Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL20

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 55-57).

COMMENT PANURGE PREND CONSEIL D’UN VIEIL POÈTE FRANÇAIS NOMMÉ RAMINAGROBIS

« Je ne pensais, dit Pantagruel, jamais rencontrer homme tant obstiné à ses appréhensions[1] comme je vous vois. Pour toutefois votre doute éclaircir, suis d’avis que nous mouvons toute pierre. Entendez ma conception. Les cygnes, qui sont oiseaux sacrés à Apollo, ne chantent jamais, sinon quand ils approchent de leur mort, mêmement[2] en Méander, fleuve de Phrygie (je le dis pour ce que Ælianus et Alexander Myndius écrivent en avoir ailleurs vu plusieurs mourir, mais nul chanter en mourant), de mode que chant de cygne est présage certain de sa mort prochaine, et ne meurt que préalablement n’ait chanté. Semblablement, les poètes, qui sont en protection d’Apollo, approchants de leur mort, ordinairement deviennent prophètes, et chantent par apolline inspiration, vaticinant des choses futures.

« J’ai davantage[3] souvent ouï dire que tout homme vieux, décrépit et près de sa fin, facilement devine des cas à venir, et me souvient qu’Aristophanes, en quelque comédie, appelle les gens vieux sibylles, ό δέ γέρων σίϐυλλιᾷ, car, comme nous, étants sur le môle et de loin voyants les mariniers et voyageurs dedans leurs nefs en haute mer, seulement en silence les considérons et bien prions pour leur prospère abordement, mais, lorsqu’ils approchent du havre, et par paroles et par gestes les saluons et congratulons de ce que à port de saulveté[4] sont avec nous arrivés : aussi les anges, les héros, les bons démons (selon la doctrine des Platoniques) voyants les humains prochains de mort, comme de port très sûr et salutaire, port de repos et de tranquillité, hors les troubles et sollicitudes terriennes, les saluent, les consolent, parlent avec eux, et jà[5] commencent leur communiquer art de divination.

« Je ne vous alléguerai exemples antiques d’Isaac, de Jacob, de Patroclus envers Hector, d’Hector envers Achilles, de Polymnestor envers Agamemnon et Hécuba, du Rhodien célébré par Posidonius, de Calanus indien envers Alexandre le Grand, d’Orodes envers Mézentius et autres. Seulement vous veux ramentevoir[6] le docte et preux chevalier Guillaume du Bellay, seigneur jadis de Langey, lequel on mont de Tarare mourut, le 10 de janvier, l’an de son âge le climatère[7], et de notre supputation l’an 1543, en compte romanique. Les trois et quatre heures avant son décès il employa en paroles vigoureuses, en sens tranquille et serein, nous prédisant ce que depuis part[8] avons vu, part attendons à venir, combien que, pour lors, nous semblassent ces prophéties aucunement abhorrentes[9] et étranges, par ne nous apparaître cause ni signe, aucun présent pronostic de ce qu’il prédisait.

« Nous avons ici près la Villaumère, un homme et vieux et poète, c’est Raminagrobis lequel en secondes noces épousa la grande Gorre, dont naquit la belle Bazoche. J’ai entendu qu’il est en l’article et dernier moment de son décès : transportez-vous vers lui et oyez son chant. Pourra être que de lui aurez ce que prétendez, et par lui Apollo votre doute dissoudra.

— Je le veux, répondit Panurge. Allons-y, Épistémon, de ce pas, de peur que mort ne le prévienne. Veux-tu venir, frère Jean ?

— Je le veux, répondit frère Jean, bien volontiers, pour l’amour de toi, couillette, car je t’aime du bon du foie. »

Sur l’heure fut par eux chemin pris, et, arrivants au logis poétique, trouvèrent le bon vieillard en agonie, avec maintien joyeux, face ouverte et regard lumineux.

Panurge, le saluant, lui mit au doigt médical de la main gauche, en pur don, un anneau d’or, en la palle[10] duquel était un saphir oriental, beau et ample ; puis, à l’imitation de Socrates, lui offrit un beau coq blanc, lequel, incontinent posé sur son lit, la tête élevée, en grande allégresse, secoua son pennage, puis chanta en bien haut ton. Cela fait, Panurge le requit courtoisement dire et exposer son jugement sur le doute du mariage prétendu.

Le bon vieillard commanda lui être apporté encre, plume et papier. Le tout fut promptement livré. Adonc écrivit ce que s’ensuit :

Prenez-la, ne la prenez pas.
Si vous la prenez, c’est bien fait.
Si ne la prenez en effet,
Ce sera œuvré par compas.
Galopez, mais allez le pas.
Reculez, entrez-y de fait.
Prenez-la, ne……

Jeûnez, prenez double repas,
Défaites ce qu’était refait.
Refaites ce qu’était défait.
Souhaitez-lui vie et trépas.
Prenez-la, ne……

Puis leur bailla en main, et leur dit : « Allez, enfants, en la garde du grand Dieu des cieux, et plus de cetui affaire ni d’autre que soit ne m’inquiétez. J’ai ce jourd’hui, qui est le dernier et de mai et de moi, hors ma maison, à grande fatigue et difficulté, chassé un tas de vilaines, immondes et pestilentes bêtes, noires, garres[11], fauves, blanches, cendrées, grivelées, lesquelles laisser ne me voulaient à mon aise mourir, et, par fraudulentes pointures[12], gruppements harpiaques[13], importunités frelonniques, toutes forgées en l’officine de ne sais quelle insatiabilité m’évoquaient[14] du doux pensement onquel j’acquiesçais, contemplant, voyant et jà touchant et goûtant le bien et félicité que le bon Dieu a préparé à ses fidèles et élus, en l’autre vie et état d’immortalité.

« Déclinez[15] de leur voie, ne soyez à elles semblables, plus ne me molestez et me laissez en silence, je vous supplie. »


  1. Idées.
  2. Principalement.
  3. De plus.
  4. Sûreté.
  5. Déjà.
  6. Rappeler.
  7. Climatérique, (c’est-à-dire critique).
  8. En partie.
  9. Hors de sens.
  10. Au chaton.
  11. Bigarrées.
  12. Piqûres.
  13. Accrochements de harpies.
  14. Me faisaient sortir.
  15. Écartez-vous.