Arthème Fayard & Cie (p. 36-85).
◄  I
III  ►


II


Les trains à bestiaux ! Quoi de plus médiocre et quoi de plus morne ! Il fallait la guerre pour les voir s’animer soudain, et devenir ce que la France avait de plus passionnant. — Les femmes, aux passages à niveau, les acclamaient. Elles riaient de lire sur le bois des wagons : Train de plaisir pour Berlin. Les soldats de crier : « Bonjour Marie !… Ça va Margot ? » Elles agitaient leurs mouchoirs, lançaient des fleurs ; et les régiments en route pour la frontière traversaient des provinces françaises, qui semblaient en fête.

Gaspard, Burette et Moreau ont conscience de ne s’être jamais « payé une telle bosse. »

Afin de respirer, de voir et de descendre au moindre arrêt, ils avaient pris possession de la porte dans leur voiture à bétail, et rien ni personne ne les en délogea. À chaque plainte Gaspard répondait :

— Tu vas pas nous bourrer l’ mou ! Si ça t’ plaît pas, va’t’ plaindre au capiston et parle-z-y d’ Gaspard : tu verras c’ qu’il va t’ passer !… Pasque Gaspard, il a fait du boulot, pendant qu’ toi tu r’gardais les hirondelles. Alors, il m’ sembe qu’ j’ai le droit d’ voyager comme ça m’ plaît d’ voyager… Gaspard et toi, ça fait deux, comprends-tu… Faut pas confondre autour avec alentour, ni un tirant d’ botte avec une femme enceinte.

— Ben, et les deux autres ? grognait le plaignant.

— Les aut’, c’est mes copains ; pis ça fait le compte ! Et ferme nous ça… sans blague, s’il est culotté comme culot çui-là ! C’t un Normand, un croquant, un cul terreux ; ça possède que d’ la bouse de vache, du fumier d’ poule et des crottes ed’ lapin, et ça voudrait la place d’un journalisse et d’un machinisse ! Ah, c’est malheureux de voir ça !

— Écoute… écoute, disait Burette conciliant, je pourrais, pour quelques minutes…

— Tu vas rester là, hurlait Gaspard, ou t’es pus mon copain !

— Parfaitement ! disait Moreau, quand on est copain… on est copain.

— Pis, j’ai la pépie ! concluait Gaspard.

Assis sur le plancher du wagon, jambes pendantes au dehors, il n’avait qu’à se laisser glisser, dès que le train stoppait. Les camarades criaient parfois :

— On n’a pas donné de signal ! Le colo va te foute dedans !

— Pour pouvoir m’espliquer, j’ vas toujours m’ rafraîchir !

Sans équipement, sans sa capote, la chemise ouverte sur sa poitrine velue, remontant son pantalon qui lui tombait des hanches, avec une demi-douzaine de bidons lui pendant à l’épaule, il sautait sur le ballast, de traverse en traverse, courait aux barrières, aux maisons, secouait les portes, frappait dur, criait fort, repartait avec toute sa ferblanterie et remontait, furieux, disant :

— J’ marche pus ! Si y a pas d’ flotte, j’ marche pus !

Mais le train remarchait pour lui. Nouvel arrêt. De nouveau reparti. On l’excitait de loin, puis il disparaissait, tel un rat dans un trou. Burette se faisait des cheveux : « Il va rater son train… » Jamais. Sitôt que le convoi s’ébranlait, de droite ou de gauche on voyait ressurgir Gaspard, une fois sur deux le torse tout trempé.

Ses yeux brillaient. Il rigolait.

— Je m’ suis foutu d’ssous une fontaine. Ah, si c’est bath !

Et il tendait les bidons ruisselants.

Burette dit une fois, l’œil voluptueux :

— C’est un bon bock, moi, qu’il me faudrait.

Gaspard le regarda.

— Tiens, tu m’ plais, Aglaé !

Il n’avait pas dit ça, qu’on s’enfonça sous le hall d’une grande gare. À contre-voie, ouvrant l’autre porte du wagon, Gaspard, sur le quai, aperçut juste un petit fût de bière. Il y a des miracles dans la vie… Ma foi, il lui parut qu’il n’était à personne : pas de nom ni d’adresse. Il appela : « Moreau !… Moreau, boule-toi par là. » Le jour tombait ; aucun officier. Ils le roulèrent jusque dans le train.

M. Fosse, qui était sergent, protesta :

— Gaspard… ça, non, ça… c’est un vol.

— Un vol, fit Gaspard, tiens, ça m’étonne pus que tu soyes gradé. Y a qu’un gradé pour vous servir d’ ces boniments à la graisse d’oie !

Et avec sa baïonnette il cognait dur sur le tonneau pour le débonder.

— Un vol ! Su le réseau d’ l’État ! L’État, qui qu’ c’est ? C’est nous. Donc, je voyage su not’ réseau et si j’ trouve ça, c’t à nous… Les potes, passez vos quarts !

Burette passa le sien, comme les autres, s’excusant auprès de M. Fosse.

— À la guerre !… Il va y avoir un tel gâchis !

— Bave donc pus ! dit Gaspard. Bois ça, reprends-en, pis t’occupe pas !

Il y en avait trois litres pour chacun. Heureusement, un grand tiers se perdit sur le plancher. Les hommes avaient les pieds dans la mousse. C’était la vie large et abondante, la « vraie nouba. »

Une seule inquiétude leur venait par moments. Où allait-on ? Dans l’Est ? Dans le Nord ? Tous disaient : dans le Nord. Alors, ce fut dans l’Est. On tourna Paris ; on traversa la banlieue de Champigny.

De gros territoriaux gardaient les ponts. On leur criait : « Salut Grégoire ! Ça colle ? T’en fais pas. C’t à toi c’ ventre-là ? »

Puis, on cassait la croûte ; on se partageait des sardines, des œufs durs, du saucisson, du chocolat ; et on s’assoupissait, ballottés par le train, calés tant bien que mal les uns contre les autres, ronflant, hoquetant, s’éveillant et jurant dans cette mauvaise cage à bestiaux, dont le bois craquait, dont le fer grinçait, et dont on eût dit que les quatre roues se dispersaient à chaque arrêt brutal du train.

Au bout de vingt-quatre heures, on entra dans la gare de Reims.

— Est-ce qu’ils vont pas bientôt nous descendre ! dit Moreau… On va tout d’ même pas se battr’ maintenant : on est réserve, on est pères de famille… Alors les Jeunes, quoi qu’ils foutent ?

— Ça, fit le tranquille Burette, c’est un raisonnement enfantin.

— Vraiment ?

Moreau haussait les épaules, vexé.

— Comment qu’ tu signes, toi, dans les journaux ?

— Je signe : Socrate.

Socrate, ah, c’t’ allure !… Ben, tu ferais mieux d’ signer Trufaillou. Pasque, comprends-tu, quand on est journalisse, faut dire des choses sensées, ou alors on s’ fout de l’opinion.

— Aussi, je répète : nous serons demain à la frontière.

On y fut le soir même.

Moreau lâcha : « C’est c’ Socrate qui nous porte malheur. »

— Ah, ça va bien ! répliqua du coup Gaspard, en se redressant. On croirait jamais qu’ t’es d’ la rue de la Gaîté !… T’as donc du sang d’ mauviette !… Pisqu’on y va, quoi, on y va. Moi, j’aime mieux les voir, et qu’ ça soit fini. L’ premier Alboche que j’ poisse, t’occupe pas, j’y demande pas s’il est député ni s’il a des recommandations. J’ serai pas long à t’en faire du boudin !

C’est avec ce mot valeureux qu’il mit le pied sur la terre lorraine.

Mais sa phrase n’eut pas le sort qu’elle méritait. — Il faisait nuit. Dans l’ombre un officier grogna : « Silence, sacré nom ! Ce n’est pas le moment de rigoler, ou on va se faire zigouiller comme des lapins ! »

— Zigouiller… murmura Moreau. Alors ça y est… ils sont là… on est bons comme la romaine !

