Arthème Fayard & Cie (p. 86-136).
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III


Le régiment traversait un pays de grande culture, sans arbres, — rien que des avoines et des blés, avec des croix de pierre au coin des champs, — le morceau le moins pauvre et le plus pieux de la Lorraine, campagne toute blonde, presque rousse, d’aspect rude au soleil, et d’horizon si rectiligne et d’une couleur si uniforme que, même sous la pleine lumière du matin, on avait l’impression d’une terre forte, fruste et mélancolique. — Une chienne noire suivait les soldats, chienne affectueuse et affamée, dont les mamelles pendaient. Le canon n’arrêtait plus de tonner, et la bête et les hommes avaient des yeux inquiets.

Au bout d’une heure, halte ; faisceaux ; casse-croûte. La 24me compagnie fut seule désignée pour continuer la marche et s’installer à deux kilomètres, aux avant-postes.

— Ça m’étonne pas, dit Moreau, toujours la fine 24me !

Gaspard faisait contre fortune bon cœur. Il se mit à chanter :

Ils m’ont éreinté mon violon,
Avec deux sous d’ pommes de terre frites…

Mais le capitaine Puche, dont le cheval dansait encore, ordonna le silence, parce que des uhlans étaient signalés. Il fit cela tranquillement, aussi tranquillement qu’il disait : « Allons… allons… ma petite Cocotte ! » Et il annonça encore, sur le même ton : « qu’on avait déjà fait des prisonniers, dont le moral était fort à plat, car ils n’avaient plus rien à se mettre sous la dent. »

— Enfin, ajouta-t-il, leurs obus n’éclatent pas. Allons… allons… ma petite Cocotte !

— Ah ben, on va rigoler ! dit Gaspard.

— Nous allons surveiller les abords d’un petit bois, reprit le capitaine. Des patrouilles allemandes doivent rôder par là. Il faudra avoir l’œil.

— Ça m’ connaît, dit Gaspard. Aux-z’Halles aussi il faut l’avoir !

Et comme il s’était presque offert, lorsqu’on atteignit la lisière du bois, c’est lui qui fut désigné comme première sentinelle, en compagnie de Burette. — Ils s’en allèrent joyeux, faisant manœuvrer avec vigueur la culasse de leurs fusils. Mais Pinceloup les regardait partir et il reniflait de crainte pour eux :

— Vont p’t’ êt’e s’ faire foute un mauvais coup…

Ils se placèrent dans les arbres, à deux pas d’une route qui sortait du bois, et coupait la plaine par son milieu.

— L’ premier qu’ j’aperçois, dit Gaspard, j’y fais son affaire, et je l’ questionne qu’après.

— On verra, dit Burette, il faut se méfier.

— Chut… écoute… j’ croyais entendre… C’est qu’ moi, j’ les raterai pas… Au tir d’ Châlons, vieux, j’étais un peu là, pour foute dans les silhouettes. Tais-toi, coute voir…

— C’est toi qui parles.

— Tais-toi donc, cré Bon Dieu !… V’là quèque chose qui marche.

— C’est un lapin.

— Ça se rapproche !

— Deux lapins.

— Fourneau ! Combien qu’ t’as d’ balles ?

— Quatre-vingt-dix.

— C’ qu’il est tourte, c’ mec-là ! Dans ton flingue, combien d’ balles ?

— Huit.

— Huit et huit : seize, ça colle ! L’ premier qu’on voit, seize balles… Chut !…ça doit être un cavalier… Poteau, moi j’ vise d’avance.

— Ne fais pas l’idiot.

— Oh ! dis donc !…

— Quoi ?

— Une femme !…

— Vrai ?… Appelle-la.

— Bouge pas… La vises-tu ?

— Elle est gentille ?

— Et comment !

— Seulement, c’est peut-être une Boche.

— Tourte au pot !… Hep, mamoiselle !

— Aimable personne… Enfant chaste et pure.

— Où qu’vous allez, mamoiselle !

Ils étaient sortis de leurs arbres, s’avançant sur la route, l’œil curieux, l’air galant, et ils avaient devant eux une jeune femme, peut-être une jeune fille, au visage doux et ingénu et tout surpris par cette rencontre. Elle fit :

— Des militaires !… Renseignez-moi, messieurs.

Ils répondirent ensemble :

— À votre service, mademoiselle : on est ici pour ça.

Alors, elle poussa d’abord un : « Ah ! » en tenant son cœur, et en souriant.

— N’en peux plus… trop couru…

Et ils regardaient tous deux, avec un sentiment de tendresse presque hardie, cette petite poitrine essoufflée, peut-être émue, qui devant eux palpitait, vivante et si troublante, car rien ne remue les hommes comme un sein de femme un peu inquiet. Il y a tant de charme dans une poitrine charmante, assez petite et bien prise. Les caresses que l’homme désire toujours, sont là, promises et presque offertes ; et il lui semble que la femme se confie, rien qu’en respirant devant lui. — Celle-ci, d’ailleurs, avait des yeux trop clairs, la bouche trop fraîche, les tempes trop blondes, pour qu’on ne crût pas tout de suite qu’elle devait être sensible aux paroles d’amour, avec un cœur prompt et souple, qu’on voyait battre sous son corsage.

Burette se frisait la moustache. Gaspard, moins gêné, avançait la tête en faisant des yeux ronds.

— D’où venez-vous comme ça, mademoiselle ? dit Burette.

— Et où qu’ vous allez surtout ? dit Gaspard. Restez avec nous : vous ferez not’ fricot. Pis… on causera… Ah ! sans blague, heureusement que j’ suis pas marié !

Elle se mit à rire, les yeux baissés. Elle était gentiment mise, avec une robe légère qui dégageait les bras et le cou, un cou si jeune, des bras charmants, d’une chair un peu rosée, comme seules en ont les blondes, par un matin de soleil.

Gaspard avait posé son fusil contre un arbre pour avoir les mains libres.

Elle dit, toujours souriante :

— J’étais avec ma mère là-bas ; elle, elle n’a pas peur ; elle prétend qu’elle les connaît, qu’elle les a vus en 70, mais moi, j’ai dit : « Merci, je ne reste pas ! » Ma mère est bien : elle loge chez le maire. On ne lui fera pas de mal. Et puis… elle est vieille…

Elle rebaissa les yeux.

— Oui… tandis qu’avec vous, fit Burette, ils auraient peut-être été trop galants…

— Qu’est-ce tu nous sors, reprit Gaspard, t’es pas marteau ! Une gentille tite fille comme ça pour des Boches ? Non mais, regardes-y, tu t’ mouches pas du pied.

— Il ne s’agit pas de moi ; mais eux…

— Eux, qu’ils y viennent, qu’ils mettent la patte dessus ! Des fois ! J’aimerais mieux donner des huîtres au chat de ma concierge.

La petite femme les regardait bien en face, amusée maintenant et enhardie par ce dialogue bizarre. Elle reprit :

— Enfin, messieurs… je vais tâcher de gagner Verdun… C’est par ici, n’est-ce pas ?… Vous, bonne chance… si vous vous battez.

— Mais… mais, fit Gaspard, vous allez tout même pas vous en aller sans nous embrasser !

— Messieurs, je suis pressée…

— C’est pas long d’ nous embrasser !

— Il faut que j’arrive avant la nuit : pour les sentinelles, je n’ai que le mot de jour… vous, vous aviez de bonnes figures : je n’ai rien dit : Mais si j’en vois avec de mauvaises têtes, je ne suis pas longue à crier : « Turenne ! »

Ils dirent en même temps :

— Turenne ? C’est pas Turenne aujourd’hui.

Elle fit, plissant le front ;

— Ce n’est pas Turenne ?

— C’est Marceau.

— Marceau ?…

Et elle les regardait dans le blanc des yeux. Est-ce qu’ils ne la trompaient pas ? Alors, Gaspard la saisit brusquement et lui mit un gros baiser maladroit sur la joue, répétant :

— Mais voui, c’est Marceau !

— À moi l’autre joue ! dit Burette.

Et lui la prit par la taille, d’une main indiscrète, qui monta jusqu’à la petite poitrine si bien moulée et si tentante.

Elle leur échappa en riant. Elle faisait : « Au revoir ». Et ils restèrent un peu benêts à se regarder l’un l’autre, les mains ouvertes, les yeux brillants, se redisant :

— Ah !… Elle est mignonne !…

— Si elle est mignonne !

