voir.

Gaspard se dressa sur son séant :

— Abruti ! J’ai pas b’soin d’te d’mander si t’es d’Paris, toi, t’es putôt d’Quimper-Corentin… Il t’nait pas à les voir !… Spèce d’idiot ! Est-ce que j’te dis ça pour ça, moi ? Pourquoi qu’tu m’cherches des raisons ?

— J’te cherche pas de raisons ! J’dis c’que j’pense.

— Ben, tu penses comme mon fond d’culotte, comprends-tu. Il t’nait pas à les voir ! Est-ce que j’y tenais, moi ? Seulement, ça fait rien, je m’figurais pas la guerre comme ça. Pis, m’sembe qu’y en a d’aut’es avec moi… Moi, quand j’me bats, je m’montre, j’me cache pas ! Eux, c’est des dégoûtants. Ils vous envoient d’chez eux, là, toute leur sale ferraille. Ils s’bougent même pas. Nous, on y allait, on d’mandait qu’à s’empoigner !

Dans l’ombre, une voix un peu précieuse énonça :

— Hélas ! Ce ne sont plus les conditions de la guerre moderne !

— Oh ! moderne ou pas moderne, dit Gaspard, j’sais pas faire des phrases comme ça, mais j’sais c’que j’sais. Pis, si j’avais su, j’serais pas v’nu dans l’infanterie.

— Où fussiez-vous allé ? reprit la même voix.

— Où que j’fusserais allé ? Dans les aréos ! J’aurais fait une demande pour les aréos… Et, ça, alors, ça m’plairait, parce qu’on peut leur cracher d’ssus !

— On parle beaucoup ici ; un peu de silence !

— Tiens, v’là l’aut’charcutier… dit Gaspard.

C’était le major. Il reprit :

— Combien y en a-t-il là-dedans, qui ne peuvent pas marcher ?

Il fit son compte. Puis il appela :

— Une voiture par ici.

— Bath, ça ! murmura Gaspard. On va enfin s’balader aux frais de la princesse. C’est qu’j’ai quèque chose dans les ripatons.

Sa bonne humeur était revenue, brusquement ; mais il fut déçu par le genre de véhicule, où on l’engagea à se hisser : trois planches sur des essieux, avec deux mauvaises ridelles, entre quoi l’on avait tassé trois centimètres d’une paille vieille et toute émiettée. Deux hommes pouvaient s’allonger là ; on y empila la demi-douzaine, et c’étaient des cris, des jurements :

— Fais donc attention à ma jambe, s’pèce de pied !

— Ta jambe. Moi c’est deux jambes.

Puis, Gaspard entreprit le conducteur, un vieux Lorrain, tout graillonnant et somnolent :

— J’ crois qu’t’es pas loueur de voitures pour les noces. Si c’est ça l’ coupé d’ Margot !…

Le paysan n’entendait pas : il était dur d’oreille. À son tour il dit :

— Y en a-t-il beaucoup d’ tués ?

Gaspard fit :

— On est pas les pompes funèbres. Allez, emmène-nous !

L’autre continua :

— Pasque toutes ces terres-là, c’t’ à moi… Les terres où qu’ vous vous êtes battus, c’t’ à moi.

— Ben, t’as des chouettes propriétés ! dit Gaspard. Ah, dis donc !… j’aime mieux la rue de la Gaîté.

Le paysan reprit encore :

— Pasque l’ Gouvernement, il paiera-t-il, au moins, tout c’ qui s’ra ravagé ?

— Mais marche donc ! fit Gaspard. J’aime pas qu’ mon cocher m’ cause !

Et ce fut un voyage singulier, dans une nuit baignée de lune. Trois heures de charrette, au petit pas, les roues grinçant, les hommes geignant, avec ces six têtes misérables, qui s’en allaient de droite et de gauche, accablées et souffrantes. Têtes d’épopée, soudain toutes blêmes, ensuite dans l’ombre, à la fois terribles et comiques sous des képis drôlement juchés, qui donnaient des airs de fantoches à ces humains si pitoyables.

Quand la charrette s’arrêta, ils étaient devant une église de village, et on entendait des ordres : « Descendez. Que tout le monde descende. Entrez là. On ne prendra le train qu’au jour. »

En passant le portail de l’église, Gaspard dit :

— Ça y est : c’est l’enterrement.

L’église était déjà pleine de blessés, couchés sur les dalles ou sur les bancs ; et la lune… la lune était là, elle aussi, — car depuis la veille la voûte s’était effondrée sous un obus, en sorte que le toit c’était maintenant le ciel, si lumineux par la nuit qu’il faisait.

Il y avait, pourtant, dans cette église, des coins d’une ombre épaisse, d’où s’échappaient des gémissements. La lune, si brillante, devait paraître odieuse à ces malheureux. Ils avaient fui sa clarté pâle ; ils s’étaient tassés sur les bas-côtés. — Le curé, talonné par une vieille, bancale, y circulait, une chandelle à la main. Il posait la chandelle à ses pieds, puis distribuait des morceaux de sucre, tandis que la vieille, qui tenait un broc, versait en tremblant de l’eau rougie dans les quarts.

Gaspard, debout, contre un pilier, but, et mangea du sucre ; puis, à quatre pattes, afin de ne pas marcher sur les pieds des blessés, il s’en alla jusqu’à l’autel, où les rayons de la lune blondissaient de petits vases blancs et des plantes vertes.