Une stupeur pesa brusquement sur ce régiment engourdi déjà par un jour et demi de wagons à bestiaux. Il débarquait à une heure mystérieuse, sur un quai sans lanternes, dans une campagne inconnue, dont on savait seulement qu’elle était « la frontière ». Les hommes, bouche bée, levaient la tête vers le ciel immense. Étoiles lointaines et bien faiblardes. On entendait un vent étrange dans de hauts peupliers ; et pour les yeux saisis, l’horizon semblait une ligne noire, fermé par une colline droite, qui formait un mur à la plaine, derrière quoi… l’on se figurait l’ennemi.

Sans bruit, on se mit en route. On passa une rivière, d’où s’élevait une buée douteuse, sur un pont miné et gardé. On le suivit, deux par deux, avec précaution. Cette fois, c’était bien la guerre, la tragique guerre… M. Fosse marchait, raide : il commençait à accomplir son devoir. Les Normands marchaient, mous : leur prudence s’inquiétait. Burette songeait à sa femme : onze heures du soir, l’heure de l’embrasser plus tendrement et de se mettre au lit… Et Gaspard s’en allait de son pas balancé de grand Parisien, se disant seulement :

— Où qu’on nous mène ? Qu’est qu’ c’est qu’ tout ça ?

Le régiment traversa deux villages organisés pour la défense, de vieilles charrettes barricadant à demi la route. Des patrouilles de dragons, les hommes tout secoués sur leurs bêtes au galop, débouchaient tout à coup d’un chemin creux ou d’un champ. Les fantassins se garaient, pestaient, dédoublaient les rangs, puis couraient avec un bruit de gamelles pour rattraper la colonne.

Moreau ronchonna :

— Qué cauchemar ces frères-là, avec leurs bourrins !

Puis, la fatigue tua les idées. Après trois heures d’une marche rapide et presque haletante, par une nuit molle, ces hommes ne songeaient plus à l’ennemi invisible, mais seulement à leurs pieds, à leurs reins, et au bonheur de s’arrêter.

— C’est pas possibe, dit Gaspard qui traînait la patte, ils sont tous foutus le camp. On va-t-être à Berlin d’main matin.

— Serais-tu fatigué ? demanda le capitaine Puche.

— Moi ?… Oh, c’est pas que je soye fatigué… J’ dis ça… quoi, c’est pour dire.

Mais quand, au petit jour, on fit halte enfin dans un village et qu’on enfourna chaque compagnie dans une grange, Gaspard tomba le nez sur la paille, à plat ventre, n’importe où, avec sac, fusil, équipement, sans répondre aux autres qui l’injuriaient :

— Y a pus d’ place. Tu peux pas ranger ta panoplie. Tu parles d’un outil… C’ cochon-là, il s’en fout : le v’là déjà qui ronfle !

Jusqu’à Burette qui était furieux de ne pas avoir ses aises :

— Il a ramassé toute la paille ! Et il a mon bonnet de nuit ! Il me dégoûte ! Je me couche sur son dos !

L’autre s’en moquait bien. Il rêvait de ses escargots et de la rue de la Gaité avec des soupirs profonds, coupés de phrases courtes :

— C’est du p’tit gris… du p’tit… du p’tit gris.

Au bout de deux heures : debout. Ordre du colonel.

— L’ colonel, qu’est ça peut m’ foute, le colonel ? dit Gaspard.

— L’ premier qui m’ dérange, dit Moreau, j’y balance mon saint-frusquin d’ssus la gueule.

— On est déjà assez mal pieuté, fit Burette, on ferait mieux de nous apporter un chocolat.

— Ah, la la… ça au vingtième sièque ! dit Gaspard.

M. Fosse, de la paille plein les cheveux, les yeux bouffis, la voix porteuse, affirma quand même en titubant :

— Voyons, soyez raisonnables… Il faudrait faire du café… Gaspard…

— Gaspard, il roupille !

— Ça m’étonne de vous, Gaspard… pour un Parisien.

— Ah, cause pas d’ Paris ! Sais-tu seulement c’ que c’est qu’ Paris ? À Paris, quand on dort, on est jamais poissé. À Paris on a pas des gradés su l’ poil. À Paris… enfin, on est à Paris, tandis qu’ici qu’on est traité comme des veaux : c’est pas l’ moment d’ causer d’ Paris !

— Quelle mentalité !… Mais nous sommes en guerre, sacrebleu !

— M’en fous… j’ roupille !

— Fixe !

Le capitaine passait son nez dans la porte.

— Gaspard est ici !

— Présent !… Voilà !

— Je compte sur toi, dis donc, pour un bon café.

— Mon capitaine, ça va !

— Tu m’en apporteras un quart.

— Compris.

— Et un au lieutenant.

— Vous en faites pas ; y aura l’ compte.

Le capitaine disparut. M. Fosse remarqua :

— Quand c’est le capitaine… Gaspard le regarda sous le nez.

— Tu vas tout d’ même pas comparer. Lui, l’est poli ; il sait tous dire les choses.

— Oui, il vous a flatté en vous demandant un quart.

— Tu crois peut-êt’e que toi, si tu m’avais demandé…

— Je ne dis pas moi…

— Non, pasque les galons, comprends-tu, ça m’impressionne pas.

— Allons, suffit ! dit M. Fosse. Ne m’énervez plus, ou je vous fous dedans !

— Sans blague, tu vas pas maintenant la faire à l’influence…

— Faites votre café !

— Tu parles pas à un gosse…

— Faites votre café !

— J’ suis père de famille, moi ; pis j’écosse quèque chose comme boulot.

— Assez !…

M. Fosse sortit, les yeux fous, en serrant les poings. Gaspard regarda Moreau :

— L’est piqué c’ mec-là ! C’est quand même malheureux d’ partir faire la guerre avec des mecs piqués !

Burette s’étirait :

— As-tu du bon sucre, au moins, pour ton café ? Quelle marque ?

— Tiens, la fine gueule !

— Et de l’eau-de-vie ? Y a-t-il de l’eau-de-vie dans ce patelin-là ? Est-ce que tu as vu des indigènes ?

— On va esplorer.

Gaspard sortait. Burette cria :

— Si tu trouves aussi une petite femme mignonne.

— J’ la garde !

Gaspard fit son café. Deux heures après il fit la soupe ; le soir il fit le rata. Et le lendemain il recommença le tout.

Le régiment campait à cent mètres de la Meuse, dans un pauvre village lorrain à toits presque plats, dont les tuiles rouges paraissaient assemblées, tant bien que mal, par des mains de miséreux maladroits. Les maisons, le long de la route, étaient posées au petit bonheur. Le clocher de l’église chavirait, — une église de dessin d’enfant. Il y avait des fumiers épais devant les portes. Et l’aspect de tout était minable et poignant en ces heures d’angoisse, où l’approche de malheurs nouveaux faisait revivre pour l’esprit tout ce que cette terre avait enduré déjà. Pays éternellement victime de la guerre, qui subit l’invasion comme un autre l’orage, et qui ne s’étonne même plus, lorsque l’ennemi en armes est annoncé. Il est reconstruit hâtivement, comme pour s’écrouler sans douleur à la première secousse. Les visages sont durs et résignés. Et les soldats qui sortent de provinces aux destinées heureuses, ne comprennent pas que cette rudesse de l’habitant vient de sa souffrance, bien plus que d’une animosité.

Gaspard qui, d’une porte à l’autre, avait quémandé du beurre, des oignons, une brochette, une « castrole », revint furieux, maugréant : « Des chameaux, tous des chameaux ! C’ que ça m’ dégoûte d’aller m’ faire crever pour des tourtes comme ça ! »

Seulement, c’est à sa marmite qu’il dut confier son amertume, car les camarades, avec le capitaine, étaient partis sur les bords de la rivière faire tranquillement l’exercice, comme un jour de paix.

L’ordre était général pour le régiment ; mais le capitaine Puche avait une manière si paisible de le faire exécuter, qu’on lui doit ici une parenthèse pour présenter sa curieuse personne.