— Sans blague, elle est mignonne !

On vint les relever. Ils n’étaient pas remis de leur émotion. Ils dirent à leurs successeurs : « Ayez l’œil, les poteaux : il passe ici des p’tites femmes bath !… Ah ! pis mon vieux, bien balancées ! … Des petits seins ronds qu’ ça fait plaisir ! »

Ils rentrèrent aux avant-postes, à la fois joyeux et pleins de regrets.

Là, rien à faire. Les hommes ronflaient dans un fossé. Ils s’endormirent aussi. Quand soudain le sergent les éveilla, les secouant aux épaules :

— Hé là !… Le capitaine vous demande.

— L’ piston ? Il nous rase… Qu’est-ce qu’il veut ?

— Il parait qu’il y a une histoire d’espionne ; une femme qu’on vient de pincer. Vous n’avez pas vu une femme, vous autres ?… Une femme gentille, à ce qu’on dit, qui cachait deux pigeons voyageurs dans sa poitrine. Et on ne remarquait rien. Elle avait l’air seulement d’une petite femme bien faite.

Le sergent parlait d’une voix nerveuse. Cette première histoire de la guerre lui excitait l’imagination, et les deux autres, qui se frottaient les yeux, l’écoutaient, stupides et effarés. Gaspard balbutia :

— Mais… comment qu’ c’est qu’elle était ?

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue. Vous, l’avez-vous vue ?

Ils se levèrent. Puis Gaspard, les mains aux poches, reprit, l’air naturel :

— Oh !… en v’là du raffut !.. Qu’est qu’ c’est encore que c’ boniment-là ?

— Ce n’est pas un boniment ! fit le sergent. Elle savait même le mot : « Marceau ». C’est terrible, au fond, de voir ça… Et quand on l’a arrêtée, elle a ouvert son corsage, puis allez donc : deux pigeons se sont envolés d’un coup !

Ils répétaient machinalement : « D’un coup ?… » et ils roulaient des yeux ronds.

— Ah ! tenez, vous m’agacez, fit le sergent, vous ne comprenez même pas ce qu’on vous explique. Repioncez. Je dirai au capitaine que vous êtes deux idiots !

Et il fila. Alors, eux se recouchèrent lentement dans le fossé, et quand ils furent nez à nez, l’un contre l’autre, Burette fit tout bas :

— Mais… dis donc, c’est effrayant, cette histoire-là.

Et Gaspard qui avait à la fois de la peur et du dégoût, reprit sur le même ton.

— C’t à vous faire tourner vot’ lait en eau de Javel… J’en suis comme deux ronds d’ flan… Pis l’autre frère qu’a même pas vu nos bobines !… Ah ! c’te veine, poteau, c’te veine qu’on a !… La guerre… ma vieille… ça m’a l’air d’un drôle ed’ fourbi arabe !

Il avait une moue de suprême dédain et il ajouta vexé :

— Et l’aut’!… Une femme mignonne comme ça… vous faire des tours de cochon !… Des pigeons, dis donc !… Des pigeons !… Et dire que c’te carne-là, elle était p’t-êt’e plate comme une punaise !

Seulement, il y a un Dieu, même sans doute celui des armées — qui veille sur Gaspard, et l’après-midi se termina sans que le capitaine demandât plus amples explications. Le soir, on eut d’autres soucis : la canonnade, toute proche, devenait angoissante.

Le gros du régiment avait rejoint les avant-postes ; on parlait d’une nouvelle marche précipitée ; il s’était livré une bataille ; un général demandait des troupes fraîches ; et l’imagination des hommes travaillait de nouveau, pour se figurer le combat avec ses dangers, son désordre et ses morts.

Tout à coup, alors qu’ils finissaient d’avaler hâtivement une mauvaise soupe confectionnée par Gaspard, ils en eurent comme une saisissante vision, car tout à coup, on vit surgir une poignée de chasseurs à cheval, qui sortaient de la fournaise et venaient de sabrer dans des uhlans. — Ils venaient, à deux cents, d’en massacrer quinze cents des autres, et ils restaient à trente, pas plus, mais ils étaient superbes à voir ! Leurs chevaux collés de sueur, tachés de poussière et de sang, les naseaux rouges, l’oreille au guet et la queue folle, cabrés, piaffant, hennissant, et les hommes sans képis, têtes au vent, tout tumultueux, jurant, soufflant, riant et faisant voir trois grandes montures qu’ils amenaient par la bride, au galop. Il n’y eut qu’une voix :

— Des ch’vaux d’uhlans ? Dis voir, c’en est ?

— Probabe, et garantis ! Y a pas d’erreur !

Les fantassins écarquillaient les yeux, bouche bée. Il se fit un silence. Puis Gaspard lança :

— Ah !… Les sales gueules qu’ils ont !

Comme c’était vrai ! Pas seulement par la faute des harnais et des selles. Non ; ils ne regardaient pas ; ils avaient l’air serviles ; ils n’entendaient rien au français : de vrais Teutons ; des chevaux boches, — haïssables.

Et cela, pourtant, ce n’était que l’avant-garde de la Guerre, les premiers éclaireurs qu’elle envoyait pour dire : « Attention ! Je suis là ». Bientôt le régiment allait la rencontrer elle-même : tragique et sanglante, elle s’en venait au-devant de lui.

Il faisait d’ailleurs une soirée orageuse, énervante, menaçante. Le soleil se cachait dans une mauvaise brume rousse. L’air bouchait les poitrines au lieu de les emplir, et le soir qui tombait avait quelque chose de pesant et de fatal. Les hommes ne parlaient pas, gorge angoissée, oreille tendue. Vers onze heures, par une nuit sans lune, déchirée de longs éclairs blêmes, qui donnaient aux visages une pâleur crue et brusque, le régiment se mit en marche silencieusement.

Était-ce l’approche du danger ? La tension des nerfs ? On entendait les souliers ferrés battre une cadence rapide ; et toute cette troupe d’ombres aux silhouettes cocasses, avec les fusils maigres et les sacs enflés, — toute cette troupe filait, trottait, dans un bruit d’armes, de souffles et de piétinements, qui était à la fois redoutable et effrayé.

Soudain, — brutalement, — l’horizon s’empourpra d’une lueur rouge, et une rumeur monta : « Ces cochons qui refoutent le feu ! » — Puis, cinq secondes après, sans l’avoir entendue, le régiment se trouva nez à nez avec une autre troupe, quelques milliers de soldats d’active, qui, en gémissant, s’en revenaient du feu. Dans quel état ! Ah ! cette fois, ce n’était plus la guerre de loin ! On la croisait, ou la frôlait, encore plus horrible dans la nuit, qui donnait de l’ampleur au drame et à la misère ; car ce qu’on rencontrait là, ce n’était plus une armée, mais un fouillis d’hommes blessés, fourbus, boitant, se traînant, dont on apercevait les linges tachés de sang autour des membres ou bien des fronts. Certains entassés sur des charrettes dont les roues criaient, et les chevaux hennissaient. Et les autres s’en venaient par tas, comme s’ils se soutenaient entre eux, puis ils s’empêtraient sur la route dans ce régiment intact, qui courait prendre leur place devant l’ennemi. Des bouches douloureuses geignaient : « C’est-il loin… qu’y a un patelin ?… »

Gaspard répondait :

— Vous arrivez ! Vous en faites pas !

Et il questionnait à son tour, par phrases hachées :

— D’où qu’ vous venez ? D’où qu’ vous êtes ?…Qui qui vous a éreintés comme ça ?

Les autres, fantômes dans l’ombre, criaient :

« On r’vient pas la moitié !… Vengez-nous, les gars !… On a pris la pilule. »

Moreau disait, découragé :

— Alors, on est foutus ?

— Idiot, reprenait Gaspard, t’as pas entendu l’ piston ! Leurs obus ils éclatent pas.

— Non, tiens, demande-leur.

Il criait à son tour :

— Eh ! les poteaux, leurs obus ils éclatent ?

