Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL10

COMMENT PANTAGRUEL REMONTRE LE SORT DES DÉS ÊTRE ILLICITE.

« Ce serait, dit Panurge, plus tôt fait et expédié à trois beaux dés.

— Non, répondit Pantagruel, ce sort est abusif, illicite, et grandement scandaleux. Jamais ne vous y fiez. Le maudit livre du Passe-temps des dés fut, longtemps a, inventé par le calomniateur ennemi[1] en Achaïe près Boure[2], et, devant la statue d’Hercules Bouraïque, y faisait jadis, et de présent en plusieurs lieux fait, maintes simples âmes errer et en ses lacs tomber. Vous savez comment Gargantua, mon père, par tous ses royaumes l’a défendu, brûlé avec les moules[3] et portraits, et du tout exterminé, supprimé et aboli, comme peste très dangereuse. Ce que des dés je vous ai dit, je dis semblablement des taies[4]. C’est sort de pareil abus. Et ne m’alléguez, au contraire, le fortuné jet des taies que fît Tibère dedans la fontaine d’Apone à l’oracle de Gérion. Ce sont hameçons par lesquels le calomniateur tire les simples âmes à perdition éternelle.

« Pour toutefois vous satisfaire, bien suis d’avis que jetiez trois dés sur cette table. Au nombre des points advenants nous prendrons les vers du feuillet qu’aurez ouvert. Avez-vous ici dés en bourse ?

— Pleine gibecière, répondit Panurge. C’est le vert du diable, comme expose Merl. Coccaius, libro secundo de Patria diabolorum. Le diable me prendrait sans vert, s’il me rencontrait sans dés. »

Les dés furent tirés et jetés, et tombèrent ès points de cinq, six, cinq : « Ce sont, dit Panurge, seize. Prenons les vers seizièmes du feuillet. Le nombre me plaît et crois que nos rencontres seront heureuses. Je me donne à travers tous les diables, comme un coup de boule à travers un jeu de quilles, ou comme un coup de canon à travers un bataillon de gens de pied (gare, diables, qui voudra), en cas qu’autant de fois je ne belute[5] ma femme future la première nuit de mes noces.

— Je n’en fais doute, répondit Pantagruel ; jà besoin n’était en faire si horrifique dévotion. La première fois sera une faute et vaudra quinze ; au déjucher[6], vous l’amenderez : par ce moyen seront seize.

— Et ainsi, dit Panurge, l’entendez ? Onques ne fut fait solécisme par le vaillant champion, qui pour moi fait sentinelle au bas-ventre. M’avez-vous trouvé en la confrérie des fautiers ?[7] Jamais, jamais, au grand fin jamais. Je le fais en père et en béat père, sans faute. J’en demande aux joueurs. »

Ces paroles achevées furent apportées les œuvres de Virgile. Avant les ouvrir, Panurge dit à Pantagruel : « Le cœur me bat dedans le corps comme une mitaine. Touchez un peu mon pouls en cette artère du bras gauche : à sa fréquence et élévation, vous diriez qu’on me pelaude[8] en tentative de Sorbonne. Seriez-vous point d’avis, avant procéder outre, qu’invoquions Hercules et les déesses Ténites, lesquelles on dit présider en la chambre des sorts ?

— Ni l’un, répondit Pantagruel, ni les autres. Ouvrez seulement avec l’ongle. »


  1. (Diable).
  2. Bura.
  3. Bois gravés.
  4. Osselets.
  5. Je ne passe au blutoir (équivoque libre).
  6. Au sortir du juchoir.
  7. Fautifs.
  8. Étrille.