Arthème Fayard & Cie (p. 172-216).
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V

Un soldat blessé, qui arrive à l’hôpital, pénètre dans un monde nouveau.

Il vient de se battre et de souffrir parmi les hommes de son pays. Soudain, il repose entre les mains des femmes. Autre face de la vie.

On le commandait : on lui demande ce qu’il veut. On ne lui parle plus de la mort : on lui promet qu’il va guérir. Il ne sent plus aux épaules la main rude de la servitude militaire : il est pansé par des doigts délicats, dont le dévouement est libre et consenti.

Alors il devient doux, souriant, puéril, prêt à toutes les gratitudes, et sa langue ne remue plus que pour des mots drôles et gentils, qui font dire aux infirmières : « Que de braves gens dans ce pays de France ! »

Lui pense pareillement : « Que les femmes sont bonnes chez nous ! » — toutes, mêmes celles du monde, qu’il aurait crues oisives, trop riches… S’il y a quelques perruches, on le saura au Jugement Dernier : le peuple ne les voit pas.

D’ailleurs, un homme qui, comme Gaspard, a les yeux clairs et le regard droit, attire tout de suite autour de son lit les femmes les plus dévouées et les plus charmantes. On le trouve comique et si touchant ! On l’appelle « ce pauvre diable » ; on se démène pour lui faire plaisir. — Gaspard, durant deux mois, devait occuper trois femmes. Ces trois femmes, qui n’avaient de commun ni l’aspect, ni les idées, ni les sentiments, le sort les avait réunies autour des mêmes malades, comme pour prouver aux hommes qu’il existe au moins trois façons divines d’être femme.

L’une était la Bonté, l’autre était le Charme même, et la troisième était la Vie, vie de l’esprit, vie du cœur, vie du geste : on ne voulait plus mourir après l’avoir vue.

La première avait une figure si consolante et si modeste, qu’une cornette de sœur, qui n’aurait laissé voir que le sourire de la lèvre, la bonhomie du nez et la pureté du regard, aurait été bien digne de ce visage paisible, où se marquait une foi sans heurts, avec un dévouement sans réticences. Dans ses manières et sur ses traits, elle n’avait peut-être rien de rare, pour éblouir les yeux ; mais la vertu de son âme mettait une lueur aux siens. Sa main, au dire d’un peintre, eût pu sembler comme bien des mains, mais ses doigts si légers ne parlaient que de tendresse. Et par ses mots, ses mines et dans toutes ses façons, elle laissait à penser qu’elle était un peu simple, mais l’eau pure et le ciel bleu ont cette simplicité. — Elle avait, cette jeune fille, confiance dans tous les hommes : les pires ne lui semblaient que des égarés. Alors, elle était douce, même avec les plus rudes, pareille aux jours d’été qui font pousser des roses sur des haies misérables. — Le temps, pour elle, ne comptait plus : elle avait vingt-cinq ans sans impatience ; elle souriait à la douleur, jusqu’à ce que cette intruse cédât ; elle était tranquillement inlassable. On se sentait meilleur, sitôt qu’elle vous regardait.

Elle s’appelait Mlle  Anne, et ce petit nom calme, qui est comme un léger soupir, prenait un accent de prière dans la bouche des blessés : « Mam’selle Anne !… Mam’selle Anne !… » Cela voulait dire : « Mon Dieu, vous qui êtes bonne, approchez donc !… Ah ! que nous sommes las !… Ah, que nous avons d’ennui !… Mam’selle Anne… contez-nous quelque histoire. »

— Une belle histoire ? demandait-elle.

— La plus belle.

— Attendez. Je vais vous relire la lettre de votre mère…

Le soir, avant de partir, elle n’aurait jamais oublié de souhaiter bonne nuit à chacun : elle savait que les hommes, comme les mioches, dorment mieux, quand une main de femme les borde. Elle faisait le tour de chaque lit ; elle prenait une voix un peu enfantine : « Bonsoir, mon bras malade… Adieu, l’homme du Midi… Au revoir, la pauvre épaule… Bonne nuit, Gaspard, et ne remuons plus. »

Gaspard disait :

— J’ rentre dans ma coquille ; j’ fais l’escargot ; c’est mon métier.

Elle avait un bon sourire et elle s’en allait. — Et alors, dès qu’elle avait fermé la porte, le paysan, l’ouvrier, le petit soldat imberbe comme le poilu père de famille, tous, dans leurs lits, disaient avec Gaspard :

— Vieux, celle-là… c’ qu’elle est bath !

Puis ils avaient une façon d’ajouter : « Maintenant, on dort », comme dans une hâte d’avaler la nuit d’une gorgée, pour la voir vite revenir. La seconde de ces trois femmes ne méritait pas moins d’être attendue.

Lits côte à côte ; blessures en rang ; quoi de plus morne qu’un dortoir !… Dès qu’elle entrait, c’était une chambre. — Elle ouvrait les fenêtres au soleil ; elle apportait des fleurs, qu’elle tenait entre sa poitrine et son bras nu. Tout de suite, en marchant, en souriant, elle mettait du charme et de l’intimité dans une salle banale et froide.

Elle s’appelait Mme Arnaud. Elle était mariée et jeune mère : elle parlait de ses bébés qui jouaient dans un jardin. Et l’on pensait que si les caresses d’une femme embellissent les enfants, ceux-là devaient être d’une grâce singulière. Depuis Ève on n’est jamais sûr qu’un grand charme ne cache point quelque coquetterie. Raphaël eût peut-être dit de cette femme : « Non… j’aime mieux les Vierges. » Mais Reynolds aurait demandé à la peindre.

Elle, elle n’était pas toute simple. Elle avait de la noblesse naturelle, mais quelque apprêt dans la distinction. Bien née, et mieux élevée encore. Et on se la représentait dans un beau parc, où des arbres forts s’épanouissent librement, mais dont les pelouses sont tondues, les allées sablées, et les vases fleuris. En robe blanche d’infirmière, il n’est guère facile de raffiner sur la toilette. Pourtant, si le cou est bien pris et que le pied soit bien fait, on se chausse avec goût, et on échancre son corsage. — Mme Arnaud savait le prix d’un col fin, dégageant un haut de gorge blanche, et elle portait sous sa jupe courte des souliers minces, qui laissaient voir des bas bien tirés sur des chevilles charmantes.

Quand elle passait, on ne l’appelait pas : on la regardait passer.

C’était elle qui s’approchait, toujours avec quelque exquise intention. Un verre traînait : elle venait y mettre une rose. — Elle disait aux fiévreux : « Soulevez-vous, que je change votre taie d’oreiller. » L’homme souriait de bonheur, frottant sa joue chaude sur le linge frais, et il murmurait : « Merci… merci, Madame… » sans trouver d’autre mot, quoique ce fût trop peu de lui dire : « Que vous êtes bonne ! » Sa bonté avait tant d’aisance et de grâce ! — Heureux les blessés que sa main fine a soignés, dorlotés, fait manger. On la sentait jeune mère, adroite et caressante. Comme on prend un enfant, elle prenait son « bonhomme », hirsute et maladroit. Elle le soutenait, sans qu’il l’écrase ; elle lui disait : « Repose-toi sur moi » ; l’autre balbutiait : « Oh ! Mâame… ai pas faim. » Elle répondait ; « Si… si… tu vas voir… ça va venir. » Elle s’obstinait ; elle soufflait sur la soupe ; l’homme détournait la tête : « Oh non, Mâame, j’ peux pas… » Alors, doucement, les yeux sur les siens, pendant qu’elle lui glissait la cuiller dans la bouche, elle murmurait en confidence : « On peut ce qu’on veut… quand on est Français. »

De Mme Arnaud, lorsqu’elle était partie, personne ne trouvait rien à dire, même Gaspard à la langue si déliée. On se taisait, afin de penser à elle.

