Plon-Nourrit et Cie (2p. 251-256).


L


La déloyale mit tout en œuvre pour obtenir la bague qu’il portait au doigt, mais, ni par prières, ni par menaces, elle ne put l’avoir. Alors, une nuit, elle lui fit prendre un breuvage qui l’endormit, puis elle lui ôta son anneau et le remplaça par celui qu’elle avait et qui était semblable. Ensuite, elle fit une des plus grandes déloyautés du monde ; écoutez :

Elle envoya une demoiselle à Londres où était le roi Artus, et sachez que cette pucelle était laide de toutes façons. Elle avait le visage et le cou plus gris que fer, les yeux plus rouges que feu, les cheveux plus noirs qu’une plume de corneille, les dents couleur de jaune d’œuf, une seule tresse, qui ressemblait mieux à une queue de rate qu’à rien autre, le nez retroussé, des lèvres d’âne ou de bœuf, de grandes narines tout ouvertes, les jambes courtes et les pieds si crochus qu’elle ne pouvait se tenir aux étriers : aussi chevauchait-elle la cuisse sur le cou de son palefroi, orgueilleusement, tenant haute sa baguette. Ainsi faite et plus hideuse qu’un diable d’enfer, elle avait nom Rosette. Elle s’en vint devant le roi.

Elle le salua de par Lancelot et lui dit qu’elle avait à lui faire un message, mais qu’elle devait parler devant toute la cour. Aussitôt le roi, joyeux, envoya quérir Galehaut et les barons, la reine et les dames ; et, quand tout le monde fut assemblé, Keu le sénéchal ne put se tenir de dire à la reine, en riant :

— Dame, j’ai peur que le roi n’aime cette avenante pucelle plus que vous ! Pour moi, si je savais où l’on peut en avoir de semblables, j’en irais chercher !

Cependant, la laide demoiselle disait à très haute voix :

— Sire, avant de vous faire savoir ce que vous mande Lancelot, je veux que vous m’assuriez que je n’aurai rien à craindre de personne et que vous m’octroierez votre sauvegarde, car j’apporte des nouvelles qui pourront déplaire à quelqu’un de votre cour.

Et, le roi lui ayant donné sa parole, elle continua :

— Roi Artus, Lancelot te mande comme à son droit seigneur, et il mande à ceux de la Table ronde, et à vous, seigneurs, qui avez été ses compagnons, que vous lui pardonniez, car vous ne le verrez plus jamais.

À ces mots, Lionel se pâma, Galehaut faillit perdre le sens, et la reine, incapable d’en entendre davantage, se leva pour se retirer dans ses chambres ; mais la demoiselle déclara que, si quelqu’un s’en allait, elle n’en dirait pas plus, et chacun se rassit.

— Sire, poursuivit-elle, quand Lancelot vous quitta à la Tour Douloureuse, il était blessé d’un coup de lance par le corps et craignait fort de mourir sans confession. Mais il rencontra un prêtre qui lui donna pour pénitence d’avouer ses péchés devant votre cour, soit de sa bouche, soit par autrui, et il me requit au nom de Dieu de le faire pour lui. Et premièrement il vous prie de lui pardonner sa grande déloyauté envers vous, car il vous a trahi avec votre femme qu’il aimait de fol amour, et qui l’aimait.

Lionel au cœur sans frein, quand il entendit cela, voulut se jeter sur elle et il l’eût tuée s’il eût pu l’approcher, mais Galehaut se mit devant lui et lui rappela que le roi avait assuré la pucelle.

— Du moins, diable d’enfer, cria Lionel, sache que, si je puis jamais te tenir, ni roi ni reine ne te saura protéger !

Alors la laide demoiselle dit au roi :

— Sire, me serez-vous mauvais garant ?

— Demoiselle, répondit Galehaut, vous n’avez garde puisque le roi vous a assurée, et moi-même je vous protégerai contre tous. Mais qui voudra croire déloyauté vous croie.

— Lancelot vous mande ce que vous avez ouï, reprit la laide pucelle ; et vous tous, qui êtes de la Table ronde, il vous conjure de ne pas honnir votre seigneur lige comme il a fait. Or, pour qu’on sache que je dis vrai, j’apporte telles enseignes qui en témoigneront.

Et jetant l’anneau dans le giron de la reine :

— Dame, lui dit-elle, Lancelot vous renvoie cet anneau que vous lui avez donné avec votre cœur et votre amour.

Alors la reine se leva et dit en s’échauffant peu à peu :

— Certes, je reconnais bien l’anneau, car je lui en ai fait présent comme loyale dame à loyal chevalier. Et sachez, sire, et vous tous et toutes qui êtes ici, que, si j’avais donné mon amour à Lancelot comme le dit cette demoiselle, je connais assez la hauteur de son cœur pour être certaine qu’il se fût laissé arracher la langue plutôt que de le confesser à personne ! Il est bien vrai que Lancelot a tant fait pour moi que je lui ai accordé de mon cœur ce que j’en peux. Et peut-être, s’il était tel qu’il m’eût requise d’amour vilaine, je ne l’eusse pas éconduit. M’en blâme qui voudra ! Quelle est la dame qui eût repoussé un chevalier qui eût fait pour elle ce que Lancelot a fait pour moi ? Et vous, sire, souvenez-vous des services qu’il vous a rendus ! Vous lui devez votre honneur et votre terre. Il vous a soumis le plus prud’homme du siècle, Galehaut qui est ici. Il m’a sauvée du jugement déloyal. Vous-même, et Gauvain, et Gaheriet, et Hector, il vous a délivrés à la Roche aux Saines. Il vous a conquis la Tour Douloureuse. Il a tué l’un des plus forts chevaliers du monde pour jeter hors de prison votre neveu Gauvain. Lancelot a ramené la clarté au château ténébreux. Lancelot a détruit les enchantements du Val des Faux Amants. Qui l’a jamais vaincu ? Il est le chevalier sans pair, il n’est nulle qualité qui ne soit en lui parfaite ! Lancelot était beau et bon ; il eût passé en beauté et en bonté tous les chevaliers du monde, s’il eût vécu ! Mais je parlerais un jour entier sans pouvoir dire tous les mérites qui étaient en lui. Ha ! sachent tous ceux qui pensent mal de moi que, s’ils me disaient, à moi-même, que je l’aimais d’amour vilaine, je n’en rougirais pas ! Las ! il est mort ou perdu pour nous. Certes j’accepterais bien qu’il en eût été de moi et de lui comme dit cette demoiselle, si à ce prix je le voyais sain et sauf ici !

— Laissez, dame, dit le roi, je sais bien que ce message ne vient pas de Lancelot, et je ne le croirai jamais.

— Sire, murmura la laide demoiselle tout interdite, si tel était votre bon plaisir, je vous demanderais votre sauf-conduit.

Le roi la confia à monseigneur Yvain. Et, quand elle fut partie, Galehaut vint prendre congé de lui en disant qu’il ne s’arrêterait plus en aucune ville une nuit ou un jour avant que d’avoir appris sûrement si Lancelot était vif ou mort. Le roi le baisa en pleurant, et la reine et la dame de Malehaut firent de même, lorsqu’il fut monté dans leurs chambres pour les recommander à Dieu. Après quoi il partit en compagnie de Lionel.

Mais le conte se tait d’eux en cet endroit et revient à Lancelot du Lac.