Un grand Christ en bois peint, d’une sculpture naïve, qui sans doute faisait fond à l’autel, s’était écroulé là, et, dans sa chute, un bras s’était brisé qui, par la main, restait quand même lamentablement pendu sur sa croix. — Tout près du Christ, sur une botte de paille, un blessé haletait, se tenant le cœur. Gaspard s’en vint près de lui.

— Où ça, qu’ t’es amoché, toi, mon poteau ?

L’autre répondit d’une voix sourde, en frappant son poumon :

— Dans l’ soufflet…

— Une balle ?

— Voui.

— À nos âges, voir ça !… Et t’es d’ Pantruche ?

— Voui.

— Qué malheur !… Dis, vieux… tu peux pas t’ pousser ?

— Peux pas…

— Oh ! quoi, j’ suis un copain… Ou alors, attends voir… j’ vas tout déménager.

Arc-bouté sur un genou, il prit le Christ à pleins bras ; il le souleva d’un rude effort et le poussa tout contre le blessé pour se faire de la place ailleurs ; puis il dit :

— Il est lourd el’ patron !…

Il s’étendit de l’autre côté, dans le clair de lune qui donnait sur le Christ et sur eux ; ils avaient l’air des deux larrons ; et ils se mirent à parler et à se plaindre par-dessus la croix.

Gaspard dit :

— T’as-t-il eu du sucre ?

— Du sucre ?

— Y a l’ curé qu’en donne.

— Ah ?… Oh, l’ curé !…

— Quoi, l’ curé ? L’a pas l’air d’un mauvais zig. Les curés, t’ sais, ils sont comme les aut’, les curés. Faut pas dire… Y a du brave monde partout.

— J’ dis rien.

— Non, mais, t’avais l’air de râler : les curés…

Il se tut, puis reprit :

— T’as-t-il eu du vin ?

— Non.

— Ben, t’es pas dessalé, toi !

— J’étouffe…

— T’étouffes. C’est pas une raison ; ça t’aurait dégagé…

Une immense plainte remplissait l’église, plus troublante, et plus vraie que toutes les paroles de prière que les hommes ont inventées. C’était le gémissement naturel de la Terre à Dieu ; la souffrance sous le Ciel, allongée sur des dalles, entre des murs qui n’avaient pas encore entendu de supplications plus sincères que cet appel au secours de tant de corps déchirés. — La toute modeste église de village, quand elle sert de première halte à des soldats sanglants, échappés des batailles, c’est l’image la plus simple et la plus émouvante de la misère humaine, qui interroge et qui supplie. Pourquoi ces douleurs, ces plaies, ces agonies ? La chair tout entaillée geint et crie sur la paille, et les pierres de l’église qui l’abritent un instant ont l’air de dire : « Nous, nous savions tout cela… et nous vous attendions. »

La lune disparut. Le jour commença de naître.

— Debout ceux qui peuvent marcher, dit le major.

— Moi, j’ peux pas, grogna Gaspard.

Et il se leva.

À la porte quelques infirmiers, le curé, toujours avec sa bougie, la vieille avec son broc, et des paysans qui menaient des charrettes, essayant ensemble de les faire avancer, et n’arrivant qu’à enchevêtrer leurs roues. Les hommes juraient ; les chevaux hennissaient. C’était, dans la première clarté grise et lugubre du jour, une mêlée à décourager les meilleurs.

Mais avec du temps, tout dans la vie se déblaie ; il arrive même que des blessés meurent en route : dans un chaos de voiture part leur dernier soupir ; et quand on s’arrête enfin devant la gare où fume le train sauveur, qui va partir pour des provinces tranquilles, le major dit : « Celui-là… c’est fini… laissez-le. »

Le train de blessés où monta Gaspard était tout semblable à celui qui l’avait amené, trois semaines avant, dans ce pays tragique, Il souffrit même de n’avoir plus de ses anciens « copains » pour le leur faire remarquer. Depuis cette bataille, il semblait dans un autre monde. Rien que des têtes étrangères. Alors, tout seul, il dit : « C’ wagon-là, j’ le reconnais ! » Trains de départ et d’enthousiasme, que c’était loin déjà ! On avait laissé les fleurs et les branchages ; mais tout cela pendait, lamentable et fané, et c’était un train de retour, de souffrances et de geignements.

N’importe, grâce à Gaspard — (ce grand diable mettait de la vie partout), — grâce aussi à deux Parisiens qui s’installèrent dans son wagon, l’un boueux à la Butte-aux-Cailles, l’autre livreur rue des Haudriettes — ce train de blessés fut un des plus curieux et des plus grouillants que la France ait vus durant cette guerre.

Et Dieu sait si elle en a vus ! Tous bien longs et bien lents. Mais celui-ci était interminable (la machine et l’arrière dépassaient toutes les gares) et il ne mit pas moins de cinq jours — toute la première semaine de septembre, semaine de retraits et d’angoisses — pour aller de la Lorraine, qui était à feu et à sang, jusque dans l’Anjou tranquille, où les vignes mûrissaient doucement sous le soleil.

Gaspard prétendit :

— Les cirques s’ baladent toujours à c’t’ allure-là ! Quand on trimbale des phénomènes, on fait la pause à tous les patelins.

On traversa l’Argonne, encore intacte et si verte, d’un vert sauvage. Gaspard, moqueur, disait :

— Au r’voir ! Au r’voir ! C’est toujours pas par ici qu’ j’ach’terai mon château pour chasser l’ lapin !

