Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G3

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 44-47).

LES PROPOS DES BIEN-IVRES.


Puis entrèrent en propos de réciner[1] on[2] propre lieu.

Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses[3] de tinter.

« Tire.

— Baille.

— Tourne.

— Brouille[4].

— Boute[5] à moi sans eau ; ainsi, mon ami.

— Fouette-moi ce verre galantement.

— Produis-moi du clairet, verre pleurant.

— Trêves de soif.

— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?

— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette[6].

— Vous êtes morfondue, m’amie ?

— Voire.

— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.

— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.

— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.

— Qui fut premier, soif ou beuverie ?

— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?

— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?

— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.

— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.

— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.

— Chantons, buvons ; un motet entonnons.

— Où est mon entonnoir ?

— Quoi ? je ne bois que par procuration !

— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?

— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.

— Hâte !

— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.

— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.

— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.

— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.

— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.

— Pour néant boit qui ne s’en sent.

— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.

— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.

— J’ai bien saburré[7] mon estomac.

— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.

— Cette main vous gâte le nez.

— Ô quants[8] autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !

— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.

— Ceci s’appelle pipée à flacons.

— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?

— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.

— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.

— C’est bien chié, chanté, buvons !

— Voulez-vous rien mander à la rivière ?

— Cetui-ci va laver les tripes.

— Je ne bois en plus qu’une éponge.

— Je bois comme un templier.

— Et je tanquam sponsus.

— Et moi sicut terra sine aqua.

— Un synonyme de jambon ?

— C’est un compulsoire de buvettes.

— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.

— Or çà, à boire, boire çà !

— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.

— Si je montais aussi bien comme j’avale[9], je fusse piéça[10] haut en l’air.

— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.

— Ainsi profitent bois en friche.

— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.

— Ainsi philosophie Mélinde.

— Petite pluie abat grand vent.

— Longues buvettes rompent le tonnerre.

— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?

— Je retiens après.

— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.

— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.

— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.

— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.

— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.

— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi[11].

— De ce fauveau[12] à la raie noire.

— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.

— Buvez, ou je vous…

— Non, non !

— Buvez, je vous en prie.

— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.

Lagona edatera[13] !

— Il n’y a rabouillère[14] en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.

— Cetui-ci me la fouette bien.

— Cetui-ci me la bannira du tout.

— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.

— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.

— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.

— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !

— La pierre dite ἂσβεστος[15] n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.

— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on[16] Mans ; la soif s’en va en buvant.

— Remède contre la soif ?

— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.

— Je vous y prends, je vous réveille.

— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.

— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.

— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.

Lans, tringue[17] !

— À toi, compain[18], de hait, de hait[19] !

— Là, là, là ! c’est morfiaillé[20], cela.

O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.

— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.

— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine

— Mon compagnon, courage !

— Pour ce jeu, nous ne volerons[21] pas, car j’ai fait un levé[22].

Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.

— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.

— Ô les buveurs !

— Ô les altérés !

— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?

— À la mode de Bretagne !

— Net, net, à ce piot.

— Avalez, ce sont herbes. »


  1. Faire collation.
  2. Au.
  3. Brocs.
  4. Mélange.
  5. Mets.
  6. Boisson.
  7. Lesté.
  8. Combien de.
  9. Je descends (jeu de mots).
  10. Depuis longtemps.
  11. De relance (au jeu).
  12. Bœuf à poil fauve.
  13. Compagnon, à boire ! (en basque)
  14. Terrier.
  15. Incombustible (trémolite des minéralogistes)
  16. Au.
  17. Camarade, trinque ! (en bas allemand).
  18. Compagnon.
  19. De bon cœur !
  20. Bairé.
  21. Nous ne ferons pas la vole.
  22. Une levée de cartes (et de coude).