On ne lui répondait plus. On entendait passer que des plaintes et toujours : « Un patelin… y a-t-il bientôt un patelin ? »

Romarin, le jeune coiffeur illuminé, répliquait, pressant le pas : « Nous les aurons !… Nous les aurons ! » Et le capitaine Puche, dont la jument s’effarait parmi ce remous de voix et cette mêlée de soldats, faisait toujours simplement : « Allons… allons, ma petite Cocotte… »

Ce qui commença de déprimer fortement les hommes, c’est que, de ces blessés, de cette troupe épuisée, décimée, et qui, pêle-mêle, battait en retraite, de ces premiers déchets sinistres des batailles, il en venait encore, et toujours, et les champs et les chemins en déversaient des flots nouveaux sur la route. Alors, il y eut comme un aplatissement des âmes, gonflées et tendues. Chacun se mit à étouffer sous le sac, à traîner des pieds pesants et meurtris. Plus d’arrêt ; plus de repos ; rien à se mettre sous la dent qu’un morceau de boule noircie dans la musette. Dans la nuit, certains chuchotèrent que, tout de même, « c’était malheureux d’être nourris comme ça ! » Le sergent, que la fatigue aigrissait, répliqua :

— C’est surtout malheureux des réflexions si bêtes !

Aussi, librement, pendant une pause, c’est Gaspard que les mécontents prirent à partie, faisant chorus cette fois avec Pinceloup. Dans l’ombre propice, d’homme à homme, ils convinrent tout bas que « c’t’ animal bestiau-là les abreuvait : rien de plus. » Les chuchotements montèrent. On entendit distinctement : « C’est d’ la cuistance ed sale gargote ! » Personne ne répliqua. Une autre voix de lancer : « On peut pas marcher. On a la panse pleine d’eau, comme des pompes d’incendie. » Silence. Une mâchoire mastiquait.

— Qui c’est qui bouffe, là-nedans ?

— Moi, Courbecave. J’ finis ma boule. C’est bien plusse bon.

Gaspard, très digne, ne bronchait pas ; mais il était amer, comprenant qu’après cette manifestation nocturne et dérobée, — la seule que les plus audacieux poilus aient le courage de faire contre leur cuistot — il n’aurait jamais le cœur, lui, le jour revenu, de faire bouillir de l’eau et d’éplucher des oignons. La moitié de son pouvoir, subitement, s’écroulait.

Trop las ou trop fier pour avouer son dépit devant tous, il se confia seulement à Burette, pour qui il se sentait une amitié canine. Burette, c’était le copain « qui sait causer, qu’a de l’estruction, et qui l’ fait pas à la pose. » Gaspard, quand il songeait à son affection pour Burette, pensait un peu des autres, ses semblables, même de Moreau : « Ceux-là à côté, crotte de bique ! » Il n’eut donc pas honte de dire à Burette, d’une voix lente, avec un dédain réfléchi :

— Tout ça, c’est des dégoûtants !… Et moi qui m’ai crevé pour eux. Les bêtes brutes ! Jusqu’à hier, pour bouffer, ils m’ passaient d’ la pommade, à croire qu’ils étaient dans la parfumerie. Maintenant, comme ça sent l’ brûlé, et qu’ s’agit pus d’avaler des pruneaux mais d’en r’cevoir, ils m’ tombent su l’ poil ! J’ te dis… des dégoûtants ! Aussi, t’occupe pas : s’ils ont pus qu’ moi pour leur croustaille, c’est pas ça qu’engraissera leurs tripes… Tiens, on fout le camp : ça m’ plaît. On va s’ battre : ça m’ dit. Il va en clamecer la moitié : j’ rigole !

C’est Burette qui se mit à rire.

— Tu feras la cuisine pour nous deux. Je te prends comme chef ; seulement, distingue-toi ! J’ai envie, aujourd’hui, d’un vol-au-vent avec un vin de Bordeaux.

— Oh ! ça va, quoi, charge pas !

— Un bon petit vin qui ravigote.

— C’est vrai, si encore on s’ baladerait, mains dans les poches, avec son flingue, comme à la chasse, mais tout c’ bazar… d’ quoi qu’on a l’air ?… Qu’est-ce qu’on est ?… Des hommes prostitués, des moins que rien, d’ la viande à tuer !… et y a trois mois on a élu des députés !

Le jour se levait ; l’horizon devenait gris ; les hommes, entre eux, commençaient à distinguer leurs visages livides. Et soudain, la campagne s’éclairant, le régiment s’aperçut qu’il n’était plus seul dans cette marche en avant. À travers champs, et sur des routes parallèles, marquées dans le paysage par leurs files d’arbres droites, d’autres troupes avançaient, dont les colonnes, de loin, semblaient minuscules, mais qui, grossissant, se rapprochaient, et à qui l’on se mêlait, dans un flot de poussière, au premier carrefour. — Avec l’aube, plus de blessés. Le soleil montait, face aux hommes. On marchait vers l’Est, droit sur lui, et il semblait que la nuit, derrière s’enfuyait, poussant avec précipitation devant elle les horribles convois des malheureux de la veille. On était dégagé. On respirait. On se sentait troupe neuve et forte. On s’en allait vers le Destin, et il paraissait devoir être la victoire plutôt que le massacre.

Pourtant, le cœur des plus braves fut remis à l’épreuve tout de suite, car le régiment déboucha dans un vaste champ défriché, pris entre deux bois, où deux cents des nôtres, trois jours avant, s’étaient fait surprendre et tuer jusqu’au dernier, par une division de uhlans éclaireurs, tombés là en trombe, avec lances et revolvers. Les Français avaient bien tenté de se défendre, de se retrancher, de se blottir, pour faire feu derrière les sillons, où l’on voyait encore l’empreinte d’une lutte épouvantable, qui avait bouleversé la terre. Des creux faits par des pieds obstinés qui s’enfoncent et refusent de lâcher, des traces de coudes et de mains, de griffes d’hommes qui se ramassent, s’accrochent et s’agrippent, et qui, pelotonnés dans un dernier trou, tirent ainsi leur dernière balle en poussant leur dernier soupir. Ce champ retourné, meurtri par des épaules et des genoux en détresse, c’était l’image vivante et poignante de deux cents hommes devenus cadavres, qui, les premiers, s’étaient acharnés à défendre, motte par motte, la terre française. Mais il ne restait plus que le moule de leurs efforts, le dessin effrayant de leur expression dernière ; eux, ils avaient disparu, enfouis dans leur dernier sillon, boursouflant la terre fraîche de leurs deux cents corps tassés, pour encombrer le moins possible les vivants.

Devant cette levée du sol, brusquement le régiment sentit le grand drame de la guerre. Il y eut comme un sursaut gigantesque dans cette file de deux milliers d’hommes, et la colonne fit un détour brusque, respectueuse et effrayée devant cette vaste tombe anonyme, qu’aucun pied n’aurait pu fouler.

Le canon semblait tout proche : terre et ciel tremblaient. Au sortir d’un bois, traversé péniblement après le champ des deux cents morts, les fantassins se trouvèrent nez à nez avec une ligne de 75 mis en batterie. Ils ne tiraient pas encore ; ils attendaient ; ils guettaient. Gaspard dit : « C’te fois, v’là la bataille. » Le capitaine Puche, qui consultait sa carte, répondit tranquillement en arrêtant sa compagnie :

— Oui, ça y est.

On repartit pourtant. On avança de quelques centaines de mètres pour ne point gêner les artilleurs. Mais on se tassa bientôt derrière un groupe de meules, des meules géantes comme des donjons de château.

— Nous n’avons plus, dit le capitaine, qu’à attendre… et qu’à regarder.

Il souriait. Ses petits yeux ronds et bourgeois luisaient de curiosité. Avec l’aide de deux hommes, il se hissa sur une meule inachevée, s’y assit à la turque, déploya sa carte, mit sa jumelle au point, et poussa un soupir de satisfaction, comme un homme qui va voir enfin ce qu’il attend depuis des années. — Du haut de son poste d’observation, il fit ranger ses hommes, permit qu’on posât les sacs et ordonna de commencer la soupe.

Tous les yeux se tournèrent vers Courbecave, le mangeur de boule. Gaspard se détourna en sifflotant.

Courbecave était un petit maçon de Versailles, peu loquace, consciencieux, attentif, qui, dès la première minute, avait senti la faiblesse culinaire de son prédécesseur, mais qui, secrètement, convoitait cette fonction à la fois honorable et périlleuse. L’amour-propre le tenait. Sans phrases, il avait confié à deux ou trois :

Moi, j’sais faire les frites… des belles frites… Moi, quand c’est qu’ j’ai un morceau d’ viande, j’ le mijote, j’ le cochonne pas.