Il fallait, pour la faire oublier, toute l’impétuosité de Mlle Viette, la troisième de ces femmes. Cette jeune fille était la Vie.

Toute petite mais si bien campée, et prompte, ferme, agile, — un pied alerte, une main délurée, un œil aux aguets, une cervelle pleine de fantaisie, le cœur prompt, vif, sitôt touché, sitôt donné. Elle émerveilla Gaspard. — Et lui, l’homme des faubourgs à la voie grasse, qui adorait Mlle Anne et qui rêvait de Mme Arnaud, il sentit tout de suite ce qu’il y avait de spirituel et de racé dans cette vraie petite Française, si fine et si vivace. Un jour, n’y tenant plus, il lui dit :

— Est-ce pas, mam’selle, v’s êtes de Paris ?

Non : elle était de l’Anjou ; elle avait été élevée dans cette sage et maligne province, et elle le disait les yeux si clairs, avec un rire si franc, que Gaspard, pour la première fois de sa vie, se demanda s’il y avait en France quelque chose de mieux que sa grande ville.

La vérité, c’est que ces deux êtres, si lointains d’apparence, étaient tout proches de cœur. La même pureté dans l’amour-propre. Jamais il n’aurait dit : « C’ que j’ souffre ! », lorsque, penchée sur lui, grandissant sa petite taille, rapide, gentille, avec on ne sait quelles ruses de doigts, elle ôtait les pansements qui collaient à la chair. Et, quand, à l’heure des repas, elle lui choisissait un beau fruit, l’ayant d’avance en main, elle avait l’air, devant son lit, de fouiller au hasard, dans le panier. Elle eût été gênée qu’il la remarquât.

Il y avait quotidiennement, pour les blessés, deux minutes rares et délicieuses : le jour qui venait, elle qui entrait. — C’était une bouffée de bon air pour la salle. Elle arrivait fraîche comme le matin. Ses yeux riaient ; elle avait l’air de dire : « Qu’est-ce que vous faites là, dans vos lits ? » Et tous ces hommes se sentaient un peu bêtes d’être blessés…

Elle avait des cheveux d’un blond vif dont les plus fins s’échappaient de sa coiffe blanche, et lui chatouillaient les tempes. Alors, elle les rappliquait sur l’oreille, d’un geste impatient, du revers de sa main. Une mince chaînette en or, où pendait une médaille, s’animait sur son cou, aussitôt qu’elle trottait. Et elle était drôle, active, espiègle, endiablée.

C’était elle qui rangeait l’armoire à linge, empilant les mouchoirs et étalant les draps. Elle y disparaissait dans son armoire, rentrant, ressortant, la main si prête et si soigneuse ; et vers midi, quand le soleil pénétrait à flots dans le dortoir, elle était une preuve charmante qu’on ne doit jamais faire ranger du linge blanc que par une jeune fille blonde.

Au surplus, que ne rangeait-elle pas ? Où n’était-elle point ? Que faisait-on sans elle ? Elle courait si vite ; devinait de si loin ; pensait d’avance. Et si par hasard un blessé pouvait se dire : « Tiens, elle n’a pas songé à ça… », sans doute lui voyait-elle des yeux étranges, car elle s’approchait, demandant : « Qu’est que j’oublie ? »

— Et elle trouvait.

Pour ses malades, elle choisissait les draps les plus doux, s’excusant : « Ils sont peut-être un peu vieux… » Dès les fraîcheurs d’octobre, elle leur offrit de l’eau tiède : « Pas froide ? Ça ne vous fait rien ? » Et de chez elle à la dérobée, elle apportait des fruits, des bonbons, des images, car elle avait la main petite, mais juste ce qu’il faut pour cacher une surprise. — Était-elle rouée ? Son front bombé parlait de malice. Mais ses ruses n’étaient rien que de la bonté qui se cache. Esprit français, pudeur du cœur, âme de jeune fille délicate, qui faisait dire à Gaspard :

— C’te p’tite-là, c’t’ un amour !… Quand j’ serai dans mon bocal, j’y enverrai des souvenirs.

Ces trois femmes, loin de se nuire, se complétaient entre elles. Elles formaient un triptyque de la vie féminine. Le ton de Mlle  Anne, doux, résigné, charitable, était un baume aux grands blessés qui songeaient à la mort. — Mme  Arnaud, la voix chantante et le bras arrondi, semblait faite au contraire pour ceux qui vont guérir, et qui s’en attendrissent. — Et Mlle  Viette, si éveillée, si souple, si remuante, c’était le plaisir de vivre pour des convalescents.

La première, on l’embrassait quand on se sentait mourir. La seconde, il venait à ces hommes comme un désir timide de lui baiser la main. La troisième, Gaspard rêvait de s’aller promener avec elle.

Gaspard à l’hôpital ! Fut-il soigné ou soigna-t-il ?

Trois jours de lit, puis il fut debout. Ça l’éreintait ! Il ne pouvait plus ! Il eût fallu le ficeler. Il dit à Mlle  Anne :

— C’est fini… J’ sens pus rien… J’ vous promets, c’est fini…

Et, boitant horriblement, s’avouant lui-même : « C’t’ à croire qu’ j’ai une fesse en bois », il entreprit d’abord de visiter toute la bâtisse, qu’il avait dénommée joyeusement : « l’atelier de réparations ». Chapelle, cuisine et caves, où ne mit-il pas son nez de badaud ? Il vit le jardin, la pharmacie, la lingerie, et il remonta, sachant où s’embaucher pour rendre service.

Dès le soir, on le trouva sur un perron, épluchant des pommes de terre avec une sœur, qui ne pouvait s’empêcher de rire à l’entendre raconter :

— Tout c’ qu’est boulot, c’est pas d’ la blague, à moi ça m’ plaît. Si l’ bon Dieu il m’avait fait huître, j’aurais crevé d’ dans ma coquille ; moi m’ faut d’ l’action, c’est pas d’ la blague… et pis qu’ ça barde ou bien j’ m’embête… Paris, voilà ! Ça grouille, ça m’ botte ! Non, mais sans blague… c’est pas d’ la blague… Et vous ma sœur ?

Le lendemain, c’est lui qui fit chauffer l’eau des bains de pieds, qui ratissa le sable de la cour ; et il éplucha encore tous les légumes pour la soupe. Puis… peut-on dire tout ce qu’il fit ? Il balayait, cuisinait, massait, rasait, et… sa plaie se fermait. Sans rire ! Ses infirmières s’en amusaient entre elles. Lui aussi. Un soir, en se couchant, il se tenait les côtes. L’infirmier lui dit :

— Allons, ça va. Tu te remets.