On passa par Reims, où la cathédrale vivait les derniers jours de sa vie séculaire, et aucun de ces hommes ne la regarda comme il aurait dû. On tourna Paris, ce qui fit rager le livreur (« J’ serais descendu qu’ huit jours : j’ vous aurais pas r’tardés ! »). Et enfin on traversa la délicieuse Touraine, où les châteaux de France avaient l’air de s’être alignés pour ces premières victimes de l’ennemi. Le boueux en fut ému. Il soupira : « On savait y faire, dans la bâtisse, au Moyen Àge ! »

Le plus poignant, c’était de revoir ainsi, une à une, les provinces pour qui venait de se vivre ce premier cauchemar cruel ; et il semblait que le train allât un pas de tortue ; afin que ces soldats, jusqu’aux plus simples, aient le temps de comprendre et de se dire : « Dieu, qu’il est grand ce pays ! Et varié ! Et si beau ! »

Gaspard, lui, ruminait : « Sale déveine !… pour une fois que j’ voyage à l’œil, faut qu’ j’aie la fesse en marmelade. »

Il n’avait pas trouvé de place dans les wagons à bestiaux, et, s’étant hissé dans un étroit compartiment de troisième, il avait pris possession du filet, où il s’était étendu tant bien que mal, grognant « que la République le dégoûtait et qu’on allait l’ faire crever ! » Il était là-haut, sur le ventre. Sa fesse le brûlait et il grimaçait. Mais le train s’arrêtait-il ; aussitôt Gaspard dégringolait de son plafond et tombait sur les épaules des camarades. Il plongeait dehors par la portière, attrapait le loquet, sautait sur la voie. Le boueux l’apercevait : il ne faisait qu’un bond. Puis, le livreur. Puis, tous les autres, — sauf les grands blessés immobiles sur leur paille. Et vraiment, on eût dit la Cour des Miracles qui s’échappait de ce train, — une Cour des Miracles terrible, fantastique et drôle, car le soldat, comme le mendiant, est toujours agité par une curiosité et un espoir, qui rendent sa souffrance puérile et comique. L’homme qui a faim, qui a soif, qui a mal, redevient enfant. On ne peut plus le tenir : il vous glisse entre les mains. Un train de blessés ! Il faudrait des yeux tout autour de la tête pour le conduire, le surveiller, pour être sûr d’avoir son compte d’hommes. Rien n’échappe comme un soldat. Vous le hissez dans un wagon : il redescend. Vous le remontez et bouclez la portière : sa tête passe par le carreau. Et la bouche demande, le nez flaire, les yeux cherchent. Vous tournez le dos : il a tout le torse sorti. Vous vous éloignez : le voilà dehors. Vous revenez ; il dit : « C’est pas moi… j’ai tombé… »

Mais l’aide-pharmacien qui avait à mener le train de Gaspard, étant surtout un maître-philosophe, il laissait faire et fumait sa pipe. Alors, boitant, sautant, clopinant d’un pied, se traînant sur les mains, bras en écharpe, tête dans des linges, l’épaule démise, des cous tordus, des bouches sanglantes, c’étaient toutes les misères de la guerre qui descendaient, se croisaient, se mêlaient, puis, tant bien que mal, en s’entr’aidant, avec des jurons ou des soupirs, s’allongeaient sur le talus du chemin de fer.

Cinq, dix minutes, — le temps que la voie soit libre. Dans les compartiments on était si tassés, si pilés, si meurtris, que la terre semblait douce et l’air semblait divin. — Gaspard, à cause de « c’te charogne d’obus », était encore forcé de se remettre sur le ventre. Seulement, s’il y avait de l’herbe, il allongeait les mains dedans, et il disait :

— Ça m’ rappelle un dimanche à Meudon. Ah, dis, pauv’e vieux, c’ qu’on rigolait !… On s’ chatouillait d’ dans les herbages… Pis c’ roupillon ! C’ que j’écrasais !

— Oh, reprenait le boueur, maintenant, y a pus à s’ plaindre. V’là deux jours qu’on fout rien, et j’ai l’ sein qu’est enlevé, mais quoi, j’ suis pas nourrice !

— T’as pas tort, faisait le livreur, moi j’ crois qu’on tient l’ filon.

Lui, lardé de shrapnells au bras et à la cuisse, il se couchait sur le dos, et il contemplait le ciel :

— Les vieilles bourgeoises, elles vous parlent qu’y a un paradis : j’aime mieux l’ croire que d’ le voir. Quand j’ai r’çu ma ferraille, j’ai dit : « Aux abatis, ça va. Rien dans l’ buffet, ça colle. »

Et il s’étirait voluptueusement.

Tout à coup, le train sifflait. Comme écho, le mot de Cambronne, bref, preste et cent fois redit. Puis, toute cette Cour des Miracles se hissait, se retassait, se recalait dans les wagons, à la fois haïssables et prometteurs, car ils étaient durs, étroits et bien secoués, mais ils disaient quand même : « Nous roulons vers des lits. » Des lits ! Des « pieux ! » Quel rêve ! Et Gaspard du haut de son filet criait au camarade qui se pelotonnait dans le coin :

— Eh, vieux, fous-toi à la portière !

— Pourquoi ?

— Fous-toi d’abord !

— Et pis ?

— Qu’est-ce tu vois ?

— Rien.

— Ça va, t’es un pied !

Et comme l’autre grognait, il lui lançait :

— T’ sais pas qu’ j’attends mon train d’ wagons-lits : Poincaré m’envoie l’ sien.

À la vérité on devait en voir un autre.