Il n’avait que de la viande, pas de patates. Il fit la soupe, en vidant dans la marmite son fond de musette ; quelques carottes, des navets, trois oignons qui s’étaient collés à du chocolat fondu. Un camarade, en retournant une poche, trouva deux pommes de terre écrasées qu’il ajouta, et Courbecave se tira de cette infortune en taillant par-dessus son bœuf, dans l’eau qui bouillait, deux à trois livres de boule.

— J’ vas vous fabriquer une panade au jus d’ viande, m’en direz des nouvelles.

D’avance, au nez de Gaspard qui paraissait dormir, on l’accabla de louanges :

— Ah ! ça, c’est cuisiné ! Ça, ça calera les joues !

Le plus courtisan de ces courtisans proposa même :

— Faut faire goûter au capiston…

On l’appela. Il dit du haut de sa meule :

— C’est un régal rien qu’à la vue ! Mais gare ! Si les Boches voient ça dans leurs lorgnettes…

On rit. Le petit cuisinier dressait la tête, pâle d’orgueil. Et on n’avait pas encore peur, quoiqu’on entendît les obus se rapprocher. — Le capitaine Puche, lui, les distinguait sur son observatoire, première vision du feu avant de le subir. Mais il ne s’en montrait pas plus étonné que du reste, et il était drôle, juché sur la paille, avec sa figure ronde et calme, son nez plat sans curiosité, ses yeux petits qui ignoraient l’éblouissement, sa bouche régulière d’où ne devait jamais sortir un seul cri affolé. Il apercevait là-bas, à un kilomètre, les grosses fumées blanches des obus allemands, et il avait du sérieux, non le sérieux ému d’un homme qui se livre à un destin nouveau, mais le sérieux correct d’un chef loyal qui a promis de bien faire le travail annoncé. Il dit d’une voix paisible, pour n’effrayer personne :

— Qu’on se dépêche, si on veut manger, avant de se battre.

Car d’une minute à l’autre on pouvait recevoir un ordre. L’ennemi élargissait son tir, et Puche voyait dans sa jumelle des régiments français qui s’avançaient déjà sous le feu.

Lui, avec sa compagnie, devait attendre qu’on demandât du renfort.

Sac au dos, fusil entre les jambes, les hommes étaient assis derrière sa meule, le long d’un talus de route, et devant eux qui s’étaient alignés comme pour le voir, le petit maçon, seul de l’autre côté du chemin, préparait la soupe, qu’il remuait avec un bout de bois vert.

Il était touchant dans son application. Il mettait toute son âme à bien soigner ce manger, dont les copains regardaient avidement la vapeur. Car ces soldats, prêts à se battre, ne pensaient pas surtout : « Est-ce qu’on ne va pas mourir ?… » Ils se disaient d’abord ; « Est-ce qu’on aura le temps d’avaler quelque chose ? » Et on lui criait : « Ça biche ? » Et il répondait : « Ça colle ; ça commence à s’ tenir ! »

Maçon, n’est-ce pas, il aimait que ce fût gâché serré, nourrissant, profitant. On pouvait l’admirer.

Mais, pendant qu’on l’admirait… avec toute la force de l’égoïsme humain, il arriva que cette poignée de Français, même avant d’y avoir pensé, reçut le baptême du feu de la façon la plus soudaine et la plus horrible. Gaspard venait de s’éveiller. Il disait dans un grognement : « Va-t-on bientôt les faire valser, les Boches ? » Tout à coup, le ciel fut déchiré par un de ces sifflements que plusieurs générations garderont toute la vie dans l’oreille : un obus arrivait, le premier de tous. Un obus tomba, tonna, flamba, éclata… écrabouilla le petit cuistot.

La compagnie resta figée de peur et d’horreur.

Certains s’étaient aplatis, et ils demeuraient là, le dos rond sous leur sac, cachant leur figure dans l’herbe du fossé. — Puis, ils levèrent le nez ; ils regardaient la fumée de l’engin qui se dissipait lentement ; et leurs yeux terrifiés n’aperçurent plus que des lambeaux de chair, à la place de celui qui veillait sur la marmite. — C’était si affreux que Gaspard trembla.

Puis… comme cet obus n’était pas suivi d’un second, comme le silence était revenu (un merle sifflait), que la faim n’était pas partie, et que la soupe, par miracle intacte, fumait toujours, — le capitaine, d’une voix sourde, donna l’ordre de la prendre et de la porter cent mètres plus loin.

On trouva dedans trois morceaux de ferraille et un bouton qu’on se montra en hochant la tête. Soudain, Gaspard, qui avait les yeux humides, retira avec sa cuiller un cordonnet noir où pendait une médaille d’identité. On lut dessus : Courbecave, 1905. Pauvre diable, si fier de sa popote, il avait en mourant signé sa première et dernière soupe.

Puche, à ce moment, était descendu de sa meule. Il s’en venait vers ses hommes d’un petit pas de promenade, en se dandinant. Gaspard fit avec une mauvaise moue, — car il avait le cœur gonflé de colère :

— Mon capitaine, pourquoi qu’on nous a dit qu’leurs sales trucs ils éclatent pas ?… Pourquoi qu’on nous l’a dit ?

— Gaspard, dit le capitaine, ce n’est plus l’heure de demander quoi ni qu’est-ce. (Un nouvel obus sifflait, qui éclata effroyablement à cinquante mètres.) Nous n’avons même pas le temps de manger. Renverse la marmite.

— Renverser la mar…

— Oui, renverse.

Si Puche prononçait ce mot grave, c’est qu’il avait pris un parti irrévocable. Gaspard n’hésita qu’une seconde, puis il renversa, mais il prit le morceau de bœuf brûlant, fumant, et il le mit dans sa musette.

— Aux faisceaux, mes amis, dit le capitaine Puche, quatre par quatre, et en ordre.

Les hommes obéirent. Silence profond. Lui était toujours fort calme : Avec l’ongle de son index il grattait une petite tache sur sa manche.

— Par quatre, répéta-t-il, bien alignés.

Pinceloup grogna :

— On va tous être tués ici. Pourquoi qu’on reste ici ?

Gaspard lança, méprisant :

— Pleure pas, va, t’la r’verras ta mère !

— Allons… dit Puche, bien alignés.

Un frisson courut sur la chair des plus braves, et en même temps une petite poussée de révolte leur ébranlait le cœur. Dans un pareil moment, — (un obus venait d’éclater à vingt-cinq mètres, terrible), — s’attacher encore à des niaiseries.

— Fixe !… Repos !… Fixe !

Les hommes s’exécutaient, scandalisés. D’une voix très sûre, il continua :

— Arme sur l’épaule… droite !

Et il recommença trois fois de suite.

Gaspard, même, ne comprenait plus. Il se sentait du dégoût. Et Burette, pris d’une sorte de terreur religieuse, regardait le ciel si bleu, qui lui paraissait plus immense encore que d’habitude. Son cœur battait à coups répétés et il n’avait plus la sensation nette de son corps. Il vivait le commencement d’un curieux cauchemar. Il écoutait venir les obus. Il se disait : « Va-t-on mourir ? Oui ? Non ? » Avec les camarades il baissait la tête, puis la voix grave et calme du capitaine recommençait :

— Présentez… armes !

Alors il faisait des mouvements secs. Et soudain, dans un silence de mort, où tous les hommes attendaient immobiles et raidis, — entre deux obus il entendit un frelon passer.

— Attention, dit Puche, nous allons partir. Nous avons un kilomètre et demi à faire sous le feu…

Le fracas d’un obus lui couvrit la parole, il reprit :

— Le feu n’est pas violent… D’ailleurs, nous sommes à la guerre… il n’y a pas de quoi s’étonner… Par quatre et par sections…

Il sortit son sifflet, du bras fit un signe qui voulait dire : « En avant ! » et les yeux sur sa carte, il prit la tête de sa troupe, qu’il engagea tout de suite dans un champ découvert.

Moreau remarqua :

— On est bons comme la romaine…

Gaspard répliqua :

— Même pas le temps de bourrer une pipe !

Moreau reprit :

— Où qu’est not’artillerie ? Elle s’fout de nous ?

— Alors, on s’fout d’elle ! dit Gaspard.

Le capitaine siffla, baissant vivement la main : les hommes s’aplatirent. Un obus passait, d’un sifflement pressé. Un morceau de champ sauta.

— Mal visé, dit Gaspard, trop à gauche !