Il fit :

— Si j’ me remets ? Et t’ sais pas pourquoi que j’ me remets ? Le vieux bonze, el’ docteur, il m’ la espliqué. Il dit : « Vous, vous guérissez vite, pasque vous buviez pas.., » Ah ! poteau !… Ah ! dis donc !… J’ai manqué y pouffer au nez. L’ pauv’e bonhomme !… Si y avait autant d’ gosses en France comme j’ai sifflé d’ pernods, probabe qu’on parlerait pus d’ la dépopulation… Justement, ça y fait du bien, les alcools à ma fesse ! Ça l’a fortifiée, c’te p’tite fèfesse !

L’infirmier s’amusait. C’était un bon vivant, dont Gaspard, très vite, s’était fait un ami. Clerc de notaire transformé en infirmier. Comment ? Pourquoi ? Confusion du recrutement. Mais confusion bénie, car avec sa face rose, son humeur douce, son sourire pour lever les plus lourds des blessés, il consolidait le moral, et il avait toujours l’air de dire : « Regardez-donc comme il fait bon vivre. »

C’était lui qui affirmait chaque matin : « Tout sera fini dans un mois », qui contait sur la guerre des histoires comiques, qui, un jour, pâle d’émotion, disait d’un moribond :

— Pauvre vieux ! Si au moins je pouvais le faire rire encore une fois…

C’est avec ceux qui meurent qu’on juge les vivants : ceux qui meurent ont tant besoin qu’on les aide.

Quand on a vu des batailles, on n’a plus qu’un demi-mépris pour ceux qui redoutent le feu : il est redoutable ; or ce clerc de notaire, placé là malgré lui, le redoutait un peu.

Gaspard lui avait lancé brutalement le lendemain de son arrivée :

— Pourquoi qu’ t’es là, toi ? T’es bien ballotté ; qu’est-ce t’attends pour aller faire risette aux Boches ?

— En voilà un type ! répondit l’autre. J’attends… j’attends qu’on me demande… Toi, on t’a bien demandé ?

— Y a des chances, fit Gaspard. (Et il avait une moue de dédain.) Moi, j’étais commandé d’puis toujours.

Puis, il avait appris à connaître et à apprécier cet aide-tabellion, qui, quand la mort rôdait, se mettait entre elle et sa victime ; il ne quittait plus le lit ; soutenait l’oreiller ; sa voix se faisait maternelle ; et on citait ce mot de lui sur un dernier soupir :

— Ce n’est rien, bonhomme ; ça ira ; ça va mieux ; c’est… c’est fini…

Gaspard s’était dit :

— Les notaires ? D’ la racaille ! Des mecs qui prennent cent sous pour vous écrire deux lignes… Mais çui-là, c’t’ un à part ; l’ est brave type ; j’ peux y causer.

Et il lui avait donné peu à peu sa confiance, le mettant dans son cœur à la place de Burette, car il choisissait toujours ses amis parmi les hommes qui savent parler et un peu penser. Puis, ce clerc-infirmier était original. Il avait la valeur de son nom : Dudognon. Que de choses dans ces trois syllabes ! De la mollesse et de la bonté, du comique et de l’attendrissement. En fait, il égayait « l’hosteau ». Il lui arrivait des histoires impayables.

Un matin, brusquement, on annonça la visite d’un général-inspecteur.

— Fichtre, dit Dudognon, s’il m’inspecte, moi, je me trotte au front dès ce soir.

— Attends donc, reprit Gaspard, et t’en fais pas d’avance !

Le médecin-chef avait en effet songé à lui. Il accourut.

— Fichez-vous vite au pieu !

— Bon, docteur…

— Remontez vos couvertures. Fermez vos quinquets !

— Oui, docteur…

— Je dirai que vous avez une fièvre de cheval.

— Merci, docteur…

Et le voilà qui se déshabille, se coule dans ses draps et attend.

Ronflement d’auto dans la cour. Pas sur le perron. Le général ! Notre infirmier, dans son lit, roule des yeux de supplicié. Tout à coup, la porte s’ouvre. C’est Mme Arnaud en coup de vent.

— Il est couché ! Levez-vous vite ! Qui vous a dit de vous coucher ?

— Le… le docteur.

— Et si on demande à voir vos blessures…

— Mes… Ah ! mes blessures…

— Levez-vous ! Levez-vous !

Il saute hors du lit. Il bredouille en enfilant son pantalon :

— Alors ?… Alors ?…

— Il faut vous cacher.

Gaspard était là. Il dit très simplement :

— Aboule-toi. J’ai l’affaire.

— Où ça ?

— Dans l’ placard aux balais.

— Dans le pla…

Devait-il trembler ou rire ? En tout cas, plus moyen de discuter. Ses chaussures à la main, il suivit Gaspard, qui l’enferma et prit la clé.

Puis, Mme Arnaud débrouilla la situation.

Les plus honnêtes des femmes sont admirables pour rester impassibles, quand il s’agit de sauver un homme étouffé dans une armoire. Quelle promptitude dans le geste ! Quel naturel sur le visage ! Quelle froide audace dans le mensonge ! Il fallait voir Mme Arnaud, élégante et la voix posée, avec le général, vieil homme tout chevrotant. Elle lui expliqua, devant le lit vide et défait :

— Monsieur l’Inspecteur, ce blessé-là est où les rois vont à pied.

— Ah ?… Ah ! c’est son droit, dit le général en souriant… Quelle blessure ?

Elle répondit imperturbable :

— Il est clerc de notaire.

Le général, stupéfait, pensa : « Et elle… elle est dure d’oreille… comme moi. » Et il passa. Il passa même devant le placard ; puis s’en alla tout à fait. Tout le monde fit ouf ! On songeait à ce sacré Dudognon… Aussi voulut-on lui faire payer l’émotion qu’il donnait : on appela toutes ces dames de la Croix-Rouge pour le voir sortir de sa cachette.

Ah ! cette tête ! Il clignotait des yeux. Il était honteux. Il dit tout de suite, s’adressant à Gaspard, comme s’il lui en voulait de l’avoir bouclé et humilié :

— Ce n’est pas une vie ! J’aime mieux me battre ! Je vais écrire au chef de corps ! Je n’ai pas une nature à jouer au guignol comme ça !

Après quoi… mon Dieu, il se mit à causer avec Mme Arnaud, et il la trouva décidément pleine de grâce. Après quoi, encore il parcourut les journaux. Le communiqué disait : Les Allemands ont eu des pertes considérables ; les nôtres sont sensibles. Et il trouva cela terrible, à bien réfléchir…

En sorte qu’il se remit à soigner les blessés, en s’oubliant lui-même.

Et Gaspard l’aida.

Ensemble, ils s’étaient pris d’affection pour un jeune sergent de l’infanterie coloniale, qui mourait lentement d’une balle dans la moelle épinière.

Un Parisien aussi, un comptable du faubourg Saint-Antoine ; et Gaspard, pour cette seule raison, lui eût donné son sang à la première demande.

Un camarade racontait comment il avait reçu, cinq minutes avant sa balle mortelle, un éclat d’obus sur le pied, riant dans ses souffrances et disant : « Juste sur mes cors ! »

Gaspard avait reconnu un frère.

C’était un blessé immobile, haletant, et dont le regard fixe faisait mal.