Le colonel et les autres officiers avaient, depuis cinq jours, la bouche vibrante et toujours prête à quelque allocution patriotique. Lui, pas encore une fois, n’avait parlé de la guerre. Il y allait sans trouble ; mais l’événement ne lui suggérait aucune phrase enflammée : il n’était pas avocat ; il était capitaine ; c’est-à-dire que, d’abord, avant de songer à la bataille, qui était pour lui comme pour ses hommes, l’inconnu, il pensait : « Mon premier devoir est de m’occuper de leur nourriture et de leur entraînement. » Il ne disait donc pas : « Soldats… la Patrie… la Gloire… le Drapeau… le Sacrifice… le Sang versé… » Non ; il disait : « Mes enfants, avez-vous du philopode ? Les pommes de terre sont-elles cuites ? Tous les hommes ont-ils touché leurs vivres de réserve ? »

Cette sollicitude, d’ailleurs, n’était pas comprise. Le peuple français est amateur de discours un peu ronflants. Ce chef, à la conscience méticuleuse, toujours occupé de détails terre à terre, ne satisfaisait pas, chez ses deux cent cinquante soldats, le goût du panache, que les Parisiens surtout ont dans la moelle des os. Il les fatiguait par ses questions. Et eux ne voyaient pas le bien-fondé de ce contrôle et de ces attentions.

Quand à quelques kilomètres de l’ennemi, il commanda des exercices avec la même lenteur minutieuse que si la guerre n’était qu’une hypothèse lointaine, il se heurta à une mauvaise humeur têtue. Les hommes ronchonnaient :

— Ah ! salut !… On n’est pas ici pour faire le Jacques ?… Pourquoi aussi qu’il nous ferait pas astiquer nos boutons !

On n’avait pas touché de tripoli : sans cela il y eût songé… Car l’astiquage, pour le capitaine Puche, était une des formes de la discipline, un des moyens les plus sûrs d’assouplir sa troupe, et de l’habituer à obéir, toujours. Chaque fois qu’il la ramenait au cantonnement, il disait en descendant de cheval : « Nettoyage des effets et des cuirs : je passerai moi-même me rendre compte. » Et l’ordre était donné sur un ton de bonhomie sérieuse.

La guerre ne changeait rien à cet homme singulier. Il restait en Lorraine ce qu’il était chez lui, dans le quartier provincial de l’École Militaire, recopiant le soir des états de chemises ou de chaussures, sous sa suspension. Échantillon de bourgeoisie moyenne mais vertueuse, qui fait l’été des confitures pour l’hiver, et qui, toujours pratique, continue, pendant les plus grandes heures, à croire à l’importance de toutes les petites choses. Ces soucis d’apparence mesquine révoltent les esprits exaltés ; ils ne comprennent pas l’utilité et la force d’un officier-fonctionnaire, restant strictement à sa place et à sa tâche, sans s’absorber dans des pensées qui paraissent plus hautes et plus larges, mais… qui ne sont peut-être que divagations. La Guerre, la Vie, la Mort, fort beaux sujets qu’il est prudent de laisser aux civils : ils ont le temps d’y rêver. Un capitaine n’a pas de loisirs. Il doit veiller sur « l’ordinaire » des hommes. Les ventres et les pieds, voilà son premier soin. L’étrangeté du destin, l’effroyable aventure qu’est l’existence à certaines heures, l’immense point d’interrogation que la guerre cloue devant l’esprit, tout cela regarde des philosophes… non mobilisés. Le livret militaire avec son fascicule rouge, est une défense de s’attarder sur des problèmes sans solution. Le soldat agit : il ne pense pas. Dès qu’il pense, l’ennemi lui saute aux épaules. Le premier acte de la guerre, c’est un éteignoir sur l’imagination. Le capitaine Puche, qui en semblait dénué, était un chef précieux.

Aucun de ses hommes, même Burette, ne s’en aperçut les premiers jours. Gaspard, qui pourtant n’allait pas à la manœuvre, puisqu’il ne quittait plus ses feux, avait, dans son langage de faubourien, défini l’emploi du temps de la compagnie par deux mots méprisants : « Exercices byzantins ! » et il voulait dire à la fois « vieux jeu » et « loufoques ». Puis il expliquait :

— Dans c’ métier-, faut pas essayer d’ comprendre. Ils nous possèdent et nous aut’, on est qu’ des matricules !

— Ah ! faisait Moreau, tu vas fort !

Romarin, le garçon coiffeur de A…, reprenait nerveusement :

— Moi, je suis ici pour me battre et je demande à me battre !

L’épicier Clopurte, lui, ne bronchait pas.

Quelquefois le gars Pinceloup, qui avait une balle rougeaude de campagnard cuit au soleil, disait, les mains aux poches, en balançant son gros corps maladroit :

— On les verra p’t’être seulement point, les Alboches.

— Non, et ta sœur ? disait Gaspard.

— Mon gars, y a pas d’ ma sœur ; nous aut’ on est réserve.

— Continue : tu m’intéresses !

— Si l’active, ell’ faisait ben son boulot…

— Pauv’e pochetée ! D’où qu’ tu sors ? T’es échappé d’un vase de Chine ?

— J’ suis pas pus bête equ’ toi, mon gars !

— C’est pas q’ t’es bête, c’est qu’ t’es marteau !

— Quand même, on est là d’puis cinq jours ; et eux ils sont foutus le camp ; pourquoi qu’ils l’ sont foutus…

— D’ quel patelin qu’ t’es ? dit Gaspard ?

— D’ Pin-la-Garenne, mon gars.

— Combien qu’ ça coûte, par là, la graine d’innocents ?

Le sergent Fosse entra dans la grange, en courant :

— On part ! Il faut être prêt dans un quart d’heure.

— Où qu’on va ? demanda Moreau.

— On y va, cette fois ça y est ! Numérotez vos abatis !

— Sans blague ! cria Gaspard. T’en es sûr ?

— Le colonel l’a dit devant moi à Puche.

— Ah les poteaux ! Ça c’est la vie !

Il s’était jeté sur Pinceloup, et il le fessait de toutes ses forces :

— Eh ben, mon gars, t’avais du flair ?

Pinceloup était devenu pâle. L’épicier Clopurte aussi. Romarin rayonnait. Gaspard fit valser Burette :

— Et toi, t’entends donc pas ?

— Si, si, j’entends !

— Et t’es pas content ?

— Je suis content !

— Alors faut rigoler, mon copain ! On va voir si l’Alboche c’est tout lard ou cochon !

Et dans la façon dont il chargea son sac en faisant : « Oust, Azor, à nous deux ! » il y avait tant d’allégresse, que les plus mous eurent de la honte. Il les fixait de ses yeux luisants, et il disait, la lèvre humide :

— On va enfin pouvoir s’ cogner, sans qu’ les flics ils aient rien à voir !

Le régiment partit.

Il faisait un bon temps vif, avec de petits coups de vent qui donnaient du jarret à cette colonne de troupes fraîches, toutes neuves, au premier jour de leurs misères. Gaspard, en marchant, fumait, parlait, chantait, mangeait. De temps en temps on le voyait avec deux fusils : Moreau secouait un prunier. Il rapportait des prunes dans son képi. Vingt mains se tendaient, vingt bouches s’ouvraient, et on recrachait tout sur la route : ce n’était pas mûr : « Pouah ! Saloperie ! » Deux minutes plus tard, Moreau portait deux sacs : Gaspard s’était coulé dans une ferme. Il reparaissait en sueur, les bouffées de sa pipe plus pressées que jamais, et, reprenant son bagage, il montrait aux amis :

— Du beurre, voui, du vrai beurre ! Pis qui sent pas : colle ton nez d’ssus. Et ça… et ça… devine ?… D’ la bleue, Ferdinand, c’est d’ la bleue !

— Ah dis donc, faisait Moreau, tout comme avenue du Maine !