Il ricanait. Et nerveusement tous les autres, chez qui ce premier contact avec le feu provoquait une énorme transpiration, se mirent aussi à ricaner. Ils transpiraient si fort que la sueur leur coulait dans les yeux et leur brouillait la vue. Alors, allongés par terre, épaule contre épaule, ils se regardaient, disant :

— Fait tiède, hein !… Ah ! c’te vie !

Mais aux Parisiens, l’angoisse ne figeait pas les idées. Leur cervelle grouillait au tonnerre des obus comme dans le grand tintamarre de Paris ; et Gaspard remarquait : « Qué chahut ! C’est comme la Foire du Trône ! »

On se couchait, on se relevait sur un geste du capitaine qui, lui, restait toujours debout, carte et jumelle en mains, tenant sa compagnie, la soutenant, la maintenant, la contenant, pas pressé, pas ému, pas tragique, mais superbe dans son acceptation paisible d’une réalité qui devenait effrayante. La ferraille en effet semblait tomber plus drue, resserrant son cercle sur cette poignée d’hommes, dont Gaspard faisait rebondir les courages par un mot :

— Nous-z’aura !… Z’aura pas !… Ah, les tourtes !… Les sales gourdes ! Faire qu’ ça d’puis quarante ans, et v’là comment qu’ ça tire !

On approuvait ; il y avait des rires ; et la joie de ne pas être touchés redressait les hommes d’un coup.

Le plus curieux, — et ils n’y songeaient pas encore, — c’était de ne pas voir d’Allemands. Voyait-on d’ailleurs les Français ? Ce n’était pas la bataille serrée, où les troupes s’entremêlent. Ce devait être un immense combat avec des régiments étalés sur plusieurs kilomètres, en face d’un ennemi lointain, qui « canardait » par-dessus des collines et des bois.

Mais l’homme est étrangement souple. Aux pires aventures il s’habitue et s’accommode, avec une prestesse qui d’abord déroute et qui, en fin de compte, est admirable. Et sous ce feu mystérieux, qui par bonheur n’avait encore atteint personne, Gaspard eut ce mot de philosophie :

— Dans c’ métier-là, faut rien chercher à comprendre !

Il fallait plutôt chercher à manger, car c’était terrible cela, d’avoir renversé la soupe. Rien, rien pour le bec et depuis la veille, et on avait marché toute la nuit. Les hommes sentaient leur estomac descendre et s’évanouir en eux ; ils avaient le cœur dans le ventre, les jambes qui flageolaient, une rigole de sueur entre les omoplates. Aussi, après un quart d’heure, comme tout le monde était vivant et que les obus tombaient à intervalles plus espacés, — accoutumés déjà, rassurés aussi, affamés surtout, ils ne pensaient plus tant au feu qu’à dévorer quelque chose, quoi que ce fût, qui leur donnât des nerfs et raffermît leurs membres. On entendait :

— Gaspard… passe voir ton bœuf. Quoi, sans blague, on la crève !

Il répliquait, rageur :

— L’est pas coupé… Fous-nous la paix… On l’ bouffera c’ soir.

C’était vrai, ça. Que répondre ?… Et puis… juste à ce moment, ils crurent trouver le bonheur.

Après le champ de betteraves, ils venaient d’entrer dans des blés, des blés superbes qui leur venaient aux épaules, de vrais blés de frontière pour faire crever d’envie les Allemands voisins. Parmi cette récolte trop poussée, restée debout, si belle et si riche, quelques obus encore s’effondraient, stupides, et il y avait des éclaboussements d’épis qui faisaient de l’or parmi la fumée.

Toutes les minutes, le capitaine continuait de siffler pour que ses hommes disparaissent, baissent la tête, bombent le dos, se couchent et se cachent.

Eh bien non, c’était fini. Tout ça, de la blague ! Eux maintenant, ils mangeaient ! Mais oui ! Ils prenaient les gerbes à pleins bras, comme on embrasse quelqu’un d’aimé, et leurs mains avides en arrachaient les grains, dont ils se bourraient la bouche, sans prendre le temps de les ébarber. Mâcher du blé cru, par une journée torride, quand on a son bidon sec, quel supplice nouveau ! Leur faim n’était que plus énervée. La soif les dévora, les enfiévra, les égara.

Le champ de blé magnifique finissait brusquement, et dans un dernier bond ils découvrirent la plaine et un village. Plaine immense, village en feu, toute la bataille avec des masses d’infanterie, des éclatements de mitraille et, en face, la rangée des feux de l’ennemi qui faisaient des éclairs dans un bois. Pendant une minute, l’horreur de la guerre saisit de nouveau les âmes.

Mais… d’une levée de terre un lapin s’échappa, et il courait, bondissant de droite, bondissant de gauche. Les yeux le suivaient ; les bouches s’ouvrirent ; il y eut un remous dans chaque file ; la bataille devenait chasse, on allait s’élancer. Soudain, dans un boqueteau, le petit derrière blanc disparut. Alors, Gaspard essuya de son doigt la sueur de son front, puis il dit à Burette d’une voix douloureuse :

— Du lapin !… Ah, petit !… Un lapin… dans sa sauce !

Burette reprit :

— J’ai ma réserve de sucre… En veux-tu ?

— Passe toujours. Mais du sucre, ça va nous poisser. Pas une goutte ! Tiens, ça m’ plaît la guerre !

— Regarde, dit Burette, regarde devant nous…

Il montrait la plaine, une de ces plaines comme aimait en peindre Van der Meulen, avec un village tel qu’on en voit dans le coin de ses tableaux. Seulement le village grillait, n’était plus qu’un brasier énorme, avec une flamme plus haute où se consumait le clocher. Et dans la plaine les obus allemands arrivaient ainsi qu’une marée, avançant, balayant, couvrant le pays, tandis que par bonds, en tirailleurs, des régiments entiers descendaient au-devant, de cette mitraille, souples, agiles, s’aplatissant, ressurgissant, animant tout ce coin de paysage, où le beau temps triomphait, des taches diaboliques de leurs pantalons rouges.

Ah ! ce beau temps, qu’il était beau !

Maintenant, grâce à lui, on distinguait les combattants. Maintenant, l’immense bataille était là tout entière visible, terrible sous le ciel serein, qui répandait sur elle toutes les joies inconscientes de sa clarté superbe. On eût dit vraiment que cette province lorraine voulait se montrer dans sa splendeur pour exciter les troupes : « Suis-je assez belle ? Ah ! sauvez-moi ! » Et c’était une journée d’été si rare, si puissante, si infinie, qu’il semblait que Dieu fût quelque part, tout près, dans le paysage.

Burette dit, bien ému, tirant la capote de Gaspard :

— Gaspard, restons ensemble ; ne nous quittons plus… à aucun prix !

Il répondit :

— Poteau, ça va ; mais y a mon bœuf qui m’ brûle la fesse.

— Gaspard, ce n’est pas le moment de rigoler.

— Oh ! on est d’ Pantruche ; on n’est pas d’ Pin-la-Garenne.

— Gaspard, il est trois heures : dans un quart d’heure nous serons peut-être morts.

— Moi, ça fait vingt minutes : ma toquante retarde.

Et il était ému aussi. Mais c’était plus fort que lui : il aurait trouvé lâche de le faire voir.

Le feu devenait épouvantable : des groupes d’hommes disparaissaient dans la fumée ; il y avait comme des éruptions de mottes et de pierres. Quelqu’un cria : il avait son compte. Deux autres, dix autres ; une dégringolade de soldats. Et certains, frappés à la tête, frappés au cœur, s’écroulaient en courant et s’écrasaient la face, comme si la mort, les empoignant aux épaules, les jetait à terre.

Égaré, Gaspard hurla :

— Sans blague ! Est-ce qu’ils nous prennent pour des quilles ?

Les rangs de la compagnie étaient rompus. Malgré son calme toujours splendide, le capitaine, dans ce vacarme effrayant et déraisonnable, ne réussissait plus à se faire entendre. Gaspard hésita. Pousser en avant ? Secourir les copains ?… Tant pis ! Il cria : « Burette, par ici ! » et il courut vers un pauvre gars qui l’appelait de tous ses poumons :

— Gaspard !… Gaspard ! toi qui sais y faire… sauve-moi !… Oh ! j’ souffre, Gaspard !

Il lui ouvrit sa capote :

— Où qu’ t’en as ?