On l’avait amené une nuit, à deux heures, défait, sanglant, épuisé. Mme Anne lui avait dit :

— Essayez de boire un peu : c’est chaud ; ça vous fera du bien.

Il avait répondu :

— J’aime mieux un bout de papier pour écrire à maman…

Et il avait écrit, d’abord ; puis il avait bu ; après quoi il s’était endormi… pour une trentaine d’heures, sans mentir. Sa blessure était atroce ; la fièvre le brûlait ; mais la fatigue était plus forte que tout : il dormait. De temps à autre on le remuait, on le pansait, on lui tendait une tisane, et il entr’ouvrait les yeux, murmurant : « Merci… Vous êtes bien bonne ». Puis, sa tête repartait sur l’oreiller, et on eût dit qu’il voulait rattraper d’un coup ses deux mois de nuits blanches, dans un de ces sommeils immobiles et si profonds, qu’on ne voit qu’aux enfants et aux soldats.

Et c’est sa mère qui l’éveilla.

Sa mère, comment parler d’elle ? Il eût fallu la voir, — la voir arriver, regarder l’hôpital, passer le seuil en fermant les yeux, puis entrer dans la loge et dire :

— Ma sœur… mon fils est ici… Pierre Fontaine. Je viens de Paris pour le voir…

Ah ! cette angoisse et cette autorité dans le ton, qui distingue toutes les mères ! Car les autres sont plus timides : la peur leur donne de la confusion. Tandis qu’une mère, en deux mots, demande tout de suite : « Où est-il ? Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’on m’en a fait ? »

À celle-ci, comme par hasard, c’est Gaspard qui répondit. (Il était là, dans la loge, qui bavardait avec la sœur.) Il dit :

— Madame, vous faites pas d’ mousse. L’ docteur il dit qu’ ça va.

— Vrai ? fit la mère.

Et il passa dans ses prunelles toute la lumière qu’on voit aux yeux d’une accouchée, quand on lui met son petit dans les bras pour la première fois.

Puis, des larmes vinrent, et elle dit avec un rire nerveux, où il y avait encore de l’égarement :

— Pour le voir… c’est par ici… par là ?…

Femme du peuple d’une quarantaine d’années, modeste en robe noire, mais qui avait dû être singulièrement fraîche et jolie, car malgré ses tempes grises, le geste était resté tout jeune, le front sans rides, les yeux éclatants ; et elle était vive, mince, avec une taille de trente ans. Comme son fils devait l’aimer !

Gaspard sentit bien cela.

Il s’offrit à la conduire, mais elle était impatiente et remarquait à chaque tournant de boutoir : « Ce que c’est loin… ce que c’est grand, ces hôpitaux ! »

Enfin Gaspard poussa la porte de la salle, et il dit : « C’est là. » Elle répondit : « Je le vois ! » — Parmi les trente lits son œil n’avait pas hésité. — Puis, sans prendre garde à rien ni personne, les yeux sur lui, elle s’avança d’un pas raidi par l’émotion, marchant sur la pointe des pieds, Car elle avait compris à son calme qu’il dormait. Elle arriva devant son fils, vraiment essoufflée de bonheur, et de la main, contenant sa poitrine, elle eut un geste charmant, qui semblait, dire : « Allons… allons, mon cœur… sois sage… tu vois qu’il est vivant. »

Mlle Anne approchait une chaise : elle ne la vit pas. Tout doucement, elle s’en vint contre la tête de son enfant. Son petit sac tomba sur la couverture. Elle glissa son bras sous l’oreiller ; puis, le ramenant tout à elle, tout contre elle, d’un mouvement berceur où elle mettait sa pleine tendresse, elle l’embrassa de toute son âme, murmurant : « Mon petit… mon tout petit… » Sous le baiser maternel, il s’étira, le pauvre ; puis, brusquement, il ouvrit des yeux énormes, stupéfaits, et sa bouche se mit à trembler de joie sans qu’il pût rien dire. Alors, elle le lâcha, recula, ouvrit ses bras ; il tendit les siens, et on n’entendit plus qu’un bruit de sanglots et de rires.

— Mon petit… mon Pierre… mon Pierrot… Mon enfant… si cher !… C’est toi… Je t’ai… Tu n’as qu’une blessure… Raconte… Tu souffres ? Dis la vérité… Qu’il est changé… mais qu’il est drôle ! Mon chéri… te revoir… te tenir !… C’est horrible, est-ce pas, là-bas ? On se fait pas idée… Mais te voilà… Tu vis !… Tu me vois ! Que c’est bon ! Embrasse, embrasse… Reste là : bouge plus ; j’ai vécu de telles semaines : je serais devenue folle… Dieu, que je suis heureuse !… si heureuse ! Fais pas attention, je pleure, c’est la joie… petit… Oh ! petit !…

— Madame, dit une voix derrière, mande pardon, madame…

Elle se redressa.

— C’est moi, dit un garçon de salle, que j’ voudrais rentrer l’eau bouillue dans la table de nuit.

Elle s’écarta ; puis, revenant, s’asseyant, prenant les mains de son fils :

— Ta barbe ! Que tu es comique avec ta barbe ! Il y a du noir, du blond. Tu es affreux : je t’adore.

Il ne put s’empêcher de sourire ; et il bredouilla, car il était très essoufflé :

— Au moins… les infirmières n’auront pas le béguin.

Elle continua :

— Mais t’es-tu vu ? Oh, ce poilu… mon poilu !

Et elle se remit à le manger de caresses.

Lui ne s’abandonnait pas comme elle. La souffrance le rendait un peu raide dans des bras aussi tendres. Il demanda d’une voix coupée :

— Quand as-tu reçu ma lettre ?… Comment es-tu déjà là ?

En s’essuyant les yeux, elle se remit à rire :

— Voulais-tu que j’attende le Jour de l’An ? Je serais venue pour les étrennes. Grand gosse ! Tu sais pas ce que j’ai vécu. Toi tu te battais : les jours filent ; mais moi, seule à la maison, avec des idées horribles… Car penser, c’est affreux ! Et les nuits, oh, les nuits, je veillais, va, comme toi là-bas !

Il lui serra longuement la main. Puis, tout à coup :

— Et papa ?

— Ton père ? Il doit aller bien, très bien. Je t’ai écrit : toujours dans la Meuse.

Il fit un effort pour s’expliquer mieux :

— As-tu une lettre récente ?

— Toute récente.

Elle devenait rouge, très rouge. Elle reprit :

— Explique-moi bien ce que t’as. C’est dans le dos… mais c’est-il ressorti ?

Il dit d’un air très triste :

— C’est rien. Seulement… ça sera long.

— Long ? Eh bien, tant mieux ! Tu vas pas repartir dans quinze jours. Tu as le droit de souffler. Raconte-moi ta bataille. Il s’essuya le front :

— Laquelle ?

— La dernière.

— C’est la moins drôle…

— Drôle… Il a des mots ! Alors c’était épouvantable ? Dis-moi tout à moi. Je suis ta mère ; le public entend pas.

— C’était… c’était pas épouvantable : on s’y fait.

— C’est ça… Tu as été héroïque. Si, j’en suis sûre. Je le sens. Tiens, je suis fière de mon garçon !

— Maman… on nous écoute.

— Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?

— Parle-moi de papa.

— Ton père ? Encore ! Je t’explique… je t’explique…

Il s’arrêta presque de respirer.