C’était si bien comme avenue du Maine, qu’on rencontra des autobus de Paris, une file de douze, tout un convoi de ravitaillement. Gaspard s’inquiéta de « l’arrêt facultatif. » Moreau imitait une grosse dame : « Conducteur, soyez poli ! » Même les campagnards qui se rappelaient des voyages dans la capitale — l’Exposition ou le mariage d’un parent — s’égayaient à retrouver des souvenirs dans la bouche de ces blagueurs de Parigots. Et on oubliait le poids du sac et les montées.

L’entrain était même revenu à Pinceloup et Clopurte, car on n’avait pas l’air d’attaquer souvent l’ennemi. La campagne était sereine, toute au beau temps qui l’animait. Collines molles et vallonnements larges, dans lesquels le régiment s’enfonçait sans effort, pour regrimper avec un refrain de chanson, que Gaspard, nez en l’air, lançait aux nuages :

Paraît qu’ la cantinière,
A de tous les côtés,
Par devant, par derrière.
Des tas de grains d’ beauté.

Elle en a des pieds jusqu’aux seins ;
On raconte un tas de machins ;
Vous n’y qui qui
Vous n’y com com
Vous n’y comprenez rien.

Tout à coup, — il venait de terminer le couplet — l’air fut ébranlé comme par un coup de gong sourd, lointain et formidable, dont l’écho parut un grondement de la terre. Il n’y eut qu’une voix : « Ah… le canon ! »

Gaspard renifla ; d’un coup de rein il remonta son sac, dont la marmite et la pelle brinquebalèrent, et il fit de sa voix traînante :

— Bong ! Et allez-z-y ! Ça leur leur-z-y fait toujours un marron su l’ coin de l’œil !

Ce mot fut un succès. On avait beau marcher depuis six heures, les hommes étaient gaillards, bavards, joyeux. D’ailleurs, une nouvelle admirable courait les rangs : la révolution venait d’éclater en Allemagne… oui, la révolution. Alors, ils se tapaient les coudes : « Ah ! dis donc ! », mais ils n’étaient pas surpris, car depuis le 2 août la chose était prévue. Est-ce qu’un peuple ne se retourne pas toujours contre ses chefs, quand il voit tant de voisins lui tomber sur le dos ?

— L’ copain Burette l’avait dit, remarqua Gaspard. C’t un type qui sait les choses.

— C’était forcé, fit tranquillement Burette, la face épanouie et le képi sur l’oreille. Dans les journaux, tout le monde le savait. La coalition contre l’Allemagne, c’est pour elle, au bout d’un mois, la guerre intérieure, la banqueroute ou la famine.

— Parfaitement, dit Gaspard, et ils en sont p’t’être à bouffer leurs semelles de bottes à la croque au sel !

Le capitaine longeait la colonne sur son cheval.

— Mon capitaine… y a la révolution en Allemagne ?

Puche répondit simplement : « On le dit » et il n’expliqua rien de plus, parce que sa bête énervée le secouait en se cabrant.

— Allons, Cocotte… ma petite Cocotte…

Gaspard se mit à rire :

— L’ piston, il s’en fait toujours pas !

Une heure après on atteignit un village. Arrêt : cantonnement ; on n’entendait plus du tout le canon.

— J’ lai ben dit, déclara Pinceloup, les Alboches on les verra point.

Le fait est que ce nouveau village lorrain semblait paisible et loin des batailles. Il était pauvre comme le premier, avec des murs fendus de lézardes et des fumiers sur la route, mais il faisait une journée d’été si bienveillante pour la misère, que le dénûment de toutes ces bicoques semblait plus curieux que pitoyable.

— Où qu’on est ? demanda Gaspard à une vieille femme, qui, d’une clé rouillée, essayait d’ouvrir sa grange pour la compagnie.

— On est… on est chez nous, pardi ! grogna la vieille.

— Mais… est-on loin d’ chez eux ?

— D’ici à Metz, ça fait huit lieues.

— Huit lieues ! Oh, y a du bon… on est réserve, faut pas s’en faire… Les copains, eh les copains, on va toujours s’ taper la cerise avec une bonne soupe mitonnée !

Sitôt qu’on s’arrêtait quelque part, Gaspard jetait dans un coin sac et fusil. Il disait : « J’ balance mon bazar. Burette, veille dessus. » Et il courait « chercher le frichti. »

Ce soir-là, il voulut lui-même aller à la distribution de viande, pour être servi honnêtement. À A…, n’avait-il pas dîné avec le boucher : c’était un poteau.

Les chariots de ravitaillement se trouvaient massés sur la place de l’église, et dans une voiture à claire-voie, où étaient suspendus d’énormes quartiers de bœuf, on apercevait le monstre-hercule à la tête rasée, avec sa petite mèche dansante, qui faisait rire tous les hommes accourus. Il apparaissait et disparaissait entre des cuisses sanguinolentes, des épaules et des carcasses. Les manches troussées sur ses biceps, il soulevait, pesait, raccrochait. Et il plongeait, fouillait, s’enfonçait dans l’intérieur des bêtes ouvertes ; puis, il les dépeçait avec couteaux et scies, et parmi ces paquets de chair morte, il avait l’air de se livrer à un carnage pour rire, le geste mou, les yeux farceurs, essuyant du bras le bout de son nez ruisselant.

— Pour moi, dit Gaspard, tâche equ’ ça soye pépère. Une entrecôte, pis qui s’ pose là !

Le boucher le regardait avec malice :

— M’sieu est-il chargé d’ la cuistance ?

— Un peu, dit Gaspard, les aut’ veulent pas en foute une datte !

Et il le disait avec orgueil, car il savait bien que dans une compagnie il y a deux hommes importants : celui qui la mène et celui qui fait la soupe ; capitaine et cuisinier, piston et cuistot. Lui, il était le cuistot.

La guerre, pour le soldat, pour l’homme qui « sert », au sens le plus esclave du mot, c’est surtout une longue suite d’épreuves pour le corps, la marche avec tout un bagage sur les reins, les veilles, les suées, le froid, toutes les peines et la faim surtout, la faim qui est la grande ennemie avec la mort. Mais à la mort on ne songe même plus quand les courroies du sac étouffent la poitrine, ou quand les pieds semblent enflés et plus pesants que les godillots. D’ailleurs, la mort, parfois, tue d’un coup, sans souffrance, tandis que la faim vous talonne une armée pendant des jours et des jours. Elle ne terrorise ni n’anéantit. Elle angoisse, elle affole : et quand elle tient ses hommes et qu’elle en fait des loques ou des fauves, il n’y a plus d’obus qui comptent et l’ennemi n’est qu’un petit péril. Aussi, quel homme précieux, l’homme qui fait manger, l’homme de la soupe chaude, grâce à qui on lutte avec la fatigue, on dompte le sommeil, on trouve un mot de blague, on a… les larmes aux yeux de bonheur.

Gaspard sentait tout cela, et dans son amour-propre de Parisien si heureux d’être indispensable et un peu vanté, tout de suite, de lui-même, il s’était mis au fricot :

— Ayez pas peur. J’ vous ferai ça à l’oseille.

Rien, dans la vie, ne le disposait à la cuisine. Il était débrouillard, mais l’habitude d’acheter et de préparer des escargots ne l’aidait nullement à faire la soupe. La sienne fut une « lavasse » déplorable. Gaspard était l’homme-jus. Sa viande fondit : il noya l’escouade. Pourtant, il y avait de la fierté dans sa voix, quand il déclarait : « C’est cuit. Bouffez ! » Et les hommes qui savaient qu’un cuistot est sensible, n’étaient pas chiches de compliments. La bouche pleine, ils s’arrêtaient de mâcher pour dire : « Ch’est bath… »

— Hein, faisait Gaspard, j’ sais m’ débrouiller ; j’ai trouvé du beurre et des oignons. J’ crois qu’y a c’ qu’il faut, pis qu’ c’est foutu.

Et les autres, s’inondant l’estomac de leurs cuillerées d’eau chaude, reprenaient :

— Pour ça oui… quant à ça… ah, ça… tu sais y faire.

