Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL41

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 108-110).

COMMENT PANTAGRUEL EXCUSE BRIDOYE SUR LES JUGEMENTS FAITS AU SORT DES DÉS.

À tant[1] se tut Bridoye. Trinquamelle lui commanda issir[2] hors la chambre du parquet, ce que fut fait. Alors dit à Pantagruel : « Raison veut, prince très auguste, non par l’obligation seulement en laquelle vous tenez par infinis bienfaits cetui parlement et tout le marquisat de Mirelingues, mais aussi par le bon sens, discret jugement et admirable doctrine que le grand Dieu dateur[3] de tous biens a en vous posé, que vous présentons la décision de cette matière tant nouvelle, tant paradoxe[4] et étrange de Bridoye, qui, vous présent, voyant et entendant, a confessé, juger on sort des dés. Si[5] vous prions qu’en veuillez sententier[6] comme vous semblera juridique et équitable. »

À ce répondit Pantagruel :

« Messieurs, mon état n’est en profession de décider procès, comme bien savez. Mais puisque vous plaît me faire tant d’honneur, en lieu de faire office de juge je tiendrai lieu de suppliant. En Bridoye je reconnais plusieurs qualités, par lesquelles me semblerait pardon du cas advenu mériter. Premièrement vieillesse, secondement simplesse[7], èsquelle a deux vous entendez trop mieux quelle facilité de pardon et excuse de méfait nos droits et nos lois octroient. Tiercement, je reconnais un autre cas pareillement en nos droits déduit à la faveur de Bridoye : c’est que cette unique faute doit être abolie, éteinte et absorbée en la mer immense de tant d’équitables sentences qu’il a donné par le passé et que, par quarante ans et plus, on n’a en lui trouvé acte digne de répréhension ; comme si, en la rivière de Loire, je jetais une goutte d’eau de mer, pour cette unique goutte personne ne la sentirait, personne ne la dirait salée. Et me semble qu’il y a je ne sais, quoi de Dieu, qui a fait et dispensé qu’à ces jugements de sort toutes les précédentes sentences aient été trouvées bonnes en cette votre vénérable et souveraine cour, lequel comme savez, veut souvent sa gloire apparaître en l’hébétation[8] des sages, en la dépression des puissants et en l’érection des simples et humbles.

« Je mettrai en omission toutes ces choses. Seulement vous prierai, non par celle obligation que prétendez[9] à ma maison, laquelle je ne reconnais, mais par l’affection sincère que de toute ancienneté avez en nous connue, tant deçà que delà Loire, en la maintenue de votre état et dignités, que, pour cette fois, lui veuillez pardon octroyer, et ce en deux conditions. Premièrement, ayant satisfait, ou protestant satisfaire à la partie condamnée par la sentence dont est question. (À cetui article je donnerai bon ordre et contentement.) Secondement, qu’en subside[10] de son office vous lui bailliez quelqu’un plus jeune, docte, prudent, périt[11] et vertueux conseiller, à l’avis duquel dorénavant fera ses procédures judiciaires. En cas que le voulussiez totalement de son office déposer, je vous prierai bien fort m’en faire un présent et pur don. Je trouverai par mes royaumes lieux assez et états pour l’employer et m’en servir. À tant[12] supplierai le bon Dieu créateur, servateur et dateur[13] de tous biens, en sa sainte grâce perpétuellement vous maintenir. »

Ces mots dits, Pantagruel fit révérence à toute la cour et sortit hors le parquet. À la porte trouva Panurge, Épistémon, frère Jean et autres. Là montèrent à cheval pour s’en retourner vers Gargantua. Par le chemin Pantagruel leur contait de point en point l’histoire du jugement de Bridoye. Frère Jean dit qu’il avait connu Perrin Dendin on[14] temps qu’il demeurait à la Fontaine-le-Comte, sous le noble abbé Ardillon. Gymnaste dit qu’il était en la tente du gros Christian, chevalier de Crissé. lorsque le Gascon répondit à l’aventurier. Panurge faisait quelque difficulté de croire l’heur[15] des jugements par sort, mêmement[16] par si long temps. Épistémon dit à Pantagruel : « Histoire parallèle nous conte l’on d’un prévôt de Montlhéry. Mais que diriez-vous de cetui heur des dés continué en succès de tant d’années ? Pour un ou deux jugements ainsi donnés à l’aventure, je ne m’ébahirais, mêmement en matières de soi ambiguës, intrinquées[17], perplexes et obscures. »


  1. Enfin.
  2. Sortir.
  3. Distributeur.
  4. Paradoxale.
  5. Ainsi.
  6. Juger.
  7. Simplicité.
  8. L’affaiblissement.
  9. Croyez avoir.
  10. Aide.
  11. Habile.
  12. Enfin.
  13. Distributeur.
  14. Au.
  15. Bonheur.
  16. Surtout.
  17. Pleines d’intrigues.