— Tu me caches quelque chose… Qu’est-ce… qu’il lui est arrivé ?

Elle le regardait fixement, haletante et bien émue. Et ils s’interrogeaient l’un l’autre, sans rien dire, lorsqu’elle lança :

— Ton père, il est blessé comme toi, là, un peu blessé.

— Blessé ? De quand ? Où ça ?

— Comme toi, je te dis, comme toi… J’ai reçu une lettre en même temps.

— En même temps ?

— La veille.

— Et tu l’as vu ?

— Non…

— Comment, mais…

Elle rapprocha sa chaise, et les yeux dans les siens :

— Écoute, oui… écoute petit, tu vas comprendre. J’étais prête. J’avais fait mon paquet ; je n’avais plus qu’une heure avant le train qui me menait vers lui, quand on m’apporte ton mot, ton mot à toi, le Pierrot chéri, dont ta vie est ma vie. Dis-voir ce que je serais devenue, moi, si on t’avait tué ?

— Alors ?…

— Alors, je pouvais pas être partout ! Je pouvais plus aller voir ton père. J’ai prévenu sa mère. Elle est encore allante ; elle est partie le soir.

— La pauvre vieille !…

— Elle n’était plus vieille à l’idée d’embrasser son fils.

Il restait comme atterré. Il regardait ses draps.

Il dit encore :

— Sais-tu au moins… sa blessure ?

— Non… je… je ne sais pas.

Alors, il fit d’une voix sourde :

— Ça, c’est terrible…

Mais elle reprit brusquement, presque brutalement :

— Est-ce que je savais la tienne ? Tu m’écrivais : ne mentais-tu pas ?… Ah, je souffrais trop vois-tu !… je souffrais de partout, du cœur, des membres. Je t’ai mis au monde, moi ; je t’ai fait un homme. Tu es à moi… à moi… Embrasse… embrasse encore. Mieux. Il y a trois mois qu’on ne m’a pas embrassée !

— Madame… mande pardon, madame.

C’était encore le garçon de salle.

— J’ suis obligé de r’prendre l’eau bouillue.

Trois jours passèrent, puis la mère dut repartir. Elle voulait des nouvelles de son mari ; elle avait confié sa petite fille à une voisine ; l’auberge coûtait cher ; elle regagna Paris. Et quand elle quitta son enfant, elle eut un regard à fendre l’âme, car elle comprenait bien qu’il était très touché.

Dans l’escalier, elle le dit à Dudognon en pleurant. Lui, reprit avec une délicatesse rusée, qui sentait l’homme de loi :

— Je crois qu’il s’en tirera… Je vous promets, Madame…

Mais elle ne l’écoutait même pas. Elle était appuyée au mur, bras ballants, lamentable, et des larmes plein la gorge, elle disait :

— Nous l’avons pourtant bien élevé, Monsieur… C’est affreux, vous savez, de tuer comme ça des jeunes hommes bien élevés… Nous, on est que des ouvriers, mais lui… il était dans un bureau, Monsieur. Et il s’intéressait aux choses… Oh, mon Dieu !… Mon Dieu, que je suis malheureuse !… Il lisait des livres, Monsieur, que rien que les titres, ça me donnait du respect pour mon garçon…

La pauvre ! Elle revint la semaine d’après. Il était affreusement changé, le bas du corps paralysé, et le haut se prenait peu à peu d’une horrible façon par le ventre qui devenait raide et tendu, puis les poumons qui étouffaient, et dont les râles, déjà, étaient une agonie.

Cette fois, comme sa mère parlait, le blessé put à peine répondre. Il avait des yeux égarés. Il fit signe simplement de la tête qu’il était heureux de savoir son père hors de danger. Et elle resta deux longs jours contre son lit, à le regarder. Puis, de nouveau, elle s’en alla, le cœur crevé, pâlie, maigrie, lui laissant deux oranges auxquelles il ne toucha pas.

Dudognon, qui souffrait pour elle, la mena encore jusqu’à la porte de la rue.

Pendant ce temps, Gaspard arrivait essoufflé près du fils :

— Poteau… Comment qu’ tu t’ sens, mon pote ?… J’ suis monté vite, c’est pour te dire : l’ docteur, il parle dans l’escayer : il dit comme ça qu’on t’ tire d’affaire, et qu’ c’est pus rien, mais qu’ faut du temps… Tu le r’verras, fiston, ton faubourg Saint-Antoine.

— Tu… tu crois ? murmura le sergent.

— Pisque j’ te dis qu’il l’ dit ! Et t’ la r’verras va, ta Bastille, et les taxis, les autobus !… Aie donc pas peur, petit ! On s’en va pas comme ça quand on est Parigot.

— Ah !… Peut-être… Mais je souffre tant la nuit ! balbutia le sergent.

— La nuit ? Attends, j’en parlerai à la sœur.

Il en parla. Qu’y pouvait-elle ? Elle n’avait d’yeux que pour ce pauvre grand blessé. Sa cornette, en huit heures, se penchait cent fois sur son lit. Mais on ne lutte pas avec la mort ; et la mort étreignait le sergent, le serrant un peu plus tous les jours.

Un soir, enfin, on hocha la tête. Sa mère était à Paris. L’infirmière-major demanda l’aumônier.

On avait mis un paravent, comme toujours pour cacher les moribonds, en sorte que l’on ne pouvait rien voir, ni le prêtre, ni les sœurs, ni l’agonisant. Mais sur le mur blanc, ils se projetaient en silhouettes noires, énormes, et c’était comme une extrême-onction sinistre et géante au pays des ombres. — Gaspard et Dudognon avaient la gorge serrée.

Le sergent agonisait, mais ne mourait pas. Il avait toute sa tête, et il lui semblait, se raccrochant à la suprême espérance de ceux qui meurent la nuit, que s’il atteignait le jour, peut-être encore il s’en tirerait. Mais le jour… le jour était si loin !… il demandait l’heure toutes les minutes avec angoisse. La sœur, patiente, lui répondait doucement. Vers minuit, comme il étouffait davantage, il dit :

— Est-il bientôt quatre heures ?…

Et la religieuse eut ce mot divin :

— Oui, mon petit… Encore un peu de courage et on va être « rendu… »

Mais soudain, il se désespéra ; il se mit à pleurer ; il geignait : « Y a un coq… un coq qui chante à quatre heures… »

Et il ne chantait pas.

Gaspard n’avait pas le cœur à dormir. Il venait d’entendre ces derniers mots. Il se dressa sur son séant, dans son lit, puis il rejeta ses couvertures, enfila sa culotte, et furtivement, à quatre pattes, il se coula hors du dortoir.

Et alors… alors au bout de deux minutes, le coq chanta.

C’était une voix un peu étrange, éraillée, un peu trop humaine. Mais le sergent s’arrêta d’étouffer :

— Ma… ma sœur, entendez-vous ?

— Je vous l’avais dit, fit-elle. Il est quatre heures. Il avait confiance : le jour allait paraître. Il mourut calmé, presque en souriant.

Dudognon aurait voulu embrasser Gaspard. Il ne le permit pas ; il dit furieux :

— Ça y est ; ma fesse s’est rouverte !

— Ta fesse ?

— Oui, ma fesse, ma sale fesse !