— Il ne manque, dit Burette, qu’un petit verre de vin d’Espagne.

Il était voluptueusement allongé dans la paille, pieds nus et remuant les doigts pour se délasser. Il regardait la grange immense, avec ses murs poussiéreux, ses poutres vermoulues et ses toiles d’araignée si épaisses que quelques-unes avaient un air de vieilles quenouilles pendant du toit. — Il y avait des coins et des recoins, des trous noirs comme des nids sinistres, et du foin par paquets, pêle-mêle, embaumant, entêtant, tout un champ ratissé qu’on avait tassé là. — La nuit tombait. On avait poussé le grand portail ; il n’entrait plus qu’un filet de lumière mouvante sur les hommes, dont les têtes, dans l’ombre, prenaient des formes étranges. Dans le fond, certains déjà ronflaient. Gaspard reprit sa chanson :

Paraît qu’ la cantinière,
A de tous les côtés,
Par devant, par derrière.
Des tas de grains d’ beauté…

La compagnie s’endormit en riant.


Le lendemain matin, il pleuvait.

— Allons, fit Gaspard en s’étirant, l’embêtement qui commence ! Avec c’te flotte-là, où que j’ vais faire mon frichti ?

Burette grogna en se mettant sur ses pieds.

— Oh ! mes reins… saloperie… moi, je ne couche plus comme ça. Il me faut un lit. C’est déjà suffisant de ne pas avoir sa femme.

« Bong ! » Le canon recommençait. Moreau dit :

— On doit être en train d’ leur prendre Metz.

— Metz ou pas Metz, dit Gaspard, où que j’ vais foire mon frichti ?

— Tu nous poisses avec ton frichti, dit Romarin qui prêtait l’oreille.

— J’ te… comment tu dis ça… J’ te poisse ? Ben, mon bonhomme, tu peux toujours, comme hier, me d’mander un morceau sans gras. J’ t’aurai à l’œil, toi. Ah ! j’ le poisse, non mais c’ culot !

— Allons, dit Burette, pas de dispute. Vous feriez mieux de me trouver des œufs frais.

Il se frottait le ventre.

— J’ai faim.

Il prit Gaspard par le bras.

— Viens visiter les poulaillers.

Gaspard, dans le village, recommença :

— C’est mon frichti qui m’ turlupine…

— Tu n’as, dit Burette, qu’à te mettre ici, derrière l’église, sous cet auvent qui ne sert à rien.

— Faudrait pas aussi que l’ curé il s’aviserait de m’ dire qu’ ça y plaît pas.

— Le curé est brave homme, comme tous les curés.

— Oh ça, là-dessus, faut pas m’en faire un plat, dit Gaspard. Les curés j’ les connais, comprends-tu. J’y ai goûté, pis j’ les digère pas.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? dit Burette… mais en me racontant ce qu’ils t’ont fait, ne perds pas de vue que je cherche un poulailler.

— Des poulaillers, l’en pleut ! Tiens, une tite boite gentille, on va taper là-nedans.

Il cogna à la porte et reprit :

— Les curés, c’est des types à galette : j’ sais c’ qu’y a dans leurs troncs. À douze ans, vieux, quand ma vieille elle m’a fait faire ma communion…

— Cogne plus fort ! dit Burette.

— Eh là, y a donc personne ? Ah ! dans c’ patelin-là, z’auraient besoin d’ venir faire un tour à Pantruche… Bong !… Encore le canon ! Tu parles d’une vie, c’ que ça m’ dégoûte… mais pas encore tant que les curés !… À douze ans, vieux, j’m’amenais au catéchisse avec des baleines ed’ corset, où qu’y avait de la glu ; pis alors on pêchait dans leurs tirelires. Ah ! si y avait quèque chose comme sous !… Seulement, quand on était pincé, fallait voir c’ que l’ suisse il nous tassait !

À ces mots, la porte de la maison s’ouvrit, et le curé du village lui-même apparut sur le seuil.

— Bonjour, messieurs… Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Gaspard en recula de stupeur.

Burette dit :

— Excusez-nous, monsieur le curé, nous cherchons des œufs.

— Il m’en reste. Entrez donc.

C’était un grand prêtre lorrain, à larges pieds, carré d’épaules, le teint hâlé et le regard dur, mais accueillant quand même, et qu’on sentait plein de vie. Il dit :

— Vous accepterez bien du même coup un verre de vin.

Le nez de Gaspard en remuait de surprise. Il bredouilla :

— … Dame ça… m’sieur l’ curé sait c’ que c’est…

— Et s’il vous faut du tabac, dit le curé, du chocolat, des crayons, du papier, vous n’avez qu’à faire votre commande. Avec ma bicyclette je vais à Verdun tantôt.

— Ah ça… ça… c’t’ épatant, fit Gaspard, pasque le fait est qu’on trouve pus rien… J’ veux bien du chocolat,… pis du foin pour ma pipe… Ah, hein. Burette, ça c’t’ épatant !

— Et vous aurez tout ce soir, dit le curé. Seulement, après, il faudra entrer en Allemagne.

— Et comment ! Pis si on peut leur chiper leur Guillaume…

Le curé dit :

— Pouh ! Qu’est-ce que vous en feriez ?

— Oh ! dit Gaspard, c’est pas pour l’ faire empailler, ni r’monter en épingue à cravate, mais l’ tenir comme ça, pis y dire dans les yeux : « Crapule, va, vieille crapule ; tu t’ rends-t-il compte de c’ que t’as fait ? »

On refrappait à la porte. C’était Moreau, tout essoufflé.

— J’ vous avais vu filer. Tout d’ suite en tenue ! On décampe encore !

— Allons, dit Burette, pas le temps de gober un œuf !

— Oh ! ils commencent à nous courir su l’ haricot ! dit Gaspard.

— C’est la guerre ! fit le curé en riant. Je regrette pour le chocolat et le foin.

— C’est pas vot’ faute, dit Gaspard. Sale métier ! (Il vida son verre d’un trait.) Là-nedans, l’ plaisir, c’est d’embêter les gens.

Et ils grommelaient tous trois en retournant vers leur grange.

— On n’était pourtant pas mal, disait Moreau.

— J’ai assez trotté hier, disait Burette.

— Ah, pis… pis, disait Gaspard, on allait s’ mettre quèque chose dans la lampe, pasque t’ sais, vieux, l’ curé, l’ était bath ! Pour un curé, ça c’t un curé !

En chargeant son sac, en se mettant en route, après deux kilomètres, il en parlait encore.

— Moi, j’en ai connu des curés, mais des curés comme c’ curé-là, ça, il m’en bouche une surface !

— Tu es jeune, dit Burette ; donne-moi du tabac.

Il reprit, sortant sa blague, qui était une vessie de mouton avec un cordonnet vert :

— J’ dis pas qu’ tous les curés ils soyent des mauvais gars, mais j’ dis c’ que j’ai vu, comprends-tu.

— Oui, t’es beau, dit Burette. Donne-moi une feuille de papier à cigarettes.

— Pis avec ça ?

— Une allumette.

— Alors, t’as apporté qu’ ta gueule pour cracher ?

— Et mes ouïes pour t’entendre. Continue.

— J’ai rien à continuer. J’ dis qu’ ce curé-là c’est du prêtre ; c’est pas d’ la saloperie. Il sait offrir un verre. Sans compter… que j’ lai bu trop vite et que j’ suis encore à sec.

Aussi, quand on passait devant une maison et qu’une femme paraissait sur la porte, il riait :

— Eh, la p’tite mère, rien pour la gorge ?

L’autre regardait sans répondre. Un enfant accourait dans ses jupes. Gaspard lançait :

— Bonjour, la fleur. Fais risette à papa.

