Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G4

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 47-50).

COMMENT GARGANTUA NAQUIT EN FAÇON BIEN ÉTRANGE.

Eux tenants ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal du bas ; dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la réconfortait honnêtement, pensant que ce fût mal d’enfant, et lui disant qu’elle s’était là herbée sous la Saulsaie, et qu’en bref elle ferait pieds neufs. Par ce, lui convenait prendre courage nouveau, au nouvel avènement de son poupon, et, encore que la douleur lui fût quelque peu en fâcherie, toutefois que icelle serait brève, et la joie, qui tôt succéderait, lui tollirait[1] tout cet ennui, en sorte que seulement ne lui en resterait la souvenance :

« Je le prouve, disait-il. Notre Sauveur dit en l’Évangile Joannis XVI : « La femme qu’est à l’heure de son enfantement a tristesse, mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a souvenir aucun de son angoisse.

— Ha ! dit-elle, vous dites bien et aime beaucoup mieux ouïr tels propos de l’Évangile, et mieux m’en trouve que de ouïr la vie de sainte Marguerite ou quelque autre cafarderie.

— Courage de brebis, disait-il. Dépêchez-vous de cetui-ci et bientôt en faisons un autre.

— Ha ! dit-elle, tant vous parlez à votre aise, vous autres hommes ! Bien, de par Dieu, je me parforcerai[2], puisqu’il vous plaît. Mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !

— Quoi ? dit Grandgousier.

— Ha ! dit-elle, que vous êtes bon homme ! Vous l’entendez bien.

— Mon membre ? dit-il. Sang de les cabres[3] ! si bon vous semble, faites apporter un couteau.

— Ha ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Dieu me le pardonne, je ne le dis de bon cœur, et, pour ma parole, n’en faites ne plus ne moins. Mais j’aurai prou[4] d’affaires aujourd’hui, si Dieu ne m’aide, et tout par votre membre, que vous fussiez bien aise !

— Courage, courage ! dit-il. Ne vous souciez au reste, et laissez faire aux quatre bœufs de devant. Je m’en vais boire encore quelque veguade[5]. Si cependant vous survenait quelque mal, je me tiendrai près : huchant en paume[6], je me rendrai à vous. »

Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Soudain vinrent à tas sages-femmes de tous côtés, et, la tatant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies[7] assez de mauvais goût, et pensaient que ce fut l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escappait, à la mollification[8] du droit intestin, lequel vous appelez le boyau culier, par trop avoir mangé des tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.

Dont une orde vieille de la compagnie, laquelle avait réputation d’être grande médecine, et là était venue de Brisepaille d’auprès Saint-Genou, devant soixante ans, lui fit un restrinctif si horrible que tous ses larrys[9] tant furent oppilés[10] et resserrés qu’à grande peine avec les dents vous les eussiez élargis, qui est chose bien horrible à penser, mêmement que le diable, à la messe de saint Martin, écrivant le caquet de deux galoises[11], à belles dents allongea son parchemin.

Par cet inconvénient furent au dessus relâchés les cotylédons de la matrice, par lesquels sursauta l’enfant, et entra en la veine creuse, et gravant[12] par le diaphragme jusques au-dessus des épaules, où la dite veine se part[13] en deux, prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille senestre. Soudain qu’il fut né, ne cria comme les autres enfants : « Mies ! mies ! » ; mais, à haute voix, s’écriait : « À boire, à boire, à boire ! » comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois.

Je me doute que ne croyez assurément cette étrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Ne dit pas Salomon, Proverbium XIV : Innocens credit omni verbo, etc… ? Et saint Paul, prime Corinthio. XIII : Charitas omnia credit ? Pourquoi ne le croiriez-vous ? Pour ce, dites vous, qu’il n’y a nulle apparence. Je vous dis que, pour cette seule cause, vous le devez croire en foi parfaite, car les sorbonistes disent que foi est argument des choses de nulle apparence.

Est-ce contre notre loi, notre foi, contre raison, contre la Sainte Écriture ? De ma part je ne trouve rien écrit ès bibles saintes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ha ! pour grâce, n’emburelucoquez[14] jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis, par l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coque d’un œuf pont[15] et éclos par Léda ?

Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais présentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantements étranges et contre nature, et toutefois je ne suis point menteur tant assuré comme il a été. Lisez le septième de sa Naturelle Histoire, capi. III, et ne m’en tabustez[16] plus l’entendement.


  1. Oterait.
  2. M’efforcerai.
  3. Sang des chèvres ! (en gascon).
  4. Beaucoup.
  5. Coup (en gascon).
  6. En faisant un porte-voix de vos mains.
  7. Morceaux de peau.
  8. Au rattachement.
  9. Sphincters.
  10. Obstrués.
  11. Galantes.
  12. Gravissant.
  13. Se sépare.
  14. N’embrouillez.
  15. Pondu.
  16. Tarabustez.