Le troisième jour, vers minuit, par une lune pour amoureux, comme on venait de passer Rambouillet, on rattrapa un train arrêté, comme perdu en pleine campagne, d’où s’échappaient des appels étranges et des cris. Gaspard renifla : « Qui qu’ c’est donc ? Buffalo ? »

Et une fois de plus, il se laissa tomber de son filet. Il erra sur le ballast. D’autres l’imitèrent. L’aide-pharmacien cria : « Remontez, sacré dié, remontez donc ! » Le livreur dit négligemment :

— J’ai perdu mon alliance…

L’autre reprit, brutal :

— Et vous ?

— Moi, dit Gaspard… moi aussi.

Le pharmacien en fit demi-tour.

Et Gaspard, le livreur, le boueux, s’avancèrent jusqu’à la « loco ». Le chauffeur leur dit :

— C’t un train d’ fous.

— Sans blague ?

— Des fous évacués… de Ville-Evrard.

— Ville-Evrard ! fit le boueux.

— Tu connais ? dit le chauffeur.

— Un peu, dit le boueux en se rengorgeant. J’ai mon oncle qu’était alcoolique, et qu’y a resté trois ans.

— Ben, on les espédie.

— Pourquoi ?

— Pour qu’ les Boches ils les chopent pas, s’ils arrivent… Et pis y en a qui s’est sauvé.

— Où ça ? demanda vite Gaspard.

— Par la campagne… Écoutez voir… Les gardiens ils les cherchent.

Ah ! pour le coup, ils s’en tordaient !.. Puis, ils dirent : « Mais on va les chercher aussi !… Tu siffleras hein, vieux, file pas sans nous. »

Et les voilà partis dans les champs, tout blancs de lune.

Gaspard, qui boitait, s’appuyait au boueux. Et le livreur, marchant comme un canard, suivait et criait :

— Attendez-moi… qu’on rigole ensemble !

À deux cents mètres de la voie, une ombre surgit. Ils s’arrêtèrent. L’ombre s’approchait.

— Ça y est ! Un fou ! dit Gaspard.

— Non, une folle ! dit le boueux.

Et ils riaient.

Pourtant, c’en était une : il y a des invraisemblances si vraies ! Une petite vieille, toute mince et ratatinée, après qui l’on courait depuis une demi-heure, et qui se cachait derrière les arbres, trottait, jappait, déroutait toutes les recherches. — La lune seule devait la voir et la suivre, — la pleine lune avec son air inquiétant, car elle semble à la fois si niaise et si moqueuse, qu’on se demande si elle n’observe point, et si son gros bon sens de lune ne lui donne pas un narquois dédain pour toutes nos incongruités terrestres. — Une vieille folle, à minuit dans un champ, se sauvant et hurlant, des blessés tout sanglants qui cherchent à l’attraper, histoire de rire, l’extravagance humaine en train de jouer un acte de son horrible comédie, la pâle lumière d’un drame, des cris, des geignements, des coups de sifflet, deux trains bondés de misères qui se plaignent ensemble dans la nuit, déchets de la paix et plaies de la guerre, la mort rôdant et serrant à la gorge des malheureux qui râlent sur des litières de wagons à bestiaux, et la Folie — la Folie à quatre-vingts ans d’âge, qui profite d’un affolement afin de reprendre sa liberté, — quel spectacle pour la lune si calme, si claire et si contemplative !

— Par ici, faisait Gaspard, coupe par là. Hop ! J’ la tiens !

— Ah ! ah ! faisait la vieille.

— Mais c’est qu’elle pince

— Je vous reconnais ! Je vous reconnais ! C’est vous le suisse, l’affreux suisse qui a dévergondé Monsieur le Curé ! Vous avez mis une casquette, mais je vous reconnais. J’ai de bons yeux. Ah ! ah ! Et je vous tiens, mon bonhomme.

Les machines des deux trains sifflaient. Elle reprit, et elle avait de l’écume aux lèvres :

— Entendez-vous les chiens qu’on rappelle ? Ils vous mangeront le ventre !

Ses cheveux gris, épars, lui chatouillaient les joues. Elle les ramassa des deux mains, se dégageant les yeux :

— Ce qu’il est laid ! Je voudrais le mordre !

Mais Gaspard lui tenait les coudes, faisant : « Allons… Allons. » Le boueux dit :

— Moi j’ lâcherais ça. Tu vas t’ faire boulotter.

— En v’là une vieille rosse ! dit le livreur.

— El vous aussi, je vous reconnais ! chevrota la vieille, qui soudain se mit à pleurer. Vous êtes les mauvais enfants de chœur, qui avez bu l’argent au lieu de le donner à Monsieur le Curé, et alors moi… je n’ai pas eu ma messe pour mon pauvre mari, et quand je m’en vais mourir, mon pauvre mari me dira : « Pourquoi n’as-tu pas fait dire ma messe ?… »

Le livreur se tenait les côtes.

— Dis donc, c’t’ un numéro ! Et j’ crois qu’elle nous engueule…

Mais Gaspard, bon enfant, était ému quand même. Il ne riait plus. Il disait :

— Faut la ramener à son train…

Il essayait doucement de la faire marcher.

— Allons, grand’mère… mène-toi par là.

La vieille poussa un cri atroce :

— Au secours !… Le suisse, l’affreux suisse !

Sa figure était horriblement contractée et elle avait sur les épaules un petit châle blanc, dont tous les pompons tremblaient. Gaspard dut la lâcher ; elle lui entrait ses ongles dans les bras, et elle continuait :

— Les chiens vous mangeront le cœur, la tête et tout !