— J’sais pas… À la jambe, oui, c’t à la jambe.

— Ben, te bile pas, mon gars : la jambe c’est rien ; on va t’arranger ça.

— As-tu à boire, Gaspard ?

— Mon pauv’ gars, j’ai un bidon sec comme les seins d’ ma belle-mère.

Mais Gaspard fouilla dans sa musette : il sortit d’abord te morceau de bœuf brûlant ; il le posa sur le blessé.

— Tiens voir ça une minute, et lâche-le pas… Burette, passe-z-y du sucre. Tu vois, Burette il a du sucre : c’t un bon copain… Et pis, v’là mon pansement. Y a d’ssus : « Pour la viande à Gaspard ! » Pleure pas… quoi, tu vas pas pleurer ; z’ont des jumelles, les cochons, ils t’ verraient.

Ils le virent à coup sûr, car Gaspard et Burette ne l’avaient pas quitté qu’un obus l’ouvrait en deux, horriblement. Ils ne le surent pas. Gaspard regardait devant lui, grondant tout seul : « C’t’ artillerie, c’te saleté d’artillerie, qui nous soutient même pas ! » Ses idées s’égaraient… Décidément, il ne comprenait rien à cette bataille cruelle, où on ne voyait toujours aucun ennemi, et où son régiment fondait sous un feu d’enfer. Pourquoi tout cela ? Qu’est-ce qu’on cherchait ? Mais alors, pour exprimer son dépit, il trouvait des mots comiques au milieu de ces horribles choses.

Suivi de Burette, il rattrapa Moreau :

— Entends-tu ces pieds-là, avec leurs sales moulins à café !

En effet, des mitrailleuses cachées on ne savait où, envoyaient une telle grêle de balles que l’air en semblait épaissi, et la mort, invisible, bourdonnait aux oreilles de ces hommes affolés, essoufflés, inutiles dans cette lutte affreusement inégale contre de l’artillerie prussienne. Gaspard s’en rendit compte. Il s’arrêta derrière une meule (sa musette le brûlait) et il dit à Burette :

— C’est l’abattoir ! Y a pus qu’à nous marquer avec el’ tampon à l’encre !

Il s’assit, découragé, laissant pendre les bras. Soudain, il sentit quelque chose de tiède sur sa main.

— Ah ! dis donc !…

C’était la chienne qui le léchait, la chienne noire aux mamelles pendantes, celle qui avait suivi le régiment, qu’il avait nourrie, qui s’était perdue, et qui se retrouvait en pleine bataille.

— Te v’là ma fille ? Comment, c’est toi ?

Il l’embrassa de toutes ses forces, et il retrouva du courage dans un besoin puéril mais touchant de se faire valoir aux yeux de cette bête. Elle le léchait si tendrement… Il la prit contre lui et il dit :

— Tu viens t’ battre ? Tu veux bouffer du Boche ? Ben tu vas êt’e servie, pasque ça, tu peux l’ voir, on a d’jà fait quèque chose comme boulot ! On a marché, va, t’en fais pas, tu peux d’mander à Burette. Burette c’t un copain. Et on va leur chauffer c’ village-là, tu vois c’ village-là où qu’on va êt’e dans pas longtemps. Allez, Burette, debout, on r’part !

En s’appuyant sur les mains pour se lever, il mit les doigts dans une mare de sang :

— Oh ! Si c’est pas malheureux !…

La chienne aboyait ; et il n’acheva pas sa phrase, interrompu par un claquement sec, effrayant, tout proche. Il sauta, regardant Burette qui le regardait aussi. Puis ce dernier s’écria :

— Mais… mais c’est les nôtres, Gaspard ! Cette fois c’est nous !

Il reprit les yeux luisants :

— Quoi ! C’est nos artiflots ?

— Bien sûr ! Écoute.

Une pétarade précipitée partait derrière eux, et c’était net, bref, dru, comme une froide vengeance. Ah ! il se mit à en bredouiller d’émotion :

— L’ soixan… l’ soixante-quinze ! Petit ! Ah dis, petit ! Ferdinand !… Ferdinand ! Il repartit au galop, mais son bœuf continuait à lui brûler horriblement le côté. Moreau dit :

— Plaque-le donc !

Il répondit :

— D’ la belle viande comme ça !… S’pèce d’huître ! J’aimerais mieux qu’un cochon soit mon parrain !

Et il faisait, et il leur faisait faire des bonds de cent mètres en pleine avoine.

Hélas ! Il se produisit tout à coup ce que les hommes ne s’expliquent jamais dans une bataille, où tant de forces sont mêlées, et où chacun ne voit que l’action si mince du petit groupe dans lequel il se bat. Un arrêt, puis un recul ; une bousculade, une panique ; et le cœur des plus forts se trouble et s’effare, et on est entraîné, emporté comme par un flot qui monte : c’est la « fuite » ! D’où vient-elle ? De qui ? Quel est le danger ? On ne sait. On voit des faces affolées : on s’affole ; des bouches crient : on crie ; des hommes se sauvent : on se sauve. Mais… quand on est un « Parigot » de la rue de la Gaîté, on ne tarde pas quand même à retrouver ses esprits. L’énorme bon sens dont on est pétri ressurgit plus mâle que la déroute, et c’est ainsi que parmi la débandade on vit Gaspard s’arrêter net, et crier d’une voix de tonnerre :

— Où qu’ils vont ? Où qu’ils s’ débinent ?… Tas d’abrutis ! Mais qu’est-ce qu’ils ont ?…

L’éclatement formidable d’un obus le jeta par terre. Il disparut dans une nuée noire. Burette sentit son cœur faire un bond. Il appela :

— Gaspard !… Gaspard !…

Une voix répondit :

— Ça colle, poteau. Rien pour c’te fois !

Et il sauta de nouveau au nez des fuyards, excitant sa chienne, qui hurlait désespérément.

— Bouffe-leur les pattes. Et aie pas peur ! C’est pas des hommes, c’est des poules d’eau ! L’ Général — où qu’est l’ Général ? — eh, Général, faut leur donner des médailles avec un lièvre dessus !

Mais il n’y avait plus ni officiers, ni sergents.

— En avant ! En avant ! cria Gaspard. On rentre pas comme ça chez soi ! C’est pas fini ! J’ai pas tué d’ Boches !

Et alors, à sa suite, dans un brouhaha, cinquante hommes s’élancèrent.

— Coûtez voir l’ soixante-quinze !… J’ vous dis qu’on les fait sauter comme des crapauds dans d’ la friture !

Par malheur, ils sautaient eux-mêmes… Les obus s’abattaient de droite, de gauche, de face. Les uns après les autres, les hommes tombaient. Ceux qui restaient intacts gagnèrent une route : les obus les suivirent. Ils étaient criblés de projectiles : sacs troués, gamelles crevées, — l’air en feu, la terre tremblant et s’ouvrant sous leurs pieds. Enfin, Gaspard et Burette ensemble, reçurent leur affaire : le même obus.

Burette, au lieu de tomber, se raidit. Il annonça : « Touché ! » comme on fait à l’escrime, et Gaspard répondit d’une voix furieuse :

— Moi itou ! Cré cochons !

La douleur le fit pâlir et presque maigrir sur place. Il chancela, mais sa volonté le redressa et il dit encore :

— J’en ai… voui, j’en ai, mais les morceaux sont bons.

Il tenait sa fesse. Atteint à la fesse ! Cette idée le désespéra tout de suite. À la fesse !… Il en cracha de dégoût. Et comme, sous une nouvelle pluie de mitraille, Burette criait : « À plat ventre, Gaspard, à plat ventre ! », il reprit : « Fous-moi la paix. J’en veux par devant, na ! »

Il n’en eut pas. Il continua de marcher, mais lorsque, avec peine, au sifflement d’un obus, il recommença de s’aplatir, ses yeux cherchèrent Burette et ne le trouvèrent plus. L’avoine était haute. Burette pouvait être invisible. Il appela :

— Eh ! poteau ?… T’es-t-il là, Burette ?

Pas de réponse. Il dressa la tête ; il se mit sur les genoux ; il se releva.

— Burette !… Ben voyons, l’ camarade ed combat !

Il achevait sa phrase : une balle traversa le dessus de son képi, lui ébranlant la tête. Il fit :

— Ah, la rosse !… Heureusement qu’ ma mère ell’ m’a pas fait plus grand !

