Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL37

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 99-101).

COMMENT PANTAGRUEL ASSISTE AU JUGEMENT DU JUGE BRIDOYE, LEQUEL SENTENTIAIT[1] LES PROCÈS AU SORT DES DÉS.

Au jour subséquent, à l’heure de l’assignation, Pantagruel arriva en Mirelingues. Les président, sénateurs et conseillers le prièrent entrer avec eux et ouïr la décision des causes et raisons qu’alléguerait Bridoye, pourquoi aurait donné certaine sentence contre l’élu Toucheronde, laquelle ne semblait du tout équitable à icelle cour centumvirale. Pantagruel entre volontiers, et là trouve Bridoye on milieu du parquet assis, et, pour toutes raisons et excuses, rien plus ne répondant, sinon qu’il était vieux devenu et qu’il n’avait la vue tant bonne comme de coutume, alléguant plusieurs misères et calamités que vieillesse apporte avec soi, lesquelles not. per Archid. d. lxxxvj c. tanta. Pourtant[2] ne connaissait-il tant distinctement les points des dés, comme avait fait par le passé. Dont pouvait être qu’en la façon qu’Isaac, vieux et mal voyant, prit Jacob pour Esaü, ainsi à la décision du procès dont était question, il aurait pris un quatre pour un cinq, notamment référant que lors il avait usé de ses petits dés, et que, par disposition de droit, les imperfections de nature ne doivent être imputées à crime, comme appert ff. de re milit. l. qui cum uno…[3].

« Quels dés, demandait Trinquamelle, grand président d’icelle cour, mon ami, entendez-vous ?

— Les dés, répondit Bridoye, des jugements, alea judiciorum, et desquels dés vous autres, Messieurs, ordinairement usez en cette votre cour souveraine ; aussi font tous autres juges en décision des procès, suivant ce qu’en a noté D. Henr. Ferrandat, et no. gl. in. c. fin. de sortil. et l. sed cum ambo. ff. de judi. uhi doct. notent que le sort est fort bon, honnête utile et nécessaire à la vidange des procès et dissensions.

— Et comment, demandait Trinquamelle, faites-vous mon ami ?

— Je, répondit Bridoye, répondrai brièvement, selon l’enseignement de la l. ampliorem, § in refutatoriis, C. de appela. Je fais comme vous autres, Messieurs, et comme est l’usance de judicature, à laquelle nos droits commandent toujours déférer. Ayant bien vu, revu, lu, relu, paperasse et feuilleté les complaintes, ajournements, comparutions, commissions, informations, avant procédés, productions, allégations, intendits, contredits, requêtes, enquêtes, répliques, dupliques, tripliques, écritures, reproches, griefs, salvations[4], recollements, confrontations, acarations[5], libelles, apostoles, lettres royaux, compulsoires, déclinatoires, anticipatoires, évocations, envois, renvois, conclusions, fins de non procéder, appointements, reliefs, confessions, exploits et autres dragées et épiceries d’une part et d’autre, comme doit faire le bon juge, je pose sur le bout de la table en mon cabinet tous les sacs du défendeur, et lui livre chance[6] premièrement, comme vous autres. Messieurs. Cela fait, je pose les sacs du demandeur, comme vous autres, Messieurs, sur l’autre bout, visum visu, car, opposita juxta se posita magis elucescunt… Pareillement, et quant et quand[7] je lui livre chance.

— Mais, demandait Trinquamelle, mon ami, à quoi connaissez-vous obscurité des droits prétendus par les parties plaidoyantes ?

— Comme vous autres, Messieurs, répondit Bridoye, savoir est quand il y a beaucoup de sacs d’une part et d’autre. Et lors j’use de mes petits dés, comme vous autres. Messieurs, suivant la loi, semper in stipulationibus, ff. de reg. jur… J’ai d’autres gros dés bien beaux et harmonieux, desquels j’use, comme vous autres, Messieurs, quand la matière est plus liquide, c’est-à-dire quand moins y a de sacs.

— Cela fait, demandait Trinquamelle, comment sententiez-vous[8], mon ami ?

— Comme vous autres, Messieurs, répondit Bridoye : pour celui je donne sentence duquel la chance livrée par le sort du dé judiciaire, tribunien, prétorial, premier advient. Ainsi commandent nos droits. Qui prior est tempore, potior est jure. »


  1. Jugeait.
  2. Aussi
  3. (Toute la défense de Bridoye est hérissée de brocards judiciaires de citations du Digeste, d’extraits de jurisconsultes, etc. Malgré notre règle de ne rien changer au texte de Rabelais, nous avons par exception allégé ces chapitres d’une bonne partie de ce latin dont le sel nous échappe aujourd’hui.)
  4. Actes de conservation.
  5. (Comme : confrontations).
  6. Le coup de dés.
  7. En même temps.
  8. Jugez-vous.