— Vieux chameau, dit le livreur, elle a pas inventé l’eau sucrée !

Elle sautait dans le champ, se jetait sur eux, reculait, agitait les bras, se sauvait.

— Oh ! le suisse !… le suisse ! Toujours sa culotte rouge, comme les enfants de chœur… Mais le clocher tombera et les cloches les écraseront ! Ah ! ah !…

Elle ricanait. Son rire s’étouffa dans un sanglot : « Mon pauvre mari ! »

Gaspard s’était encore rapproche :

— Grand’mère… conte un peu… Si t’es gentille, moi j’ m’en occuperai d’ ton mari.

Le boueux se tordait.

— Il va y dire une messe !

— Ah ! dit le livreur, il m’en bouche un coin !

— Explique-moi, dit Gaspard, l’affaire de ton mari.

— Quand votre femme sera enceinte, dit la vieille, elle accouchera d’un singe et d’un hérisson !

— Ah ! ah ! ah ! fit le livreur.

— Ça, c’est causé ! fit le boueux.

— C’est pas des raisons, grand’mère : tu f’rais mieux d’être raisonnabe, dit tranquillement Gaspard.

Il la reprit par les coudes ; il la tenait serrée ; elle étouffait.

— Lâches ! Lâchez ! Voilà les chiens !

Les trains sifflaient toujours. Le boueux reprit :

— Demande-z-y si y aura d’ l’oignon c’t’ année.

Gaspard dit d’une voix lente :

— Grand’mère… pourquoi qu’ tu me r’connais ? Moi j’ te connais pas.

— Mon pauvre mari me vengera !

— Elle commence à nous poisser, dit le boueux.

— Viens nous-en, dit le livreur.

— Comment qu’il était ton mari ? demanda doucement Gaspard.

— Les cloches, les chiens ! fit la vieille. Votre femme accouchera aussi d’un mille-pattes, qui courra dans toute votre maison… Mon mari, pauvre mari !

Elle se cacha la tête dans les mains. Gaspard la poussait un peu.

— Allons… viens… viens voir par là.

Soudain elle se laissa entraîner, et tout en marchant elle gémit :

— Mon pauvre l’ami ! Ils ont fait exprès de dire une messe pour le premier qui était ivrogne, et rien, rien, pour le second qui était si bon.

— Allons… allons…

Le livreur et le boueux s’étaient tus. Ils ne trouvaient même plus à rire ; les trains sifflaient toujours ; et la lune toute ronde, regardait, stupéfaite, car Gaspard, peu à peu, ramenait la vieille à ses gardiens…

Quand il eut regrimpé dans son compartiment et qu’on se fut remis en route, le cœur content, il commença de conter la chose aux camarades. Ce ne fut qu’une exclamation :

— Oh ! assez ! sans blague… faut pas nous la faire à la peau d’ toutou !

Personne ne le croyait. Si bien qu’il se mit en colère, et il annonça :

— Pisque c’est ça, l’ premier qui m’ dégoûte, j’y crache dessus du haut d’ mon filet.

Il n’en fit rien. Il était trop occupé de lui. Cette promenade à la lune avait ranimé les souffrances de sa blessure, et dans la nuit, cahoté par le train, il se mit à geindre comme tous les autres, — car un train de blessés, la nuit, ce n’est qu’un immense geignement, tant il semble que l’ombre étouffe et pèse sur les douleurs. Angoisses, lassitude, heures interminables. Que faire de ses bras, de ses jambes ? Le corps est comme une loque, qui se laisse aller sur le voisin, mais le voisin soupire, se dégage, et, rompu lui aussi, il s’affaisse à son tour. De l’un à l’autre, les hommes ont l’air de se passer le poids de leur peine, jusqu’à, ce que le jour paraisse… Ah ! le jour, — si merveilleux, — qui vient alléger l’air en donnant de la clarté ! Que dire lorsque c’est en Touraine que le train roule, à l’heure où le soleil se lève… La Touraine ! En septembre ! Quand on vient de se battre et qu’on sort plein de poussière et de sang du supplice d’une bataille : la Touraine et ses jardins, et ses gares dans la verdure, et ses jeunes filles, et ses fruits !


C’était un matin doux et doré. Les fils du télégraphe portaient un peuple d’hirondelles, en train de faire leur toilette. On apercevait la Loire jaune, et ses châteaux. Il y avait des fleurs dans le moindre enclos, le long de la voie. Le train s’arrêtait pour qu’on les vît. Il s’arrêtait à toutes les haltes, parfois même aux garde-barrières, et tout de suite on voyait des femmes surgir de toutes tes maisons.

Villages charmants, petites villes si gaies, pays si clair, que vos jeunes femmes et vos jeunes filles ont de grâce dans les yeux quand elles accourent en chapeaux de paille, en robes d’été, avec des fruits plein leurs deux mains ! Le blessé, tout ému, prend les mains et les fruits ; il bredouille de plaisir ; ses peines sont oubliées.

L’une apportait des raisins qu’elle venait de cueillir, avec leur fleur fragile comme l’aile d’un papillon, qui s’évanouissait dans de grosses pattes de soldats. L’autre tendait des pêches petites et rousses, vraie caresse pour la main avant d’être un régal pour la bouche. Une autre tenait des poires, lourdes et lisses : elle avait couru : sa main les avait tiédies ; les poires embaumaient. Et toutes ainsi, elles s’en venaient des vergers tourangeaux, jeunes filles de France vivant dans l’air des jardins les plus doux, — des jardins si variés, provinciaux ou champêtres, ceux qu’on ne voit pas de la rue, les jardins discrets et riches qui embaument l’arrière d’une maison et sont la joie secrète des demeures privées, — puis les jardins ouverts, libres comme les champs, les jardins des collines où les nuages font des ombres, les jardins sur les pentes, au soleil, tout le jour.

