Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL1

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 121-123).

LE QUART LIVRE
des faits et dits héroïques du noble Pantagruel,
composé par M. François Rabelais,
docteur en médecine.

COMMENT PANTAGRUEL MONTA SUR MER POUR VISITER L’ORACLE DE LA DIVE BACBUC.


On[1] mois de juin, au jour des fêtes Vestales, celui propre onquel Brutus conquêta Espagne et subjugua les Espagnols, onquel aussi Crassus l’avaricieux fut vaincu et défait par les Parthes, Pantagruel, prenant congé du bon Gargantua, son père, icelui bien priant (comme en l’Église primitive était louable coutume entre les saints christians) pour le prospère navigage[2] de son fils et toute sa compagnie, monta sur mer au port de Thalasse, accompagné de Panurge, frère Jean des Entommeures, Épistémon, Gymnaste, Eusthènes, Rhizotome, Carpalim et autres siens serviteurs et domestiques anciens, ensemble de Xénomanes, le grand voyageur et traverseur des voies périlleuses, lequel, certains jours paravant, était arrivé au mandement de Panurge. Icelui, pour certaines et bonnes causes, avait à Gargantua laissé et signé, en sa grande et universelle hydrographie, la route qu’ils tiendraient visitant l’oracle de la dive bouteille Bacbuc.

Le nombre des navires fut tel que vous ai exposé on tiers livre, en conserve[3] de trirèmes, ramberges[4], galions et liburniques[5] nombre pareil, bien équipées, bien calfatées, bien munies, avec abondance de Pantagruélion[6]. L’assemblée de tous officiers, truchements[7], pilotes, capitaines, nochers, fadrins[8], hespalliers[9] et matelots fut en la thalamège. Ainsi était nommée la grande et maîtresse nef de Pantagruel ayant en poupe pour enseigne une grande et ample bouteille, à moitié d’argent bien lisse et poli ; l’autre moitié était d’or émaillé de couleur incarnat. En quoi facile était de juger que blanc et clairet étaient les couleurs des nobles voyagers, et qu’ils allaient pour avoir le mot de la Bouteille.

Sur la poupe de la seconde était haut enlevée une lanterne antiquaire, faite industrie usement de pierre sphengitide et spéculaire[10], dénotant qu’ils passeraient par Lanternois.

La tierce pour devise avait un beau et profond hanap de porcelaine. La quarte, un potet d’or à deux anses, comme si fût une urne antique. La quinte, un broc insigne de sperme d’émeraude. La sixième, un bourrabaquin[11] monacal, fait de quatre métaux ensemble. La septième, un entonnoir d’ébène, tout requamé[12] d’or, à ouvrage de tauchie[13]. La huitième, un gobelet de lierre bien précieux, battu d’or à la damasquine. La neuvième, une brinde[14] de fin or obrisé[15]. La dixième, une breusse[16] d’odorant agaloche (vous l’appelez bois d’aloës), porfilée[17] d’or de Chypre, à ouvrage d’azemine[18]. L’onzième, une portoire[19] d’or faite à la mosaïque. La douzième, un barrau[20] d’or terni, couvert d’une vignette de grosses perles indiques[21], en ouvrage topiaire[22]. De mode que personne n’était, tant triste, fâché, rechigné ou mélancolique fût, voire y fût Héraclitus, le pleurard, qui n’entrât en joie nouvelle, et de bonne rate ne sourit, voyant ce noble convoi de navires en leurs devises, ne dît que les voyagiers étaient tous buveurs gens de bien, et ne jugeât en pronostic assuré que le voyage, tant de l’aller que du retour, serait en allégresse et santé parfaite.

En la thalamège donc fut l’assemblée de tous. Là Pantagruel leur fit une brève et sainte exhortation, toute autorisée de propos extraits de la sainte Écriture sur l’argument de navigation. Laquelle finie, fut haut et clair faite prière à Dieu, oyants et entendants tous les bourgeois et citadins de Thalasse, qui étaient sur le môle accourus pour voir l’embarquement.

Après l’oraison, fut mélodieusement chanté le psaume du saint roi David, lequel commence Quand Israël hors d’Égypte sortit. Le psaume parachevé, furent sur le tillac les tables dressées, et viandes[23] promptement apportées. Les Thalassiens, qui pareillement avaient le psaume susdit chanté, firent de leurs maisons force vivres et vinage[24] apporter. Tous burent à eux. Ils burent à tous. Ce fut la cause pourquoi personne de l’assemblée onques par la marine[25] ne rendit sa gorge et n’eut perturbation d’estomac ni de tête. Auxquels inconvénients n’eussent tant commodément obvié, buvants par quelques jours paravant de l’eau marine, ou pure ou mixtionnée avec le vin, usants de chair de coings, d’écorce de citron, de jus de grenades aigres-douces, ou tenants longue diète, ou se couvrants l’estomac de papier, ou autrement faisants ce que les fols médecins ordonnent à ceux qui montent sur mer.

Leurs buvettes souvent réitérées, chacun se retira en sa nef, et en bonne heure firent voile au vent grec levant, selon lequel le pilote principal, nommé Jamet Brayer, avait désigné la route et dressé la calamité[26] de toutes les boussoles. Car l’avis sien, et de Xénomanes aussi, fut, vu que l’oracle de la dive Bacbuc était près le Catay en Indie[27] supérieure, ne prendre la route ordinaire des Portugalais, lesquels, passants la ceinture ardente[28] et le cap de Bona Speranza sur la pointe méridionale d’Afrique, outre[29] l’équinoxial, et perdant la vue et guide de l’aisseuil[30] septentrional, font navigation énorme, ains[31] suivre au plus près le parallèle de ladite Indie et girer[32] autour d’icelui pôle par occident, de manière que, tournoyants sous septentrion, l’eussent en pareille élévation comme il est au port d’Olonne, sans plus en approcher, de peur d’entrer et d’être retenus en la mer Glaciale, et suivant ce canonique[33] détour par même parallèle, l’eussent à dextre, vers le levant, qui au département[34] leur était à senestre.

Ce que leur vint à profit incroyable, car sans naufrage, sans danger, sans perte de leurs gens, en grande sérénité (excepté un jour près l’île des Macréons) firent le voyage d’Indie supérieure en moins de quatre mois, lequel à peine feraient les Portugalais en trois ans, avec mille fâcheries et dangers innombrables. Et suis en cette opinion, sauf meilleur jugement, que telle route de fortune fut suivie par ces Indiens qui naviguèrent en Germanie et furent honorablement traités par le roi des Suèdes, on[35] temps que Q. Metellus Celer était proconsul en Gaule, comme décrivent Cor. Nepos, Pomp. Mela et Pline après eux.


  1. Au.
  2. Navigation.
  3. Escadre voguant de conserve.
  4. Navires anglais.
  5. Birèmes liburiennes.
  6. Chanvre.
  7. Interprètes.
  8. Novices.
  9. Chefs de nage.
  10. Transparente et translucide.
  11. Flacon.
  12. Orné.
  13. Damasquinure.
  14. Vase à vin.
  15. Affiné.
  16. Tasse.
  17. Parfilé.
  18. De Perse.
  19. Hotte de vendangeur.
  20. Baril.
  21. Indiennes.
  22. À dessins d’arbres taillés.
  23. Mets.
  24. Provisions de vin.
  25. Pendant la navigation.
  26. L’aimant.
  27. Inde.
  28. La zone torride.
  29. Au delà de.
  30. Essieu (pôle).
  31. Mais.
  32. Tourner.
  33. Conforme aux règles.
  34. Départ.
  35. Au.