La pluie avait cessé. Mais les routes, en une nuit, étaient devenues de la boue collante sous les roues des voitures, des charrois, des caissons qui défilaient toujours, forçant les hommes à se tasser sur les bords et même dans les fossés. — Bong ! Le canon se rapprochait. Des coups plus fréquents. Pinceloup ne disait rien. Gaspard déclara : « C’te fois, on court les voir. J’ vas demander au piston. »

Il revint en riant. Le capitaine avait répondu : « Aujourd’hui, chaque homme mangera sa boîte de singe. »

— Un vrai type, dit Burette. Quand nous serons sous les balles, il demandera encore ; « Est-ce que chaque escouade à ses brosses à cirage ? »

— Avec tout ça, dit Moreau, on fait pas souvent la pause.

— Et la révolution en Allemagne n’est pas confirmée, soupira le sergent Fosse, qui était éreinté et lugubre.

La pluie recommença ; la boue s’épaissit. Le pays était plus mamelonné, avec des descentes brusques où les sacs meurtrissaient les dos, et des grimpettes plus dures où tes jambes peinaient ferme.

— Oh, ça m’ va pus c’ truc-là, dit Gaspard. Quand on tourne le dos à la Tour Eiffel, moi j’ m’embête !

— On tourne aussi le dos à sa femme, dit Burette.

— Les cheveux commencent à, m’ baver, dit Moreau.

— Creuse une betterave, dit Gaspard, pis fous-toi dedans !

On entendit des coups de sifflet. Un arrêt brusque ; un remous ; on s’écrasa dans le fossé ; on forma les faisceaux.

— Alignez-vous, grommelaient les sergents.

— La ferme ! répondait Gaspard.

Et sous la pluie fine, le régiment fumait, répandant une odeur de cuirs et de laine mouillée.

Le temps de vider un fond de bidon, de se lancer quelques injures : « Naturellement ! Toi t’as rien, jamais rien, faut toujours qu’on t’ fournisse ! » Et la colonne repartit.

Le capitaine Puche marchait à pied, à côté de sa compagnie, mais tout en marchant, il donnait des conseils pratiques sur la manière d’ouvrir les boites de singe avec un fort couteau : « N’en ouvrir qu’une pour deux ; quand c’est ouvert ça ne se garde pas, etc…, etc… »

— Où c’est qu’on va ? demandaient les hommes.

— Nous nous rapprochons, dit le capitaine, nous sommes soutiens de l’active.

— Alors, on va se battre aujourd’hui ? dit Romarin, les yeux brillants.

— Je ne sais pas, fit le capitaine Puche. En tous cas je répète : vous avez droit à une boîte de singe par homme.

On y avait droit, mais il manquait le temps pour la vider à son aise. Sitôt qu’à un arrêt Gaspard avait réussi à en ouvrir une, un coup de sifflet aigu faisait se redresser les hommes, et il fallait s’emplir le bec en marchant, ce qui assoiffait d’étrange façon.

Vers le soir, il ne pleuvait plus. Le ciel s’était ouvert et le soleil montré, et il se couchait au-dessus des collines droites de l’horizon, sanglant et merveilleux, donnant à la campagne inondée un air sauvage, comme la guerre. On faisait la bête de somme depuis une dizaine d’heures, et Moreau boitaillait. La nuit vint sans qu’on ralentît. Chacun avait fini sa boule et allait silencieusement, le cou tiré, la tête basse, relevant le sac d’un effort tous les cent mètres.

Pas de lune. La plupart avançaient, les yeux clos, donnant du nez sur la gamelle de l’homme qui marchait devant.

Vers minuit — au bout de quinze heures — Gaspard lui-même, la gorge sèche et les pieds en compote, sentit une fatigue plus forte que sa verve. Alors, il commença à grogner :

— Pourquoi qu’on nous dit rien de c’ qu’on fait ? Pourquoi qu’on nous traite comme des veaux ? J’ les en préviens : j’ vas tout plaquer !

Les, c’était l’État-major, les généraux, la France. Et il ajouta :

— À quoi qu’ ça r’ssembe de patouiller comme ça ? Quand j’ veux poisser un bonhomme, j’ l’attends au coin d’une rue ; j’ tricote pas des pieds toute la nuit !

Des voix presque haineuses l’approuvèrent. Les hommes étaient à bout ; mais le capitaine Puche, qui avait entendu, demanda en se glissant le long des rangs :

— Gaspard, toi et Moreau, je parie que vous êtes les moins éreintés.

— Oh ! ça… dame, ça… ça s’ peut, dit Gaspard.

Et il se redressait.

— Eh bien, vous allez partir avec le fourrier nous préparer une bonne soupe à dix kilomètres d’ici. Le régiment ralentit.

— Une soupe ?… oh ! ça colle… bon, ça colle.

Poussant Moreau du bras, il sortait déjà de la colonne pour la devancer.

— Et si on trouve des huîtres, on les prend ?

— Prends-les. Il y a du boni : la compagnie les paye.

Il ne trouva pas d’huîtres, mais au petit jour, un canard égaré près d’une ferme. Il se jeta dessus et le porta sur son bras durant plus d’une heure, le caressant et disant à Moreau : « C’est mon canar…ade de combat. » Puis, dans le champ où il reçut l’ordre de s’arrêter, il lui tordit le cou et l’accommoda.

Il alla au bois, il déterra des pommes de terre, il trouva de la « flotte », de « la légume » et un abri pour faire tirer son feu. Grâce à Gaspard, quand la compagnie arriva, la Faim se mit à table et la Fatigue s’évanouit.

Ah ! on ne remarqua pas, cette fois, que les patates nageaient dans trop de jus. Quoiqu’il ne sentît rien, c’était du bon jus chaud, avec des morceaux de choses nourrissantes, un régal pour toutes ces bouches avides.

Gaspard avait de la joie rien qu’à les regarder.

Mais ce ne fut qu’un court répit. Sitôt lestés, tandis que plusieurs déjà s’endormaient, nez sur la terre, le long de la route, l’ordre arriva de reboucler les sacs : on repartait tout de suite. Alors, ils se précipitèrent sur la marmite dont Gaspard avait dit ; « Ça, c’est l’ café ! » et ils tendaient leurs quarts, se disputant entre eux.

— Servez-vous ! cria Gaspard.

Il rebouclait son sac.

Puis il vint à son tour, et il ne trouva que la marmite vide et renversée.

— Ah, les chameaux ! Ils ont tout bu !

Brusquement, il entra dans une fureur dangereuse. « Quoi, on avait tout chauffé, sans y en laisser… à lui… lui qu’avait fricoté, et pas encore posé ses fesses ! » Moreau essaya de l’apaiser ; un lieutenant s’en mêla ; rien n’y fit. Il déclara qu’il ne se battrait pas, qu’il aimait mieux devenir boche, et qu’il allait se faire « porter pâle. »

On repartit. Il traînait les pieds et il avait des soubresauts de colère.

Temps chaud, pesant ; l’air semblait mort ; rien ne bougeait plus, — quand soudain les grondements du canon recommencèrent, précipités. Les hommes étaient abrutis de fatigue, mais ils sentaient leur poitrine un peu angoissée. Cette fois, c’était bien la bataille qui s’annonçait pour eux.

— On traversa une plaine de blé, on longea des bois, on côtoya tout un village qui parut vide et mort, et on aperçut, à un tournant, la route qui, lentement, tout droit, grimpait vers une crête pointue. Qu’est-ce que le régiment allait voir de là-haut ?

Grand Dieu ! il vit… ah ! les cœurs se serrèrent et presque s’arrêtèrent, et il monta d’abord de ce troupeau d’hommes comme une rumeur d’effarement et de désolation ; car brusquement, le régiment venait d’avoir la première vision poignante de la guerre : l’horizon tout en flammes.

Les Allemands étaient là. Cette ligne de feu, c’était eux. Ils faisaient flamber les villages.

L’âme de Gaspard sauta. Il décida de rester Français.

Puis, en avançant toujours, tous les yeux rivés sur cet immense spectacle d’horreur, on commença de croiser la file interminable et lugubre de tous ceux qui se sauvaient, bêtes et gens : femmes, enfants, vieillards, entassés dans de mauvaises charrettes, pressant du fouet de vieux chevaux dont l’armée n’avait pas voulu.