Gaspard avait trop d’âme pour ne pas être ému. Il sentit confusément qu’on entrait dans une terre bénie. Il s’écria :

— Ah, les p’tites femmes ! Les chics p’tites femmes ! Vrai, ça vaut d’s’être cogné pour revoir ça ! C’qu’elles sont mignonnes !

Et dans son transport, lui-même il se multiplia. Se tenant la fesse, il allait de l’une à l’autre, prenait, emplissait ses mains et ses poches, puis les vidait dans les wagons. Il demandait aux grands blessés immobiles :

— M’sieur désire ? Poires de curé ? Figues d’Arabie ? Raisin muscat ? Y a d’tout, poteau, va, n’te gêne pus !

Puis, dégustant lui-même et coup sur coup, pêches, poires, raisin noir, raisin blanc, la bouche pleine, il rapportait aux plus à plaindre de quoi rafraîchir la fièvre qui les brûlait.

— Flaire ça d’abord, avant d’goûter. C’est pas du fruit, ça, c’est d’la fleur !

Il leur tenait la tête, chantonnant :

Ça fait du bien par où qu’ça passe.

Il repartait, oubliait sa fesse, poussait un cri, riait aux dames, disait :

— Merci !… Encore !… Vive la France et Pantruche !… Ah, que c’est bath… ça c’est bath !

De sa vie il n’avait jamais été aussi comblé ni si heureux. Il n’en revenait pas. Distribution gratuite, abondante… et féminine ! Il ne souffrait plus ; il avait de la joie plein les yeux, et il prenait, prenait, et il donnait lui aussi, il donnait à tout le monde ; et il disait encore :

— Ça, c’est du socialisme !… ça c’est un syndicat !… ça c’est du bon travail !

Si bien qu’une grosse dame de la Croix-Rouge, avec une figure aimable et vivante, s’approcha et lui dit :

— Vous êtes un brave garçon… Comment vous appelez-vous ?

Il la regarda d’abord. Puis, soudain, il répondit d’une voix mal assurée, où il y avait certes de l’étonnement, mais peut-être aussi un peu d’orgueil, bien légitime :

— J’suis… j’suis Gaspard… d’la rue d’la Gaîté.

Sa fierté, hélas ! ne fut pas de longue durée. Lui se croyait dans la terre promise, et pensait y rester ; mais la nuit tomba pour la quatrième fois sur ce train misérable, et on repartit encore, toujours, pour où, mon Dieu, pour où !… Qui croire, et qu’espérer puisqu’à chaque ville on leur disait : « C’est dans la prochaine qu’on vous couche. »

Se coucher !

— Ah, ma fesse, gémissait Gaspard. C’te carne de fesse, c’te saleté d’saloperie ! Qu’on m’la prenne ! Qu’on m’la coupe !… J’en veux pus ! J’en peux pus ! On est traité comme d’la viande morte… Les députés m’dégoûtent ! D’ma vie je r’voterai pas !

Enfin, à Tours, on le vexa dans son amour-propre….. national. On avait garé le train pour deux heures devant un dépôt de machines, et les hommes, qui s’étaient encore échappés de leurs wagons pour humer l’air rare de la nuit, bâillaient, les yeux fixés sur les lumières des disques et d’un poste d’aiguilleur. Un homme d’équipe passa, qui leur dit :

— Avez-vous vu les Boches ?

— Les Boches, grogna Gaspard, on n’a pas pu les voir : ils foutaient l’camp comme des lapins !

— Non, mais là… là… les Boches qui sont là.

— Où ça, là ?

— L’train éclairé, d’vant vous.

— Quoi, c’est des Boches ?

— Trois cents prisonniers.

— Sans blague ?

— Ben, viens voir.

— Non, non, non ! J’interdis formellement qu’on traverse les voies, dit, d’un ton sec, l’aide-pharmacien qu’à la longue, sans doute, la fatigue énervait. Assez de vadrouilles ! Les Boches, il fallait les voir là-bas.

— Mais pisqu’on n’en a pas vu ! dit Gaspard.

— Eh bien, vous y retournerez ; mais je veux la paix. C’est compris ? Restez où vous êtes. Chaque fois qu’on vous arrête, vous visitez le département. J’en ai plein le dos. Obéissez.

— Ah ! la la !… Chéri ! murmura Gaspard.

Puis il dit aux camarades :

— C’est quand même dégoûtant. On saura même pas quelles gueules qu’ils ont.

— Pouh ! dit l’homme d’équipe, c’est des vrais cochons… Tout rasés, pas d’cheveux ; on a envie d’faire des peaux d’tambour avec leur couenne.

— Ah ! dis donc !

Gaspard serrait les poings et se grattait la tête.

— Et dire que nous, nous des blessés, des victimes, on n’a pas l’droit d’aller les r’garder sous l’nez et d’leur-z-y dire ça : « Vous êtes des cochons, v’s entendez, des cochons ; un peuple d’cochons, avec des têtes ed cochons… tas d’cochons ! »

Le train sifflait. Il fallait remonter dans les wagons. L’homme d’équipe risqua :

— Paraît qu’maintenant vous allez pus bien loin.