C’était vrai… En chantant… l’effort… l’émotion… Sacré Gaspard !

Il dut se recoucher, et ce fut son tour de geindre, car la fièvre le reprit. Alors, le lendemain, le docteur fut terrible, et le menaça s’il bougeait de son lit. Pas même moyen d’aller à l’enterrement du camarade. Quelle mélancolie ! Il fallait voir Gaspard, nez dans son traversin, ne ronchonnant plus que deux mots : « J’ m’en fous ! »

C’est encore Dudognon qui vit la mère. Il était bien anxieux de la revoir ; il la devinait si douloureuse ; mais il grillait de lui raconter ce que Gaspard avait fait pour son fils.

Il n’en eut pas le moyen.

Quand, au lieu d’un blessé, il n’y eut plus qu’un cadavre, quand elle eut vu son enfant muet, raide et froid, cette femme, dans le désespoir qui la déchirait, eut soudain une crise de haine et de jalousie aiguë pour cet autre qui était rose, bien portant, à l’abri. Elle oublia son dévouement, ses attentions, toutes ses bontés. Dans sa souffrance elle ne jugeait plus que par ce que ses yeux voyaient ; et tandis que des larmes roulaient sur ses joues blêmies, elle lui demanda d’une bouche tremblante :

— Et vous ?… vous… vous irez donc pas au feu ?

À cette question imprévue, il balbutia :

— Moi… je suis infirmier…

Ce dernier mot fit pousser un cri de rage à la mère, un cri terrible et féroce :

— Ah ! ah !… Infirmier ! Quand les autres on les tue ? Pourquoi mon garçon a-t-il pas été infirmier ?…

Elle s’avançait sur lui :

— Dites… dites, pourquoi ?… Avec votre santé vous restez là ! Vous avez pas honte ! Ça vous fait rien, vous, qu’il y ait tant de monde de mort ! Vous l’avez pourtant vu, le mien, comment il souffrait ! Et ça vous dégoûte pas d’être ce que vous êtes ! Ah ! si j’étais un homme… un homme…

Et elle le menaçait de la main en s’éloignant.

Il remonta au dortoir dans un état lamentable. Il faisait peine ; il avait une sueur froide ; il crispait les mains et il regardait, l’œil égaré.

Il vint au lit de Gaspard et il lui dit d’une voix étranglée :

— Vieux… cette femme-là est une brute, parce que moi, tu sais, son fils, je l’ai veillé, soigné comme un frère, et j’étais là quand il est mort… pour lui dire qu’il ne mourrait pas. Mais… quoiqu’elle soit une brute, elle a raison… Si, si… Je ne devrais pas être infirmier ! Je vais écrire au chef de corps ! J’en ai assez ! Je veux me battre, risquer tout ! Je n’ai pas une nature à avaler des mots comme ça !

Il reprenait des couleurs. Gaspard ne répondait rien. Il dit encore :

— Je me fiche pas mal d’être bien nourri, d’avoir un pieu…

Il se leva.

Un blessé l’appelait : « Infirmier ! » Il répondit rudement : « Je ne suis plus infirmier ! »

Est-ce qu’il rencontra la charmante Mme  Arnaud ? Lut-il encore le journal, ou simplement profita-t-il de nouveau de sa faculté d’oubli si utile et si divertissante ? Bref, le soir du même jour, Mlle  Viette qui l’aimait bien et se divertissait de lui, le surprit rose, frais, souriant, au chevet d’un blessé pâle, essoufflé, inquiet de soi.

Il lui tendait une potion. Le blessé disait :

— Vous y avez été aussi, vous, là-bas ?…

Il répondit sans se troubler :

— Ai-je une tête à ne pas y avoir été ?

— Oh ! fit l’autre, c’est pas ça que j’veux dire…

— Alors, avale ta potion, dit Dudognon : ça te fera dormir et tu ne penseras plus, c’est ce qu’il faut.

Mlle  Viette conta la chose à Gaspard. Ils en rirent ensemble. Ils faisaient une paire d’amis. Il lui avait déjà raconté bien des choses : son métier, sa vie à Paris, ses batailles, la mort de Burette, l’héroïsme du capitaine Puche. Elle, elle lui apportait des journaux ; elle lui répétait ce que son père pensait des Allemands, de la victoire de la Marne, de la destruction de la cathédrale de Reims ; et Gaspard, qui se disait que ce père-là était un monsieur, l’écoutait avec déférence, songeant en soi-même : « Pour une jeune fille d’la haute, elle est pas fière celle-là. »

Un soir, enfin, il lui parla de sa « vieille » et de sa femme. Il ne lui dit point qu’il n’était pas marié : ce ne sont pas des choses à dire à une jeune fille. Mais il y avait plus de deux mois qu’il n’avait pas vu sa Marie et il remarqua :

— C’est pas que j’m’attendais à c’qu’elle viendrait ici. J’ai rien d’grave : ça vaut pas d’dépenser du pognon. Seulement… elle s’serait amenée sans m’le dire, qu’j’aurais pas r’gretté c’te galette-là !

Mlle  Viette l’écoutait assise près de son lit, sur le rebord de la fenêtre. La fenêtre donnait sur un jardin, vrai jardin de France avec une échelle dans un prunier. Plus loin, il y avait le potager et un petit bassin rond au milieu. Il faisait une soirée d’automne paisible et dorée. Mlle  Viette semblait encore plus blonde. Un air doux pénétrait dans la salle. Des blessés somnolaient déjà ; et en bas, dans le jardin, on entendait le murmure d’une sœur qui priait en marchant.

Mlle  Viette était rêveuse. Gaspard soupira. Elle lui tendit la main : « Au revoir… Bonne nuit ». Il répéta :

— C’est ça, bonne nuit… vous aussi, mam’selle.

Et quand elle fut partie, il eut le cœur encore plus gros de n’avoir pas revu sa femme.

Quelques minutes après, la sœur entra.

Elle s’appelait sœur Bénigne. Elle entrait chaque jour dans le dortoir, à la nuit tombante, et sa seule présence était un soulagement aux appréhensions des blessés, qui redoutent tant ces heures sombres, où les cauchemars, la fièvre, les douleurs, les étouffements, font sournoisement l’assaut des lits.

Elle passait la porte, disait : « Bonjour » de sa voix fluette ; tous les soldats, même ceux qui tournaient le dos, répondaient, ensemble : « …jour, ma sœur » ; et au lieu de trois femmes qui toute la journée s’empressaient pour eux, les trente blessés n’avaient plus soudain que cette sœur, petite et maigre, aux épaules étroites, à la mince figure, mais qui les faisait tous sourire d’aise, parce qu’elle était pour chacun un secours assuré contre la nuit.