Et il revint sur ses pas pour chercher Burette. Il le trouva quinze mètres en arrière, à genoux, immobile, en arrêt, bouche ouverte, les yeux fixes. Gaspard lui tapa l’épaule. Burette s’écroula.

— Bon Dieu ! fit Gaspard.

La chanson des balles, fine et perfide, lui étourdissait les oreilles. Il se pencha sur son ami.

— Ben, qu’est-ce t’as ? dit Gaspard avec un rire nerveux.

— Ah !… Ah ! soupira Burette.

— T’en as r’çu d’aut’? Où ça ?

— Ah !… refit Burette. Là…

Il montrait son ventre et il se roulait par terre comme un homme que ses forces abandonnent.

— Les sales brutes ! dit Gaspard.

Il le déboutonna, ouvrit la chemise, et d’un ton qu’il s’efforçait de rendre guilleret :

— Mais t’as rien, mon poteau, c’est rien, c’est une tite fente de rien.

— Je suis foutu, balbutia simplement Burette.

— T’es pas marteau… Allonge-toi là… Tu me r’connais bien… j’ suis Gaspard, j’ te quitte pas ; on va s’arranger tous les deux, quoi, on est copains, des bons copains.

— Je suis foutu…

— Allons, nous tape pas su l’ système !

Un obus toucha terre à trois mètres d’eux . Gaspard dit :

— L’ plus cochon, c’est qu’ils s’arrêteront pas ! Poteau, peux-tu marcher ?

— Oh ! non… non !

— Si j’ te tiens ?

— J’aime mieux mourir là… Oh !… Oh !… Oui… Tu diras à ma petite femme…

— As-tu fini ! Tu t’ vois pas ; t’as une mine à vivre cent ans !… Quoi… t’as r’çu du plomb… Ben, voui, t’as r’çu du plomb… Pis après, on t’ l’enlèvera ton plomb.

Nouvel obus. Gaspard s’aplatit sur Burette, le couvrant de son corps.

— J’ai pas b’soin qu’ t’en reçoives d’aut’… Alors, coute un peu : faut décamper, y a pas. L’ village, maintenant, c’est pus pour nous. Nous, on est amochés. Tu vas m’ prendre par el cou, avec tes deux bras…

— Non !… Oh non ! Gaspard… ne me bouge pas… J’ai mal… si mal… J’aime mieux… que tu m’écoutes.

— C’est ça, parler ! Toujours ! T’es pas bachelier pour rien. Sont tous comme toi ceux du bachot. Tiens, j’ te demande pus si ça t’ plaît… J’ te prends.

— Non !… non !…

— J’ te prends… Serre-moi… plus fort… Allez, oust ! Pis en route !

Il ne pensait plus à sa fesse. Il jeta son sac et son fusil ; il ne garda que sa musette, parce que dans sa musette il y avait le morceau de bœuf ; il prit son « copain » à pleins bras, comme il aurait pris son enfant ; et le voilà parti à recommencer dans l’autre sens tout le chemin parcouru par bonds audacieux sous un feu terrible.

Il ne l’était pas moins, et les Boches n’avaient nullement l’air disposés à le ralentir. Gaspard traversa, haletant, avec son fardeau, un long champ où les balles des mitrailleuses bourdonnaient comme des guêpes, chantantes, énervantes et invisibles, ce qui les rend pour le soldat plus haïssables que l’obus, si brutal, mais moins fourbe, et qui laisse respirer jusqu’à ce que son pareil arrive. Tandis que ces petites balles, traîtresses et multiples, vous vibrent aux oreilles, frôlent le visage, filent tout autour de vous avec la chanson de l’air, qui lui-même en paraît blessé.

— Les carnes ! Les carnes ! Les charognes ! murmurait Gaspard.

Il se sentait les nerfs en pelote parmi cette sournoise décharge, qui le rasait et l’enveloppait.

Deux ou trois fois, il posa doucement Burette. Il fit une grimace en se tenant la fesse et il respira jusqu’au fond des poumons. Puis, vite, il le reprenait, disant :

— On avance, poteau, t’en fais pas… On va être dans l’ village et on va t’ guérir ça.

Mais l’ennemi, maintenant, étendait son tir. Du haut d’un bois d’où il embrassait la plaine, il venait sans doute de découvrir tous ces blessés qui, comme Gaspard, s’en allaient derrière les lignes françaises, clopin-clopant, seuls, à deux, misérables et gémissants, et pressant le pas, soutenant leurs plaies jusqu’à l’ambulance qu’ils cherchaient de loin d’un œil hagard. Il décida cruellement de les achever. Et alors, ce fut une nouvelle pluie d’obus, plus épouvantable que les autres, car tous ces hommes atteints n’avaient plus ni la souplesse, ni l’énergie de se coucher vite, de cacher leur tête, et beaucoup étaient atteints de nouveau, deux, trois fois ; et ils repartaient toujours, hurlant plus fort, affolés, tout saignants, des loques de chair, sur qui tes canons allemands s’acharnaient.

Gaspard, lui, n’était pas effaré. Il était sublime, simplement. Il allait son pas, suant et soufflant, et il disait :

— Tant pis !… J’ m’en fous ! Au p’tit bonheur !… Si on est crevés ensemble, on s’ra crevés ensemble !

— Oui… oui, murmura Burette, mais… mais ne me secoue pas trop.

— C’est qu’ t’es rien lourd, dis donc, s’pèce de rosse !

À ce mot, Burette, à qui la souffrance faisait fermer les yeux, comme un homme en train de défaillir, les rouvrit brusquement et dit :

— Gas… Gaspard, tu es le meilleur ami que j’aie eu.

Gaspard, que le poids étouffait, ne répondit rien. Ils étaient bien émus tous les deux.

À droite, à gauche, à mesure qu’il repassait sur ce champ de bataille où tant d’hommes étaient tombés, des voix l’appelaient :

— Eh ! l’grand !… Eh ! p’tit !… Eh ! l’ami ! À boire !… T’as pas à boire !… Ah ! dis, donne voir à boire…

Tous avaient la même plainte affreuse. Et l’on entendait aussi des noms de femmes, bégayés d’une voix douce et sanglotante, par des hommes à l’agonie en train d’exprimer leurs dernières pensées sur cette terre : « Jeanne !… Jeanne !… Marie !… Ma pauv’femme !… Maman !… À boire !… Eh ! grand, à boire ! »

Gaspard était horriblement pâle, malgré qu’il eût très chaud. Il regardait devant lui, pour éviter tous ces yeux suppliants, et il suivait une ligne droite dont il ne s’écartait que pour ne point marcher sur les cadavres. — Les uns étaient tombés sur le dos, leurs yeux vitreux restés ouverts, face au ciel. D’autres s’étaient écrasés le visage en tombant, et ils étaient morts, embrassant la terre.

Le soleil se couchait, splendide, du côté de la France, qu’il inondait de ses derniers feux ; et en face de ce ciel enflammé, où floconnaient de gros nuages rouges, tragiquement beaux, car ils avaient l’air d’une chevauchée sanglante, — en face, les Allemands faisaient concurrence à cette heure triomphale, en grillant toujours des villages et des bois. Cruauté piteuse et éphémère, que le soleil, après la nuit, devait venir noyer dans le rayonnement du levant.

Mais la nuit… il fallait passer la nuit, et pour beaucoup mourir avant le jour ; et Gaspard, dont les bras fléchissaient sous le poids de son ami, avait l’air de l’Homme qui porte la Misère.

Il n’atteignit l’ambulance qu’après des efforts inouïs, saignant lui-même, car cette marche avait déchiré plus largement sa blessure. Mais il ne s’en souciait point ; son âme fruste suivait une idée fixe : il avait un « copain », il sauvait son « copain ».

Il le coucha le long d’un mur de ferme, et il s’en alla à la recherche d’un major. Dans l’obscurité qui étouffait déjà le village, un millier d’hommes, sur trois bouts de routes et dans trois ruelles, criaient, se plaignaient, se heurtaient, s’entr’aidaient, s’injuriaient. Blessés, infirmiers et fuyards, puis une compagnie qui passait, à peine reconstituée, à peu près remise en ordre, et on voyait dans la nuit luire les yeux agrandis des hommes qui pressaient le pas, comme s’ils avaient hâte de se sauver de cet infernal pays.