— Oui… oh ! on la connaît ! dit Gaspard. Nous bourre pas l’mou, va, fais ton service.

— Mon service ! Mais moi… moi j’vous dis ça…

— Ça va bien. Tu nous poisses !

Le train s’ébranlait. L’homme d’équipe cria :

— En v’là encore un malpoli ! D’abord, c’est pas à vous que j’cause.

Gaspard se remit dans son filet.

— À moi qu’tu causes ? Ben, j’l’espère qu’c’est pas à moi qu’tu causes…

Etc… etc…

Il ronchonna ainsi sans s’arrêter pendant les deux heures que le train mit encore pour atteindre la petite ville d’Anjou, terme si attendu d’un voyage interminable. Et quand il fut bien sûr d’être arrivé, il déclara, terrible :

— C’est pas trop tôt ; j’allais gueuler !

Puis il descendit, sans rien dire.

On était à ***. Il n’y a pas de ville qui soit plus de notre pays, — d’un nom si alerte et si spirituel qu’il suffirait de le dire à un Chinois, pour qu’il réponde tout de suite : « Mais c’est en France ! »

Y débarquer la nuit ! Quel sacrilège ! Et cette nuit était tiède, molle, ouatée, un peu brumeuse, et il n’y avait sur le quai de la gare angevine, pour éclairer tant de fatigues, de boiteries et de déhanchements, que les étoiles bien lointaines et clignotantes. Les hommes se heurtaient les uns les autres, et s’en allaient en troupeau confus, maladroits, somnolents, vers les portes où les infirmiers demandaient : « Vous, où est votre blessure ? »

Gaspard n’aimait pas cette question. Il aurait voulu dire : « J’ai eu le cœur emporté. » Ce n’était que la fesse. Alors, il répondit, brutal :

— J’en sais pus rien. R’gardez-y voir.

Le gros homme qui l’avait interrogé machinalement se trouva suffoqué par ce ton rudoyeur. C’était un papetier de la ville, ambulancier volontaire, aigri et pointilleux. Il prit mal la riposte et répliqua :

— En voilà des manières !… Si on avait beaucoup de soldats comme vous !… Ah ! ce n’est pas étonnant que les Allemands soient à Compiègne !… Je m’explique, maintenant, que les Allemands. …

— Quoi ? De quoi ? fit Gaspard. À Compiègne ?… Qué Compiègne ?

Il prenait les camarades à témoins, et eux le regardaient, ahuris. Depuis un mois ils ne savaient rien que ceci : qu’on tenait la moitié de l’Alsace, qu’on avançait en Belgique, et que les Russes avaient promis d’être à Berlin pour le 1er octobre. Alors, Compiègne ?… Comment Compiègne ?… Gaspard souffla au boueux : « L’est piqué ! » Mais le papetier continuait :

— Parfaitement, Compiègne !… Et ça recommence comme en 70 !… Mais qu’on nous envoie, nous, les gens de cinquante ans ! Et ils verront ! Ils verront !

Gaspard poussa le boueux, le suivit dans une voiture d’ambulance, et il faisait en montant :

— C’est tout d’même malheureux d’entendre des boniments comme ça à la graisse de ch’vaux d’bois !… Bon Dieu, qu’ma fesse me cuit !… Compiègne !… Sans blague !… Quand y a quatre jours on les a laissés avec tout leur sale fourbi en Lorraine… Alors, ils sont v’nus par not’e train ?… Vieux, y aurait pas eu l’major, j’y bouffais l’nez à ton client !

L’autre était tellement accablé de fatigue qu’il dit : « Laisse donc… c’t’un infirmier, il t’voulait qu’du bien. » Gaspard reprit :

— J’aime les infirmes. Pas les infirmiers !… Où qu’est ma blessure ? Ça l’regarde ? Est-ce que j’y demande si sa mère a fait un singe !

Et il recommençait :

— Compiègne ! Spèce de marteau ! Ça s’rait-il la peine qu’on aurait des 75 ! J’les ai entendus péter, moi, les 75 ! Hein, poteau, on les a entendus péter ! Sale bonhomme : qu’il raconte ça à sa bonne femme. Mais nous, qu’on a du plomb dans les fesses, on sait ousqu’on l’a pris ! Pas à Compiègne, non, ça j’pense pas ! Avec les Belges, les Russes, les Angliches et pis nous, ça s’rait malheureux, dis donc, qu’ils viendraient à Compiègne !

Il ne cessa pas jusqu’à l’hôpital. Et il ne remarqua point qu’on passait deux fois la Loire, et il ne sentit nullement le bien-être délicieux d’entrer dans une petite ville pacifique, endormie, loin des Boches. Mais, quand la voiture s’arrêta devant une grande bâtisse en pierre si blanche que c’était de la clarté dans la nuit, quand Gaspard vit s’approcher, pour l’aider à descendre, des jeunes gens, un vieillard, un prêtre, une sœur, une infirmière, alors il lui sembla que toute la nature venait au devant de lui, et cet accueil charmant tua sa méchante humeur.

Il s’appuya sur les jeunes gens, donna sa musette au vieillard, confessa de lui-même au prêtre : « C’est dans la fesse qu’ça m’tient », — fit : « Bonjour ma sœur… », et sourit à l’infirmière.

