Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL40

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 105-108).

COMMENT NAISSENT LES PROCÈS ET COMMENT ILS VIENNENT À PERFECTION.

« C’est pourquoi, dit Bridoye continuant, comme vous autres, Messieurs, je temporise, attendant la maturité du procès et sa perfection en tous membres : ce sont écritures et sacs.

« Un procès, à sa naissance première, me semble, comme à vous autres, Messieurs, informe et imparfait. Comme un ours naissant n’a pieds ne mains, peau, poil ni tête : ce n’est qu’une pièce de chair, rude et informe. L’ourse, à force de lécher, la met en perfection des membres, ut no. doct. ff. ad le g. Aquil. l. ii, in fi. Ainsi vois-je, comme vous autres, Messieurs, naître les procès à leurs commencements, informes et sans membres. Ils n’ont qu’une pièce ou deux : c’est pour lors une laide bête. Mais, lorsqu’ils sont bien entassés, enchâssés et ensachés, on les peut vraiment dire membrus et formés, car forma dat esse rei.

« Comme vous autres. Messieurs, semblablement les sergents, huissiers, appariteurs, chicaneurs, procureurs, commissaires, avocats, enquêteurs, tabellions, notaires, greffiers et juges pédanés[1] de quibus tit. est lib. iij, cod., suçant bien fort et continuellement les bourses des parties, engendrent à leurs procès tête, pieds, griffes, bec, dents, mains, veines, artères, nerfs, muscles, humeurs : ce sont les sacs, gl. de cons, d. iiij, c. accepisti.

Qualis vestis erit, taîia corda gerit

« Hic no. qu’en cette qualité plus heureux sont les plaidoyants que les ministres de justice, car Beatius est dare quam accipere. »

« Ainsi rendent le procès parfait, galant et bien formé, comme dit gl. can. :

Accipe, sume, cape, sunt verba placentia papæ.

« La vraie étymologie de procès est en ce qu’il doit avoir en ses prouchats[2] prou[3] sacs, et en avons brocarts déifiques : litigando jura crescunt, litigando jus acquiritur…

— Voire mais ; demandait Trinquamelle, mon ami, comment procédez-vous en action criminelle, la partie coupable prise flagrante crimine ?

— Comme vous autres, Messieurs, répondit Bridoye : je laisse et commande au demandeur dormir bien fort pour l’entrée du procès : puis devant moi convenir[4], m’apportant bonne et juridique attestation de son dormir, selon la gl. 32, q. vij, c. Si quis cum.

Quandoque bonus dormitat Homerus.

« Cetui acte engendre quelque autre membre ; de cetui-là naît un autre, comme maille à maille est fait l’haubergeon[5]. Enfin je trouve le procès bien par informations formé et parfait en ses membres. Adonc je retourne à mes dés, et n’est par moi telle interpolation[6] sans raison faite et expérience notable.

« Il me souvient qu’on camp de Stokolm, un Gascon, nommé Gratianauld, natif de Saint-Sever, ayant perdu au jeu tout son argent, et de ce grandement fâché (comme vous savez que pecunia est alter sanguis) à l’issue du brelan, devant tous ses compagnons, disait à haute voix : « Pao cap de bious, hillots, que mau de pippe bous tresbire ! ares que pergudes sont les mies bingt et quouatte baguettes, ta pla donnerien picz, trucs et patacts. Sei degun de bous aulx, qui boille truquar ambe iou à bels embis[7] ? » Ne répondant personne, il passe au camp des Hondrespondres[8], et réitérait ces mêmes paroles, les invitant à combattre avec lui. Mais les susdits disaient : Der guascongner thut schich usz mitt eim ieden ze schlagen, aber er ist geneigter zu staelen ; darumb, lieben frauven, hend serg zu ineuerm hausraut[9] » Et ne s’offrit au combat personne de leur ligue. Pourtant passe le Gascon au camp des aventuriers français, disant ce que dessus et les invitant au combat gaillardement, avec petites gambades gasconiques. Mais personne ne lui répondit. Lors le Gascon, au bout du camp, se coucha près les tentes du gros Christian, chevalier de Crissé, et s’endormit. Sur l’heure un aventurier, ayant pareillement perdu tout son argent, sortit avec son épée, en ferme délibération de combattre avec le Gascon, vu qu’il avait perdu comme lui :

Ploratur lacrymis amissa pecunia veris,


dit glos. de pœnitent. dist. 3., c. sunt plures. De fait l’ayant cherché parmi le camp, finalement le trouva endormi. Adonc lui dit : Sus, ho, hillot[10] de tous les diables, lève-toi : j’ai perdu mon argent aussi bien que toi. Allons nous battre gaillard[11] et bien à point frotter notre lard. Avise que mon verdun[12] ne soit point plus long que ton espade[13]. » Le Gascon tout ébloui lui répondit : « Cap de saint Arnault, quau seis tu, qui me rébeilles ? que mau de taoverne te gire ! Ho saint Siobé, cap de Gascogne, ta pla dormie iou, quand aquoest taquain me bingut estée. » L’aventurier l’invitait derechef au combat, mais le Gascon lui dit : « Hé paouret, iou te esquinerie ares que son pla reposât. Vaine un pauc qui te posar comme iou, puesse truqueren. » Avec l’oubliance de sa perte, il avait perdu l’envie de combattre. Somme, en lieu de se battre et soi par aventure entretuer, ils allèrent boire ensemble, chacun sur son épée. Le sommeil avait fait ce bien et pacifié la flagrante fureur des deux bons champions. Là compète[14] le mot doré de Joan. And. in ult. de sent. et re judic. libro sexto : Sedendo et quiescendo fit anima prudens. »


  1. Debout.
  2. Poursuites.
  3. Beaucoup de.
  4. Se rendre.
  5. La cotte de mailles.
  6. Intercalation.
  7. (Patois gascon).
  8. Lansquenets.
  9. (Allemand vulgaire).
  10. Fils.
  11. Gaillardement.
  12. Lame de Verdun.
  13. Épée espagnole.
  14. Se rapporte.