Dans l’affreux désarroi du départ, à cette minute déchirante où tout semble précieux, ils avaient jeté pêle-mêle des hardes et de la literie sur les voitures, et leurs visages d’angoisse émergeaient des ballots entassés. — Gaspard serra les poings :

— Ah ! les sales brutes !… J’en rapporterai d’ la peau, voui d’ la peau !

La route se resserra. Le régiment fit halte pour laisser s’écouler ce troupeau humain gémissant et affolé. Infirmes, femmes enceintes, des chiens, des veaux qu’on avait attachés, qu’on tirait, qu’on poussait, qui meuglaient.

Les cheveux dans les yeux, une femme sanglotait, qui, dans la confusion de la fuite, avait perdu un enfant sur trois, et les deux autres, pendus à ses jupes, pleuraient éperdument. Gaspard dit à l’aîné :

— Pourquoi qu’ tu gueules, p’tit gars ?

— Y a Clémentine qui s’a perdue…

— C’est ta tite sœur ? Ben, on t’ la rapportera ta tite sœur ! Tu vois bien qu’on y va, nous aut’, et on est des poilus !… Pis, y a les Russes, de l’aut’ côté…

Il prononça ce mot « Russes », d’un ton si admirable, si chaud, si convaincu, que les larmes de l’enfant s’arrêtèrent. Elles s’arrêtèrent aussi, parce qu’il sortait de sa musette ce qu’il avait de plus précieux : son reste de chocolat, et une boîte ronde :

— Prends ça ; c’est du pâté d’ foie d’ la rue d’ la Gaîté, qu’ ma vieille ell’ m’a dit : « Tu l’ boufferas qu’ si t’es blessé. » Seulement, chiale pus, ou gare !

Et il le menaçait de sa large main, qui avait l’air terriblement protectrice.

Mais il fallait filer, suivre les camarades. Il lui fit encore : « Au r’voir, bonhomme, on se r’verra ; j’ te rapporterai un casque à pointe ! » Puis il se mit à courir le long de cette caravane sinistre, répétant à s’égosiller :

— Vous en faites pas, les vieux ! On va vous venger ! On est des mecs ed’ Pantruche !

Et il serrait nerveusement la crosse de son fusil.

On marchait, on marchait. Il n’était plus question de fatigue, tant les hommes étaient excités. Non point qu’ils eussent la langue aussi déliée que Gaspard. Presque tous muets. Mais ils voyaient des choses si nouvelles et si tragiques !

Devant un groupe de maisons qui dominaient la plaine, et d’où l’œil embrassait un large morceau de pays en train de griller sinistrement, trois femmes, une vieille, deux jeunes, sans doute ses filles, les mains crispées, la bouche tremblante, regardaient et pleuraient, avec un air de détresse à crever le cœur. Elles étaient immobiles, sans gestes, et elles balbutiaient simplement, devant ces villages en flammes, où la fureur de l’ennemi se dénonçait par des éclatements plus lumineux, elles balbutiaient, les malheureuses :

— C’est à nous maintenant… à nous demain… c’est notre tour !

Et elles s’appuyaient du dos contre leur maison, leurs vieux murs, tout leur bien, qui était condamné, puisque les « barbares » avançaient.

Aussi, les « barbares » on n’osait pas, comme aurait fait Gaspard, marcher carrément sur eux. On les voyait pourtant là-bas ; on était à quelques kilomètres ; on ne filait jamais dans leur direction. Pourquoi ?

Moreau eut une idée :

— On va les prendre ed’ flanc.

— Ed’ flanc… t’ m’as l’air ed’ flanc, dit Gaspard indigné. C’est-il des façons d’ prendre el’ monde !

Il aimait la franchise et les coups directs ; mais il se consola encore avec les Russes.

— On doit attendre eux aut’, là-bas.

— Qui ça ?

— Les Cosaques ! Nous, on va les énerver jusqu’à c’ que les Cosaques — (et ça fait vite, t’ sais, les Cosaques : j’ les ai vus au cinéma) — jusqu’à c’ que les Cosaques ils leur tombent su l’ poil.

— Je ne comprends rien, dit Burette, car les Russes, depuis trois semaines, doivent avoir tant avancé chez eux… Alors eux, comment ont-ils le culot de s’amener chez nous ?

— Y a rien à comprendre, dit Gaspard, c’t’ un truc à tourner fou !

Et on marchait, on marchait toujours, — Presque tous clopinaient ; on ne voyait plus de rangs alignés.

Maintenant que la route était redevenue libre, et qu’on ne pouvait se parler qu’entre soi, la fatigue, de nouveau, pesait sur le régiment. Le soleil brûlait les nuques.

— Faites ouvrir les capotes, ordonna le colonel.

Pinceloup ronchonna :

— Capote ou pas capote, j’ vas m’ laissser aller dans l’ fossé et vous continuerez sans moi.

— Tiens, parbleu, dit Gaspard, pis on t’apportera du Boche tout tué ; t’auras pus qu’à l’ faire rôtir !

— J’ le ferai mieux rôtir que toi… Si j’plaque, c’est qu’ j’ai rien bouffé. Avec toi on bouffe que d’ la flotte : c’est dégueulasse !

Gaspard rougit :

— Quoi qu’ tu dis ?

— J’ dis qu’ si t’as pas entendu, tu peux toujours m’ téléphoner.

Instant critique : tout le monde le sentit. Il fallait choisir entre la vérité… et la soupe, si délayée fût-elle ! On n’hésita pas. Vingt têtes furieuses crièrent au mécontent : « Non mais, t’as tout d’ la vache ! Tu voudrais-t-il des bécasses ou du saumon ? Pis avec ça ? Ah ! c’te panouille ! »

Gaspard se rengorgea, il était le « cuistot », l’homme indispensable, celui qui a le plus de flatteurs et qu’on ne discute pas, parce que la discussion, c’est le jeûne.

Burette, que la chaleur rendait affreusement rouge, soupira :

— Parler de soupe ! Moi qui n’ai envie que d’une glace ! Ah !… s’asseoir à un café et commander : « Une glace ! »

Les pieds levaient un flot de poussière et les hommes étaient gris, même des cheveux et de la barbe.

— C’ qu’on est foutu ! C’est l’ moment de s’ marier.

On commençait à voir des lâcheurs qui s’asseyaient sur le bord de la route, s’éventaient, s’étendaient, et derrière la colonne, entre le dernier rang et le cheval du major, il y avait une cinquantaine de traîne-pieds, boitant à gauche, boitant à droite, tirant leur sac à la main, avec l’aide d’un camarade. Le capitaine Puche s’émut d’en compter dix de sa compagnie. Il venait d’apprendre du colonel qu’il restait six kilomètres pour atteindre un village éloigné des Allemands, où on cantonnerait la nuit. Il n’y avait donc qu’un dernier effort à obtenir des hommes. On ne se battrait pas avant le lendemain ; on pouvait leur promettre du repos. Seulement… ils marchaient depuis une trentaine d’heures, et il est malaisé de faire comprendre à une troupe qui ne court aucun danger immédiat, qu’on a besoin de son énergie et de son endurance. Il faut trouver un moyen plus persuasif que les discours, et le hasard, bon diable, l’offrit au capitaine Puche, sous la forme d’une barrique de vin qu’un paysan, qui fuyait, emportait parmi des ballots, dans une pauvre charrette faite de deux échelles croisées.

Puche arrêta sa compagnie, laissa passer celles qui suivaient, et il dit à l’homme :

— Combien votre tonneau ?

— Ben, fit l’autre… eh… ça dépend… pourquoi qu’ c’est faire ?… C’t un bon p’tit vin gris du pays… Si j’ l’emporte, c’est point que j’ veux l’ vendre… Qué prix qu’ vous voudriez y mettre ?

Puche reprit :

— Soyez raisonnable… pour des soldats.

— Oh, les soldats… j’ les connais ! On voit qu’ ça, nous, des soldats… Une barrique ed 120 litres, l’ prix… dame, c’est soixante-dix francs…

— Les voici, fit le capitaine.

