Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL21

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 166-168).

COMMENT, LA TEMPÊTE FINIE, PANURGE FAIT LE BON COMPAGNON.

« Ha. ha, s’écria Panurge, tout va bien. L’orage est passé. Je vous prie, de grâce, que je descende le premier. Je voudrais fort aller un peu à mes aûaires. Vous aiderai-je encore là ? Baillez que je vrillonne[1] cette corde. J’ai du courage prou[2], voire, de peur bien peu. Baillez ça, mon ami. Non, non, pas maille de crainte. Vrai est que cette vague décumane[3], laquelle donna de proue en poupe, m’a un peu l’artère altéré.

— Voile bas !

— C’est bien dit. Comment, vous ne faites rien, frère Jean ? Est-il bien temps de boire à cette heure ? Que savons-nous si l’estafîer de saint Martin nous brasse encore quelque nouvel orage ? Vous irai-je encore aider de là ? Vertu guoi ! je me repens bien, mais c’est à tard, que n’ai suivi la doctrine des bons philosophes, qui disent soi pourmener[4] près la mer et naviguer près la terre être chose moult sûre et délectable, comme aller à pied quand l’on tient son cheval par la bride. Ha, ha, ha, par Dieu, tout va bien. Vous aiderai-je encore là ? Baillez-ça, je ferai bien cela, ou le diable y sera. »

Épistémon avait une main toute au dedans écorchée et sanglante, pour avoir en violence grande retenu une des gumènes[5], et, entendant le discours de Pantagruel, dit : « Croyez, seigneur, que j’ai eu de peur et de frayeur non moins que Panurge. Mais quoi ? Je ne me suis épargné au secours. Je considère que si vraiment mourir est (comme est) de nécessité fatale et inévitable, en telle heure ou telle heure, en telle ou telle façon mourir est en la sainte volonté de Dieu. Pourtant[6] icelui faut incessamment implorer, invoquer, prier, requérir, supplier. Mais là ne faut faire but et borne. De notre part, convient pareillement nous évertuer, et, comme dit le saint Envoyé, être coopéra teurs avec lui. Vous savez que dit C. Flaminius, consul, lorsque, par l’astuce d’Annibal, il fut resserré près le lac de Péruse, dit Thrasymène : « Enfants, dit-il à ses soudards, d’ici sortir ne vous faut espérer par vœux et imploration des dieux. Par force et vertu il nous convient évader et à fil d’épée chemin faire par le milieu des ennemis. » Pareillement, en Salluste, l’aide (dit M. Portius Cato) des dieux n’est impétrée[7] par vœux ocieux[8] par lamentations mulièbres[9]. En veillant, travaillant, soi évertuant, toutes choses succèdent à souhait[10] et bon port. Si, en nécessité et danger, est l’homme négligent, éviré[11] et paresseux, sans propos il implore les dieux. Ils sont irrités et indignés.

— Je me donne au diable, dit frère Jean (j’en suis de moitié, dit Panurge), si le clos de Seuillé ne fût tout vendangé et détruit si je n’eusse que chanté Contra hostium insidias (matière de bréviaire), comme faisaient les autres diables de moines, sans secourir la vigne à coups de bâton de la croix contre les pillards de Lerné.

— Vogue la galère, dit Panurge, tout va bien. Frère Jean ne fait rien là. Il s’appelle frère Jean fait néant, et me regarde ici suant et travaillant pour aider cetui homme de bien, matelot premier de ce nom. Notre amé, ho ! Deux mots, mais que je ne vous fâche. De quante[12] épaisseur sont les ais de cette nef ?

— Elles sont, répondit le pilote, de deux bons doigts épaisses, n’ayez peur.

— Vertu Dieu ! dit Panurge, nous sommes donc continuellement à deux doigts près de la mort. Est-ce ci une des neuf joies de mariage ? Ha ! notre amé, vous faites bien mesurant le péril à l’aune de peur. Je n’en ai point, quant est de moi, je m’appelle Guillaume sans peur. De courage, tant et plus. Je n’entends courage de brebis, je dis courage de loup, assurance de meurtrier, et ne crains rien que les dangers. »


  1. Enroule.
  2. Beaucoup.
  3. Violente (la dixième, plus forte que les autres).
  4. Promener.
  5. Gros câbles.
  6. Aussi.
  7. Obtenue.
  8. Oiseux.
  9. De femmes.
  10. Réussissent.
  11. Efféminé.
  12. Combien d’.