La nuit ! C’est si terrible toute une nuit ! — Un soldat qui s’est battu, qui est épuisé, qui souffre, est comme un grand enfant docile et malheureux. Il ne suffit plus d’un pansement. Dès qu’il fait sombre, il faut le consoler, même s’il ne demande rien. Pour marcher sous le feu, il n’a pas eu peur : il a peur ensuite quand il en est sorti. Et c’est un spectacle impressionnant et fantastique que la première nuit d’hôpital d’une trentaine d’hommes couchés dans la même salle, mais qui, n’ayant pas connu l’horreur des mêmes combats, bataillent ensemble avec leurs rêves, dont ils s’effraient les uns les autres. Le cauchemar de ceux-ci est un assaut furieux ; ceux-là hurlent, blessés ; d’autres commandent ; d’autres gémissent. Et la sœur d’abord, la sœur si petite, la sœur Bénigne les défendait contre eux-mêmes dans cette lutte de fantômes, où elle restait calme, courageuse, tenace dans sa bonté…

Elle s’approchait d’un lit. Elle disait : « Voyons, petit, qu’est-ce que tu racontes ? Es-tu fou ! » Elle rentrait la main sous les draps, essuyait le front, remontait l’oreiller, et le « petit » se calmait, pour qu’elle allât plus loin. De son pas feutré, elle passait de l’un à l’autre. À mesure qu’elle se penchait sur chacun, la grande bataille imaginaire s’apaisait, s’éteignait ; quelques soupirs, des ronflements ; et le vrai sommeil où l’on oublie venait calmer, grâce à elle, ces élans dans le vide et ces terreurs pour rien.

Le cœur content, elle s’asseyait alors deux secondes dans un mauvais fauteuil, contre la table où, sous un abat-jour épais, brûlait une petite lampe à la mèche baissée. Elle prenait son chapelet. À peine avait-elle mis les doigts au premier grain qu’une voix geignait : « Ma sœur… » Elle se levait : on entendait le chapelet qui roulait sur sa robe.

C’était Gaspard qui l’appelait… d’abord parce qu’il l’aimait bien : Gaspard l’aimait autant que Mlle  Viette, que Mme  Arnaud, que Mlle  Anne, que l’ami Dudognon. Gaspard était devenu infiniment tendre. Il aimait tout le monde dans cet hôpital.

Donc, la sœur disait :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Y a qu’j’ai la pépie.

— À votre âge !

— Sans blague, ma sœur, v’s avez bien une tite orangeade ?

— Non.

— Une tite limonade ?

— Promets-tu de dormir après ?

— J’le jure su la tête à mon gosse !

Elle repartait, levait la lampe, emplissait un verre. Au seul bruit du liquide Gaspard léchait ses lèvres sèches, et comme elle repassait, un autre l’appelait : « Ma sœur… » Elle s’arrêtait.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je voudrais… qu’vous tourniez.

Elle posait son verre. Gaspard, impatient, faisait alors à mi-voix :

— Allons, bon, une panne !… Sacrée bonne sœur ! Qu’est-ce qu’elle fout… mais qu’est-ce qu’elle fout ?…

Elle entendait. Elle avait un sourire imperceptible ; elle disait en arrivant près de lui : « Les pannes sont vite réparées », et Gaspard, confus mais heureux, bredouillait : « Merci, ah, merci ! » prenant avidement le verre de ses deux mains. Elle ajoutait : « Déguste ; ne te presse pas ; sois sage. » Et elle retournait à son fauteuil, juste le temps d’arriver au second grain du chapelet, car à chaque prière quelqu’un se plaignait, comme pour qu’elle ajoutât un effort à sa supplication.

Il faut l’avoir suivie, étudiée, il faut avoir eu sa cornette tout près de soi, pour comprendre ce que ce cœur de femme, dans un corps pourtant délicat, était capable, pendant neuf heures interminables, de faire et de dire à de pauvres diables en proie aux misères de la guerre.

Ses yeux purs inspiraient la confiance. Quand elle promettait : « Ça va se passer », la douleur semblait moins aiguë ; et c’était merveille surtout de voir avec quelle habileté légère elle se coulait d’un lit à l’autre, s’engageant toujours à revenir tout de suite, et redisant vingt fois, si elle passait sans s’arrêter : « Me voilà… me voilà. » — On ne peut pas dire qu’elle marchait dans ce dortoir ; elle glissait. On la voyait passer sans l’entendre : éveillé, on se croyait somnolent.

Gaspard, qui depuis quelques semaines se sentait bien de l’indulgence pour les curés, se serait fait maintenant hacher pour une sœur. Il expliquait aux camarades :

— C’est des femmes qu’ça ne pense qu’à faire le bien. Et elles vous causent pas du bon Dieu, c’est pas vrai… Elles vous donnent à boire à vot’soif. C’est des femmes… des vraies femmes… c’que doivent être des femmes.

— Allons… disait malicieusement Dudognon, tu deviens clérical.

— J’sais pas c’que j’deviens, reprenait Gaspard (et il avait l’air de remuer de vieilles rancunes), mais faudra pus qu’les députés ils m’bourrent el crâne, ni qu’ils m’prennent pour une noix !

Quand il fut enfin guéri, après huit longues semaines de pansements, — la nuit qui précéda son départ, — il appela encore la sœur Bénigne, et il lui demanda la lampe. Il s’était assis sur son séant, tout guilleret, et, tirant de dessous son traversin une enveloppe froissée, il en sortit deux photographies pareilles qu’il lui montra.

Elle fit aussitôt :

— C’est au moins ta femme et ton petit ?

Avec un air avantageux, il répondit : « Oui » de la tête, et il guettait son expression. Elle leva la lampe, regarda longuement, chuchota :

— Mais elle est gentille, ta femme… et ton petit lui ressemble ! Heureux homme ! Pourquoi ne m’as-tu pas encore montré ça ? Voilà soixante nuits que je te soigne. Je ne suis donc pas de la famille, moi, maintenant ?

Et elle remettait les deux épreuves dans l’enveloppe. Alors, il l’arrêta d’un geste : il en prit une et la lui tendit. — Pour elle ? Oui. Elle murmura : « Ça… c’est gentil… » C’était l’adieu de Gaspard, son souvenir et son remerciement. Et elle reposa la lampe et s’en alla, la sœur Bénigne, en pensant : « Dieu est bon, et il a fait l’homme à son image. »

Le lendemain, après avoir une dernière fois fourré son nez partout, à la cuisine comme au jardin, il s’en vint dire bonsoir aux trois femmes qui l’avaient choyé, gâté, guéri. Il tenait son képi à la main, tout ému. — Il quittait une fois encore des habitudes et des amis. La guerre le reprenait dans son tourbillon. Il partait pour son dépôt ; il n’imaginait plus l’avenir. Quelle vie ! On s’attache, puis on s’arrache, et toujours du nouveau, alors qu’un cœur simple et tendre s’accoutume si vite.

Il se trouva tout désorienté dans la rue. — Trois fois il se retourna pour voir l’hôpital. Puis il marcha droit devant lui. Il arriva à la Loire, large et superbe, qui avait l’air d’ouvrir le miroir de ses eaux au soleil couchant. Gaspard se moquait du soleil. Il bâilla.

Son train était à 9 heures. Où promener jusque-là sa mélancolie ? Rôder par la ville ? Quand on est de Paris, on ne tient pas à connaître la province. Il décida plutôt de se payer un bon dîner, un dîner à trois francs, dans un hôtel bourgeois. Il pouvait se permettre cela ; voilà deux mois qu’il ne dépensait rien.

Il entra donc à l’Hôtel des Trois Rois, au coin du quai et de la Grand’Rue.