Il était sale, criblé de taches, pas lavé, avec une barbe de trois semaines, blême de fatigue sous un képi poussiéreux ; mais quand il passa la porte, tous ceux qui l’ont vu se souviennent qu’il leur parut splendide. Ses yeux luisaient de reconnaissance ; son nez de travers semblait tout attendri ; et sa bouche, remuant d’émotion, cherchait un mot drôle à servir. Il le trouva. Clignant de l’œil, il regarda le vestibule, le plafond et les murs, et il dit :

— Bath ici ! Ça r’ssembe au Musée du Louvre… Où qu’est la Joconde ?

C’était le peuple de Paris qui entrait à « l’hosteau. »

Car on dit « l’hosteau » ; on ne dit pas l’hôpital. L’hôpital c’est pour les dictionnaires académiques, — vocable lugubre, qui commence en soupir et finit par une plainte, tandis que « l’hosteau », ça rime avec château, et il y a là toute la blague d’un peuple souffrant mais pudique, spirituel jusque dans ses misères, et qui meurt avec un bon mot, pour que les gens ne sachent plus s’ils doivent pleurer ou rire.

« L’hosteau » d’ailleurs, fit à Gaspard un accueil merveilleux.

Dès la porte il avait perdu son boueux, parce qu’il s’était laissé conduire, un peu ébloui. Trois femmes l’entouraient et se dévouaient. D’abord, une jeune fille le déchaussa et lui lava les pieds, et elle faisait cela consciencieusement, avec un air si simple et si gentil qu’il la regardait, confus, disant dans un sourire : « Ça va, mam’selle… Oh ! ça suffit !… » Une jeune femme lui enfilait une chemise propre, qui sentait l’eau de rivière. Il balbutia : « Merci… merci… la mienne allait… » Enfin, une dame mûre lui vidait ses poches : « Que voulez-vous garder, mon ami ? » Et elle montrait des miettes de tabac, un morceau de sucre noirci, un briquet cassé.

Il dit :

— J’ garde que mon gosse.

On se mit à rire. Mais du fond de son képi il tira une photographie un peu jaunie, où on voyait un moutard demi-nu, et il la montra à toutes ces dames.

— Voilà. Si on avait pas des « salés » on saurait pas s’ battre tellement bien !… Mais faut qu’ ces mioches-là, ils soyent heureux pus tard ; faut qu’ils puissent faire leur boulot, pis aller au cinéma sans s’ dire tout l’ temps : « Les Boches ils vont nous tomber su l’ poil… » C’est la dernière fois qu’ils y tombent, et… ils tomberont plutôt su l’ blair !

Et il conclut :

— Elle s’ra pas chère, c’t’ année, la peau d’ cochon.

Après quoi il conta des embuscades terribles, où il y avait plus d’obus que de « bon’ hommes », et des histoires de train attaqué par les fous… Et… et il se gâtait Gaspard ; il devenait blagueur, excessif : le Parisien dans ce qu’il a de pire ; presque déjà l’invalide pie-borgne qui, après s’être battu, bavarde jusqu’à la fin de ses jours. La dame mûre lui dit, un doigt sur son nez :

— Vous n’avez pas l’air malade… Je ne sais pas si vous allez avoir un lit…

Il s’arrêta net et la dévisagea avec inquiétude. Mais la jeune fille reprit :

— Prenez mon bras : on va vous en donner un tout de même.

Alors, il se leva, et s’appuya sur elle… religieusement. Elle avait le costume blanc de la Croix-Rouge. On suivit des couloirs blancs ; on arriva dans un dortoir où tout était blanc ; les murs, le médecin, les infirmières, les lits. Rien que d’y entrer était un repos ; on se sentait attendri, même avant d’être couché : la fièvre et la souffrance devaient être vite vaincues au milieu de femmes en robes si claires. — Puis, que les lits étaient tentants ! Neufs, nets, comme on les rêve. Par quels mots exprimer sa joie ?… Eh bien, Gaspard y réussit. Gaspard, de la rue de la Gaîté, sait résumer son âme en une syllabe, et il mérite de rester dans la mémoire des hommes, rien que pour la façon dont il s’installa dans son lit.

Il se laissa couler dans ses draps, ses draps doux et voluptueux pour sa chair dure et toute rompue. Il s’enfonça jusqu’au menton, frottant son poil à la toile blanche. Lentement, avec ses jambes, ses bras, il chercha tous les coins de mollesse et de fraîcheur de ce lit si bon, dans ce linge si propre. Il en prit possession largement, totalement. Il s’allongea, il s’étendit, il s’étira, il s’étala. Puis, quand il eut trouvé la vraie place, la plus commode à sa blessure, le corps bien aise, les membres mous, — heureux, béat, s’abandonnant, il renversa la tête sur son oreiller souple, et d’une voix toute émue, grosse de tendresse et de gratitude, d’une voix lente et profonde qui n’était que le soupir de son àme, il lâcha, ce brave — et simplement, candidement, purement, — le petit mot parfois si vaste du général Cambronne.

Comment dépeindre l’effet, le saisissement, puis la joie et le succès, la « conquête » du dortoir par ce vocable unique ? On se regarda d’abord ; mais un rire s’échappa du groupe des infirmières, et tout le monde s’approcha pour voir le « numéro ».

C’est que tout le monde, hommes et femmes, et les plus fines d’entre elles, d’emblée avait senti au vif ce qu’il y avait de fort, de beau, de drôle et de si prenant chez ce grand gaillard de Parisien, au mot brutal, au geste fruste, mais au cœur franc et clair comme un printemps dans l’Île-de-France.

Gaspard, pendant deux mois, devait être le roi de « l’hosteau ».