Plon-Nourrit et Cie (2p. 256-257).


LI



Morgane faisait tout pour qu’il oubliât la reine. Un soir, elle lui fit boire un philtre qui lui troubla le cerveau, de façon que, dans son sommeil, il crut apercevoir sa dame dans un pavillon, au milieu d’une riante prairie, couchée auprès d’un chevalier ; et, comme il courait sus à ce traître l’épée à la main, elle lui disait :

— Que voulez-vous faire, Lancelot ? Laissez en paix ce chevalier : il est à moi, je suis à lui.

Le philtre était si fort qu’il demeura vaguement assuré, le lendemain, qu’il avait réellement vu ce qu’il avait rêvé ; et quand Morgane entra chez lui :

— Vous m’avez dit, fit-il, que vous me laisseriez aller si je m’engageais à ne pas demeurer, d’ici à la Noël, en compagnie d’aucune dame de la maison du roi Artus. J’ai toujours refusé, mais maintenant je suis prêt à jurer.

Morgane reçut son serment, après quoi elle lui remit un cheval et des armes, et il s’éloigna tristement.

Longtemps il erra comme âme en peine ; puis il résolut d’aller en Sorelois pour se réconforter auprès de Galehaut, mais il n’y trouva point son ami. Il y fut très bien accueilli ; cependant il songeait sans cesse à cette vision cruelle qu’il avait eue, sans pouvoir s’assurer que ce fût un rêve, et, comme il ne voulait se confier à personne, à la longue sa tête se dérangea. On avait beau lui faire joie : tout lui déplaisait. Une nuit, enfin, il saigna tant du nez dans son lit, que sa cervelle s’amollit : il se leva dans un transport et se sauva par la campagne, vêtu seulement de sa chemise et de ses braies. Le lendemain, les gens de Galehaut trouvèrent ses draps ensanglantés et le cherchèrent vainement : ils crurent qu’il s’était occis. Cependant il errait par les bois, mangeant peu, dormant à peine et menant grand deuil : de sorte qu’il devint tout à fait forcené. Mais le conte laisse maintenant ce propos pour deviser de Galehaut.