Le premier soin de Gaspard fut d’aller se mettre sous une fontaine, où s’écrasaient un cent de soldats. Mais il avait de l’autorité, de la voix, de la décision, et il eut bientôt les bras et la tête sous l’eau. Puis, rafraîchi, soufflant, s’ébrouant, il cria à tous les coins :

— Un major !… Où qu’y a un major ?

Il en trouva trois, qui, sur le seuil d’une grange, pansaient, bandaient, coupaient et disaient :

— C’est effarant ! effarant ! Si on continue comme ça, il n’y aura plus personne dans deux jours !

— Y a des chances ! fit Gaspard.

— Qui est-ce qui vous parle ? Taisez-vous donc ! firent les majors.

Il reprit :

— M’ taire ? Pourquoi que j’ me tairais ?… J’en ai-t-il pas dans la fesse ! J’ai l’ droit d’ causer. Pis c’est pas pour moi que j’ cause, c’est pour Burette, mon copain, parfaitement mon copain, qu’a une balle dans l’ ventre, et m’ faut une voiture !

— Une voiture ! Voyez donc les brancardiers, et foutez-nous la paix !

Il partit, indigné. Mais alors, avec les brancardiers il fut terrible. Il en empoigna un par le bras et ne le lâcha plus. L’autre n’avait rien, ne pouvait rien ; Gaspard le secoua violemment :

— Pourquoi qu’on t’a collé des croix d’ssus les bras ? Pour t’ donner des airs !… Outil, va, tu m’ fais suer !

En s’éloignant, il buta dans deux jambes qui barraient la route. Il fit : « Tonnerre de Dieu ! »

Mais il s’entendit appeler : « Heb !… heb ! » Il se retourna. Le capitaine Puche ! À peine reconnaissable : la figure n’était qu’une tache de sang.

— Vous aussi, fit Gaspard !… Ah ! ça, c’est malheureux !… Et à la tête !… Et ça vous fait mal ?…

— Ce n’est rien, bredouilla Puche d’une voix sourde, nez et lèvres étouffés dans des compresses… C’est …assé là et …arti là.

Il ne pouvait plus fermer la bouche ni prononcer les p ; mais il tenait un papier et un crayon, et comme son sergent-major s’en venait, une lanterne à la main, il dit avec effort, avalant les f :

— J’ai …ini le compte ; ça …ait huit cent trente …rancs.

Puis il renversa la tête pour ne pas avaler trop de sang.

Gaspard ne savait que dire. Il risqua :

— Mon capitaine… Burette aussi, l’a une balle dans l’ ventre.

— …urette ? …auvre …urette, reprit Puche. Est-il mort ?

— Ah ! l’a mauvaise façon !

— Mourir …our la …atrie, dit tranquillement Puche, c’est la …lus …elle mort…

Il n’était nullement nerveux, mais blessé, saignant, le visage ouvert, avant de se faire évacuer et soigner il tenait à mettre ses affaires au point, et sans gestes, sans phrases, il calculait simplement le boni de la compagnie. Puis il ajoutait :

— …our les …ommes de terre, il ne …aut …as qu’on les arrache sans demander.

— Soyez sûr, mon capitaine, faisait le sergent-major ; seulement vous saignez beaucoup.

Le sang dégouttait sur son papier.

— Ce n’est rien… rien… ça va …asser… Au revoir …aspard. …onne chance !

Ils se serrèrent la main. Gaspard, hébété, bafouilla des mots sans suite, puis il s’écarta.

Il entendit encore Puche qui disait :

— Dans ma cantine, il y a du chocolat. Vous …ourrez le …rendre …our les hommes.

Puis il tendit sa jumelle, sa carte, et il laissait toujours aller sa tête pour que le sang ne coulât plus sur sa veste ni sur ses paperasses.

Gaspard s’écarta, se disant à soi-même : « C’bonhomme-là, c’t’un héros ! »

Puis il recourut vers Burette.

Burette gémissait sans interruption. Un petit major venait justement de voir sa blessure. Gaspard le rattrapa, anxieux :

— Lequel ? dit le major. Ce pauvre là-bas ? Perdu !

— Vrai… alors c’est vrai ? fit Gaspard. Ah, c’te guerre !…

Il revint vers Burette. Il se pencha sur lui.

— Vieux, t’en fais pas ! Paraît qu’c’est rien.

— M’en vais, Gaspard… m’en vais…

— Des blagues… quoi, sans blague…

— Écoute, Gaspard… J’ai fait ce que je devais… Oh ! je souffre !… Ah !… Ah ! mon Dieu !… Tu diras à ma petite femme…

— Mais parle donc pas, p’tit : ça t’étouffe…

— Tu lui diras… que je suis mort… en pensant à elle.

— Copain… mon copain… T’y diras ça toi-même… j’veux dire… aie pas peur ; va, tu la r’verras.

Burette avait déjà tes mains froides et son haleine était comme une brume glacée.

Le major revenait, suivi de deux brancardiers.

— Enlevez cet homme-là, doucement, pour l’ambulance.

— Oui… Oh !… Oh ! doucement, soupira Burette. Gas… Gaspard… mets-moi, dis, sur le brancard.

— Voui, poteau.

Il le reprit, lui passant les bras tendrement sous son pauvre corps douloureux. Alors, les traits de Burette se détendirent, et pendant que Gaspard, avec précaution, le soulevait pour le reposer, il l’embrassa sur la barbe, balbutiant encore :

— Tu… tu es le meilleur ami que j’aie eu…

Gaspard se raidit contre l’émotion. On emporta Burette. Il voulut suivre.

— Vous, dit le major, on vous évacuera plus loin.

Il fit, désespéré :

— Alors, j’quitte mon copain !

— Forcé, mon ami, dit le major.

— Ben, au moins, qu’j’y dise adieu… Burette !… Vieux Burette ! On se r’trouvera à Montparnasse : aie pas peur !

Il n’eut que le temps de lui resserrer la main, et il se trouva seul, tout seul, quoique au milieu d’un grouillement d’hommes.

Plus de copain !… Il s’assit par terre et il poussa un cri. Sa fesse ! Ah ! Dieu, même pas bandée.

Un aide-major le déshabilla. Il le fit mettre sur le flanc, et il le pansa tant bien que mal, à la clarté blême de la lune, qui montait au-dessus des maisons.

— Vous avez, lui dit-il, un bon morceau d’enlevé.

— M’en fous, dit Gaspard avec colère, ah, m’en fous bien !… C’est… c’est quand même trop malheureux d’voir tout ça !…

Et se retournant tout à fait, nez contre terre, il éclata en sanglots, la tête sur son bras.

La guerre ! Quelle horreur ! On sort de la vie quotidienne et courante, et on entre dans un enfer, où tous les éléments semblent unis pour vous trouer, vous déchirer, vous supplicier. Vous êtes avec des camarades : ils tombent. Vous les aimez : ils meurent… Au secours !… À boire !… Et les femmes, là-bas, les enfants !… Et Burette !… Chaque idée qui revenait à Gaspard l’étouffait à la gorge. Et il pleurait, de toute son âme.

Quand on eut achevé de le panser, il avait pourtant un peu retrouvé son calme. Il se retourna avec l’aide d’un infirmier, et il s’appuya sur une cuisse.

Puis, quand le major l’eut quitté, il renifla, s’essuya les yeux, et sentit soudain un immense délabrement. Alors, il bredouilla tout de suite : « Cré nom… j’ai faim ! » Et il repensa à son bœuf.

Sa musette était à côté de lui ; il allongea la main, l’ouvrit, tira sa viande, et dans sa peine, dans sa faiblesse, dans sa misère, il eut comme une joie puérile, et fut tout attendri à l’idée qu’il allait manger.

La lune, maintenant, l’éclairait en plein. Voulait-elle l’aider dans le découpage de son morceau ? Près de lui il y avait deux ou trois blessés, l’un du pied, l’autre du bras, qui poussaient des soupirs. À la vue de ce pot-au-feu imprévu et important, ils tendirent le cou ; ils firent : « Eh, là… t’aurais-t-y d’quoi bouffer ?… » Puis avidement ils se traînèrent sur les fesses pour se rapprocher de lui.

Du coup, il retrouva vraiment le sourire, mais un sourire d’orgueil plutôt que de charité, et il eut un geste important pour dire :

— Oh !… Oh ! mais, halte-là !… Moi d’abord !… Pasque c’est moi que j’crois qui l’a trimbalé mon bœuf !