Et il appela : « Gaspard ! »

L’autre accourut :

— Cette barrique est pour vous. Il y a du boni, je m’en sers. Il nous reste six kilomètres ce soir. Je compte que personne ne flanchera.

— Ah… ah, sans blague, mon capitaine ! Faudrait être un dégoûtant pour rester en panne après s’être rafraîchi !

— Alors, distribue.

Gaspard roulait des yeux ronds. Il prit le tonneau à pleins bras, comme pour l’embrasser ; il le tourna sur la voiture, puis il fit défaire les seaux de toile et les hommes défilèrent un à un. Ils défilèrent deux fois : il y avait double ration.

Le paysan, pendant ce temps, épluchait ses billets, et quand il fut sûr de son compte, il empocha, disant :

— Avec tout ça, moi, j’ai pus ren à boire…

Sa plainte ne toucha personne, tant son vin parut excellent.

Vin merveilleux ; vin un peu chaud des derniers coteaux de France, qui coulait dans les poitrines de ces pauvres diables fourbus, donnant à leurs corps une poussée de joie et ranimant leurs idées gaies. Un quart de vin pour un homme éreinté, c’est le délassement, le bien-être, la langue émue, le cœur qui rebat et s’attendrit.

Ces deux cent cinquante soldats, leur tonneau vidé, prirent un air épique et glorieux. Ils semblaient alertes : ils ne souffraient plus de leurs pieds. Les yeux brillaient ; les bouches riaient. Et ils regardaient presque avec des larmes de reconnaissance le chef tout simple et si tranquille, qui avait eu cette paternelle idée.

Le vin ! Quelle splendeur et quelle puissance ! Des hommes dont le moral est en loques, abattus, abrutis, il vous les transforme en une troupe nerveuse, éveillée et qui repart en chantant.

Car tout de suite Gaspard reprit son refrain :

Paraît que la cantinière,
A de tous les côtés…

— Ah non ! dit Burette que le jus de vigne rendait amoureux, pas ça ! Un air galant !

Alors, l’autre cligna de l’œil et il se mit à entonner :

Mariez-vous donc ! mariez-vous donc !
C’est si gentil, c’est si bon !
Pourquoi rester garçon ?
Allons,…
Mariez-vous donc !

Tout le monde de se tordre, même Pinceloup, et les deux premiers kilomètres furent enlevés dans cet éclat de rire.

Pour le troisième, ce sacré Gaspard changea de ton. Il devint tendre :

En sortant du bois,
J’ai trouvé trois filles.
Les trois sont gentilles,
Et j’aime les trois…

Burette était émoustillé. Il faisait en souriant : « Ah, l’amour !… l’amour !… faut-il être bête pour faire la guerre… quand on peut faire l’amour ! »

Il restait deux bons kilomètres. Gaspard encore se chargea de les « bouffer », en prouvant que le vin de France est un bienfait des dieux.

Il avait ôté sa cravate, relevé ses manches, piqué son képi au bout de son fusil, et blanc de poussière, qui collait sur sa sueur, les pommettes rouges, l’œil enflammé, il chantait à tue-tête :

Quand les femmes sont jolies,
Quand elles vous font envie.
C’est l’effet du printemps,
Coch…

Bong !… Bong !… L’horizon recommençait à gronder.

— Oh, ça va bien ! Ça d’ vient la scie ! Et il reprit avec l’accompagnement lointain du canon :

Quand les femmes sont jolies.
Quand elles vous font envie (Bong !)
C’est l’effet du printemps,
Cochon d’ printemps,
C’est… (Bong !) c’est épatant !

Le Vin narguait la Bataille, et, généreux, il faisait oublier à ces hommes que la vie n’est qu’une pauvre chose, et que le destin est bien amer.

Après du vin, voilà, qu’ils avaient de la paille : pourquoi se « biler ? » — On les arrêta dans un village évacué, morne et vide ; et ils ne virent point qu’il était dramatique avec ses maisons malheureuses, et comme transies de peur, sans fumées portes ouvertes, où tout marquait la fuite, l’abandon et l’effroi, — jusqu’à des charrettes renversées sur la route, timons en l’air, désespérées. Eux, ils marchaient depuis trente-deux heures. La fatigue leur revenant, ils étaient un peu gris. Le corps mou, le cerveau vague, ils se laissèrent aller pêle-mêle et béatement sur la paille des granges.

Pourtant, Gaspard était trop énervé pour dormir ; il avait des fourmis plein les mollets ; il ne tenait plus en place. Après avoir, en vain, tenté de rester couché, il sortit respirer l’air de la nuit. Ses idées étaient confuses ; il pensait tout à coup à la mort, à son intérieur, à son gosse, à… Il prêta l’oreille. Qu’est-ce qu’il entendait ? Des beuglements prolongés et douloureux. Restait-il donc des bêtes dans ces maisons vidées de leurs habitants ?

Une idée subite lui traversa l’esprit.

— On a tout laissé, pardi… et v’là qu’ ça crève de faim !

Il ne fit ni une ni deux. Il voulait en avoir le cœur net. Seul, dans l’ombre, il s’en alla voir « de bicoque en bicoque pourquoi qu’ ça gueulait. »

Et alors, il fut vraiment beau cet homme du peuple de Paris.

Lui qui n’avait jamais préparé que des escargots, — à la lueur de chandelles qu’il dénichait ici ou là, il se mit en devoir de faire manger ces « bêtes françaises » abandonnées.

Il entrait à tâtons dans les étables. Il sentait tout de suite si elles étaient chaudes d’un souffle vivant. Il frottait son briquet d’amadou, dont la petite lueur lui suffisait pour apercevoir de gros yeux noirs suppliants et des mufles avides. Il disait tout de suite : « Voilà… chialez pus… on s’occupe de vous. » — Il allumait un bout de chandelle qui lui brûlait les doigts, il le calait sur un bas-flanc, et, marchant dans les bouses, jurant, donnant du pied dans des seaux, il essayait de leur « dégoter d’ la boustifaille. » — S’il n’en trouvait pas, il allait en rechercher à la maison voisine, et il expliquait aux bestiaux :

« Faudra l’ dire au patron, quand qu’ c’est qu’il r’viendra. » Puis, avec son ton de bonhomie bourrue, il attrapait chacune des bêtes, donnait du fourrage aux veaux, disant : « Les cochons !… vont m’ bouffer les pattes ! » et aux porcs il servait des jattes de son, criant : « Les vaches !… c’ qu’ils sont goulus ! »

Il remplit des râteliers, retourna des litières, prépara des provisions, montrant : « Ça, patience… ça s’ra pour demain. »

Et les étables où il était passé redevenaient peu à peu silencieuses…

Il dormit à peine une heure, mais il était content, et ne se sentait plus fatigué. — Au petit jour, quand on annonça qu’on allait repartir, remarcher encore, toujours, — que de pas, mon Dieu, et que de peines ! — quand les troupes furent prêtes à s’ébranler, Gaspard offrit du lait aux copains, du lait trait de la nuit, qu’on refusa en se moquant : « Un p’tit vin blanc, voui, si tu veux ! » et on l’appelait « c’te vieille nourrice ! » — D’un coup de pied colère il renversa les seaux, mais il continuait d’être content tout de même. Il accabla tout le monde de son mépris :

— Heureusement, c’est pas pour vous, faces moches, que j’ai tiré tout ça.

— Pas pour nous ?

— Non, probabe !… Et j’voudrais voir vos poires, si vous traîniez des pis comme des ballons !

Les maisons qu’on quittait étaient perchées sur une colline. On paraissait, cette fois, filer droit vers l’ennemi, en dégringolant le long d’un champ de blé. Le village, qui avait l’air de regarder partir le régiment, se chauffait au soleil et ne beuglait plus. Et Gaspard dit, se parlant à lui-même :

— Les « bestioles » comme ça, elles pourront p’t’ être attendre les Russes…