Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G2

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 43-44).

COMMENT GARGAMELLE, ÉTANT GROSSE DE GARGANTUA, MANGEA GRAND PLANTÉ[1] DE TRIPES.


L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous escappe[2]. Le fondement lui escappait une après-dînée, le iiie jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux. Prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceux gras bœufs avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi-gras salés, afin qu’en la prime vère[3], ils eussent bœuf de saison à tas, pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin.

Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes étaient que chacun en léchait ses doigts. Mais la grande diablerie à quatre personnages était bien en ce que possible n’était longuement les réserver, car elles fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont[4] fut conclu qu’ils les bâfreraient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sinais, de Seillé, de la Roche-Clermaud, de Vaugaudray, sans laisser arrière le Coudray, Montpensier, le Gué de Vède, et autres voisins, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille là. Le bonhomme Grandgousier y prenait plaisir bien grand et commandait que tout allât par écuelles. Disait toutefois à sa femme qu’elle en mangeât le moins, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était viande moult louable : « Celui, disait-il, a grande envie de mâcher merde, qui d’icelle le sac mange. » Nonobstant ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussarts[5] et six tupins[6]. Ô belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !

Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement[7] que c’était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.


  1. Abondance.
  2. Échappe.
  3. Au printemps.
  4. D’où.
  5. Tonneaux.
  6. Pots.
  7. Joyeusement.