Hôtel doté du chauffage central, mais qui n’a que cela de moderne, car c’est un bon et brave hôtel pour voyageurs curieux de retrouver des traces de vieille France. On y entre de plain-pied, dans une salle à haute cheminée, où flambe un important feu de bois. Sur le rebord de la hotte, une armée de bougeoirs en cuivre, astiqués et luisants, marque une maison irréprochable. Un fumet de volaille avertit que la chère est bonne. Une grande armoire qui s’ouvre sur des piles de linge aligné, fait pressentir des nuits moelleuses dans des draps frais. C’est un hôtel savoureux, comme on en rencontre dans les récits de chasse, et qui sent son terroir et la meilleure province. Devant les chenets de son feu, on doit toujours conter des histoires gauloises, impayables.

Même en guerre on parlait beaucoup dans cet hôtel. Il y avait là des gens de Reims, trois ménages quinquagénaires et pleins de dignité dans la fuite, qui étaient venus attendre en Anjou que leur ville fût libérée des Allemands et des obus.

Épicier en gros, juge suppléant, ancien pharmacien, telles étaient les étiquettes des chefs de famille. Lorsque Gaspard entra, ils étaient réunis devant la haute cheminée, et le pharmacien, nerveux, s’agitait, levait les bras, avait l’air de danser avec les flammes des bûches.

— Ah ! vous vous figurez qu’on les laissera s’endormir dans les tranchées ? Eh bien, monsieur, on va si peu les y laisser que j’ai une lettre de mon cousin… de l’État-Major…

— Oh ! oh ! dit le juge suppléant, je me méfie ! On ne raconte jamais ce qui est vrai : ils le sauraient en même temps que nous.

— Pardon ! Je n’avance que des faits exacts ! Il y a, monsieur, des régiments tout prêts à l’heure où je vous parle, et qui n’ont d’autre mission que de boucher les tranchées à mesure que nous les aurons reprises.

— En attendant, les Boches y sont.

— Parbleu ! Ce qu’il faudrait c’est une seconde Jeanne d’Arc pour nous bouter ces mufles-là ?

— Qu’est-ce que ça veut dire : bouter ? demanda très simplement la femme de l’épicier en gros.

À ce moment, le vieux garçon de l’hôtel apportait un lait chaud pour l’une de ces dames. Serviteur lent et sûr, le rêve pendant une guerre, où le devoir est de ne pas être pressé. Il se pencha, et reprit lui-même :

— Vieux langage, madame. Ça veut dire : les foute dehors.

Et il en profita pour rester et causer.

— Les Boches, est-ce pas, faut voir une chose ; ils pensaient qu’à ça depuis quarante-quatre ans… Ils cherchaient pas, eux autres, à s’perfectionner dans l’inducation ni dans rien d’tout ça. C’est des gensses que l’artillerie est leur vrai bonheur ; au lieu qu’nous, Français, nous cherchions des espériences, des vaccins, est-ce que j’sais, des tas d’autres choses !

— Parfaitement… dit Gaspard en avançant d’un pas.

Façon d’entrer en matière et de se faire remarquer. Un silence lui répondît. — Gêné, il reprit :

— J’sais c’que c’est… J’y ai passé… Et… pour dîner, c’t ici ?

Le pharmacien lui dit ;

— Vous avez été blessé, mon brave ami ?

— Un peu !

Les femmes levèrent la tête.

— Mais, dit le pharmacien d’un ton patriotique, vous voilà guéri, mon brave ami ?

— Bien rétamé !

— Et prêt à repartir ?

— Pis un peu là !

Le juge suppléant s’approchait.

— C’est que vous êtes toute notre espérance ! Depuis six semaines nous sommes chassés de nos foyers.

— Et puis, chez eux, dit le pharmacien — (il se dressait sur ses pieds), — car vous irez chez eux…

— Ça, c’est l’affaire à Joffre, fit Gaspard.

— Eh bien, vous épargnerez femmes et enfants, toujours !…

— Ça, pour c’qu’est d’ça…

— Parce que nous sommes des Français, d’abord !…

— D’abord…

— Mais vous leur imposerez des contributions énormes…

— Vous en faites pas !

— Et vous leur prendrez des otages…

— Des quoi ?

— Des otages.

— Ah ! voui !

— Et vous les ferez, comme eux, marcher devant ! Là-bas, tout est miné. J’ai un cousin dans l’État-Major ; il m’a dit : « Tu entends, là-bas tout est miné ! »

— Sans blague ?

— Alors, quand ça sautera, au moins qu’ils sautent les premiers !

— Il m’sembe !

— Eux, et leur Guillaume, et leur Kronprinz.

— Les cochons !

— Ces deux-là, si on pouvait les avoir…

— Si on pouvait !

— Si vous les teniez, hein, mon brave ami ?

— Si j’les tenais… si j’les…

La patronne venait d’entrer dans la salle. Le juge suppléant lui dit à mi-voix, tandis que le pharmacien continuait avec Gaspard ;

— C’est un soldat qui vient pour dîner… Vous seriez bien aimable de ne pas le mettre dans notre salle.

— Monsieur peut être tranquille…

Il eut un sourire entendu :

— C’est à coup sûr un brave garçon. Seulement… avec des dames.

— Oui, oui, monsieur…

— Bizarre idée de venir ici.

— N’est-ce pas ?

— Pour lui-même il aurait été mieux chez un petit marchand de vins.

— C’est la guerre, dit la patronne, ils entrent partout. Mais que monsieur le juge ne s’inquiète pas.

Elle vint à Gaspard.

— Vous désirez dîner, militaire ?

Il dit : « Voui. À trois francs. »

— Voulez-vous me suivre ?

Il était un peu interloqué ; mais les trois hommes, précipitamment, lui tendirent la main comme dans une crise d’affection passionnée. La patronne répétait : « Par ici, militaire. » Alors il fit : « Au revoir… » Et il la suivit.

Et il dîna seul, tout seul, dans un carré de pièce, où il y avait des paquets entassés, et d’où l’on entendait les bruits de la cuisine. Il ne saisissait pas pourquoi on l’avait mis là ; mais il n’eut pas l’idée de réclamer. Le soldat perd l’habitude de comprendre : il obéit. Puis, à partir du second plat, il trouva la bonne gentille. Alors, il oublia, et se dit simplement : « Elle est bath c’te p’tite-là ; c’est d’la primeur. » Mais quand il sortit, il ne revit pas la bourgeoisie de Reims, qui lui avait fait si bon accueil. Il tomba dans des rues noires. La gare était lointaine. Personne à qui dire un mot : il se sentit un blessé sans gloire.

Songeant que cette guerre n’en finissait pas, il monta dans un wagon vide… Il avait la bouche sèche : son morne dîner l’assoiffait. Quand le train s’ébranla, Gaspard était à plat, sans le moindre espoir d’une joie prochaine.

Pour respirer, il se mit à la portière. Le train semblait patiner. Il murmura :

— Qu’est-ce qu’il n’y a ? Un escargot su les rails ?

Puis, dans un soupir il exhala son amertume de n’être qu’on soldat errant et ennuyé, qui portait à son tour le poids de cette servitude militaire, aussi triste et aussi vieille que le monde. Et il dit lentement, le nez dans la nuit :

— Si c’est pas malheureux… à des époques civilisées !

La nuit était silencieuse.

Il ajouta, colère :

— Et on nous fout : Liberté au-d’ssus des monuments !

La nuit était sans étoiles.