Plon-Nourrit et Cie (2p. 247-250).


XLIX


La mêlée fut très belle. Karadoc faisait merveilles, monté sur un grand destrier, plus courant que cerf de lande, et il n’y avait pas de preux qu’il n’occît, tant il était haut et fort. Lancelot le reconnut à son écu et l’appela. Tous deux coururent l’un à l’autre, l’épée à la main : Karadoc frappa le premier et son fer entra bien dans le heaume de deux doigts, de manière qu’il ne put le retirer ; mais Lancelot riposta si rudement que le nasal fut tranché, et son ennemi ne fut point blessé, parce que le coup ne vint pas droit, mais il demeura étourdi et son cheval l’emporta.

Lancelot piqua des deux derrière lui, l’épée toujours plantée dans son heaume, et l’appelant mauvais couard. Mais Karadoc revenu à lui continuait de fuir ; même, il avait jeté son écu sur son dos pour se protéger des grands coups que l’autre lui donnait quand il pouvait, et qui l’abattaient parfois sur le cou de son destrier. Néanmoins il gagnait vers son château : de sorte que Lancelot, craignant de le perdre à la fin, remit son épée au fourreau et brocha tant des éperons que le sang ruissela sur les flancs de son cheval : grâce à quoi il accosta le fuyard, le saisit à deux mains par son écu qui tomba, puis par le col, et le tira tant à lui qu’il le coucha sur la croupe ; mais Karadoc, grand et vigoureux comme il était, banda toutes ses forces par peur de la mort, et il se redressa sur son séant si roidement qu’il entraîna Lancelot hors des arçons et le fit voler sur la croupe de son propre destrier. Et, enlacés de la sorte, tous deux entrèrent au galop par la porte du château, qui était ouverte afin de laisser passer les fuyards.

Les chevaliers qui la gardaient avaient lâché leurs lances pour arrêter le cheval ; mais ils ne purent : il se jeta avec ses deux cavaliers par une poterne que la demoiselle qui avait tant aidé à monseigneur Gauvain se hâta de refermer derrière lui, et il vint s’abattre devant la tour. Les deux chevaliers tombèrent, mais Karadoc se blessa pour ce qu’il était très pesant. Déjà Lancelot lui courait sus ; il n’avait plus d’écu ni d’épée : il s’enfuit.

Il sauta dans un des fossés de la tour, profond de deux toises ; là était une porte qui ouvrait sur le cachot où gisait messire Gauvain. Il venait de la défermer avec ses clés pour occire son prisonnier, lorsque Lancelot se laissa choir sur ses épaules, le renversa et, soulevant le pan de son haubert, lui donna de l’épée par le ventre, puis lui coupa la tête.

Ainsi se délivra-t-il de Karadoc, et il jeta son corps dans le cachot noir qu’il vit ouvert. Messire Gauvain, entendant le bruit, demanda qui était là, et Lancelot reconnut sa voix.

— Ha, beau doux ami, beau doux compagnon, où êtes-vous ? Je suis Lancelot du Lac.

— Certes nul homme mortel ne pouvait arriver à moi, hormis Lancelot !

Ce disant, messire Gauvain sortit. De quel cœur il accola son compagnon ! La demoiselle leur passa une échelle, et tous deux remontèrent dans la cour, où d’abord messire Gauvain tomba à ses pieds et la remercia. Cependant Lancelot montrait aux défenseurs du château la tête de Karadoc et ils ne firent pas de difficulté de se rendre.

Le soir tombait ; au dehors, les chevaliers du roi Artus avaient dressé leurs tentes et leurs pavillons, car le roi avait remis l’assaut au lendemain ; d’ailleurs quelle armée aurait pu prendre un si fort château ?

Soudain, le pont-levis s’abaissa et l’on vit Lancelot sortir à la tête de la garnison, en compagnie de monseigneur Gauvain. Devant la tente du roi, il mit le genou en terre et lui présenta les clés avec la tête du géant. Galehaut et Lionel accoururent : il ne faut pas demander s’ils le baisèrent et accolèrent. Quant à monseigneur Gauvain, il conta ce qu’il devait à la demoiselle, à qui, pour la récompenser, le roi donna toute la terre de Karadoc ; sur-le-champ il l’en investit par les clés. Et désormais le château ne fut plus appelé que la Belle Prise.

Mais, la nuit même, sitôt que le roi fut couché, Lancelot partit secrètement pour regagner la prison de Morgane.