Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 182-201).

CHAPITRE IX.


Nul ne sut mieux que lui le grand art de séduire ;
Nul sur ses passions n’eut jamais plus d’empire,
Et ne sut mieux cacher sous des dehors trompeurs
Des plus vastes desseins les sombres profondeurs.
Voltaire.

Long-temps après s’être éloigné de Theodora, Gómez Arias croyait entendre encore le bruit sinistre de ses plaintes attendrissantes ; mais lorsqu’il fut près de Grenade, lorsqu’il revit ses superbes édifices, l’ambition s’empara de lui de nouveau, et, désirant chasser les idées sombres qui le poursuivaient, il accueillit avec empressement les tableaux éblouissans qui se présentaient à son imagination. La vue des tours majestueuses de l’Alhambra fit renaître dans son esprit ardent les pensées les plus flatteuses ; car, fier de la faveur dont il jouissait près de son auguste souveraine, et sentant tout le prix de la noble alliance qu’il allait contracter, il comptait avec raison sur l’avenir le plus brillant et le plus honorable. Le remords qui lui rappelait que la cruauté et l’ingratitude lui avaient frayé le chemin des grandeurs perdait à chaque instant de sa force, et la voix de la conscience, ce juge terrible du cœur humain, était étouffée par la haute récompense promise à la discrétion.

Don Lope se félicitait de l’adresse avec laquelle il s’était tiré de la position la plus difficile, et se réjouissait d’avoir fait emmener Roque par les Maures. C’était se débarrasser heureusement d’un valet importun, d’un témoin redoutable, dont il aurait fallu dorénavant supporter l’insolence pour acheter son silence. En outre, il était assez probable que le naturel bavard et les reparties impertinentes de Roque finiraient par lui attirer la mauvaise humeur de quelque chef maure peu endurant, qui, ne goûtant pas ses plaisanteries, pourrait l’en récompenser par quelques coups de poignard. Quant à Theodora, Don Lope n’avait nullement à redouter qu’elle parvînt à se sauver, puisqu’elle était entre les mains d’un homme qui semblait l’aimer vivement. Enfin, son mariage avec Leonor une fois accompli, et tous ses projets réalisés, si le sort, par quelque coup imprévu, venait troubler son bonheur, il aurait alors acquis assez de puissance pour faire oublier le passé et assurer la tranquillité de l’avenir.

C’est dans cette agréable espérance que Gómez Arias arriva à Grenade, et attendit impatiemment la naissance de ce jour heureux qui devait mettre un terme à ses craintes et couronner ses vœux les plus chers. Dès le matin, il se rendit avec empressement au palais des Aguilars, sans rien changer à sa toilette, et affectant tout le désordre et la fatigue qui résultent d’un voyage fait à la hâte. Il trouva Don Alonzo chez Leonor, et tous deux le reçurent avec une froideur glaciale ; mais tout en s’apercevant de cet accueil peu amical, Don Lope sentit la nécessité de conserver son calme, quel que fût le péril qui le menaçait. Affectant donc de ne rien voir d’extraordinaire, il s’adressa à Leonor avec gaieté et empressement.

— En osant me présenter devant vous, ma chère Leonor, dans une toilette si négligée, je puis paraître manquer de respect, mais j’ose espérer que vous me pardonnerez en faveur de mon impatience à vous offrir mes hommages.

— Oh ! Don Lope, répondit Leonor en souriant ironiquement, je vous le pardonne volontiers, car je suis devenue depuis peu si indulgente, qu’il me semble que je pourrais pardonner des offenses bien plus graves qu’un simple manque de bienséance.

— Je n’ai jamais douté de votre bonté, reprit Gómez Arias, mais il me semble que vous paraissez mal à votre aise ; seriez-vous indisposée ? — Qu’a donc aussi le noble Don Alonzo ? — Serait-il arrivé quelque chose d’inquiétant pendant mon absence ?

— Non, certainement, répondit Leonor avec froideur, il n’est rien arrivé qui doive nous inquiéter. Mais vraiment, Don Lope, ajouta-t-elle d’un ton ironique, votre départ subit et les nouvelles que vous aviez reçues de notre ami commun le Comte de Ureña, étaient bien capables de nous tourmenter un peu : en outre quelques autres petits évènemens sont survenus tout-à-coup pour nous contrarier.

— Il ne faut pas vous tourmenter de la santé de notre ami, reprit Don Lope, car je suis assez heureux pour pouvoir vous apprendre qu’il était beaucoup mieux lorsque je l’ai quitté.

— Ainsi donc mes soupçons étaient fondés ! s’écria Aguilar d’un ton profondément mécontent, et en quittant subitement l’appartement. Une conduite aussi étrange frappa vivement Gómez Arias ; mais bientôt, maître de lui-même, il dit à Leonor d’une voix irritée :

— Que signifie ceci ? — Pourquoi suis-je ainsi traité ?

— Don Lope, la maladie de votre ami a un peu troublé votre jugement : nous n’avons nullement le droit d’interroger les actions de mon père, et surtout lorsque, comme je vous l’ai déjà dit, quelques nouveaux évènemens ont pu l’irriter.

— Mais, au nom du Ciel, quels sont ces évènemens ?

— Eh quoi ! ignorez-vous réellement ce qui est arrivé depuis le moment où vous avez été si instamment demandé par votre ami ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit Don Lope.

Leonor le regarda avec attention, et faisant malgré elle un mouvement d’impatience, elle ajouta :

— Il est étonnant que le Comte ne vous ait pas instruit.

— Mais de quoi ? — Leonor, de grâce, expliquez-vous.

— Ne pensez-vous pas, continua-t-elle en affectant de plaisanter, que c’est bien ridicule à un homme d’un caractère aussi grave que le Comte, de jouer ainsi la comédie ? Croirez-vous que peu d’instans après votre départ, il est arrivé un messager annonçant de sa part son intention de vous surprendre en assistant à votre mariage ?

— Certes, répondit Gomez Arias visiblement ému, la conduite du Comte est étrange, et je ne puis réellement comprendre quelle a été son intention ; mais dans tous les cas, cela ne doit pas m’attirer le mécontentement de votre noble père.

— Don Lope, vous connaissez trop le monde pour pouvoir exiger que la mauvaise humeur d’un homme ne se porte que sur l’objet qui l’a causée. D’ailleurs, Don Alonzo a sujet d’être irrité : sa belle protégée, celle qui lui devait tant de reconnaissance, nous a quittés.

— Quelle belle protégée ? demanda Don Lope feignant la surprise.

— Quoi ! ne m’avez-vous pas entendu parler d’elle ?

— Vraiment, si cela est, je ne me le rappelle pas.

— Mais qu’est devenu Roque ? reprit brusquement Leonor. Il ne vous a pas suivi hier lorsque vous êtes parti, et depuis on l’a cherché inutilement : est-il donc malade ?

— Oui, sa santé est si mauvaise, et il m’a demandé tant de fois la permission de s’en aller à Tolède, où il a, je crois, un frère ou une sœur, qu’à la fin j’ai été obligé d’y consentir. Au fait, j’ai cédé volontiers, car il était devenu depuis quelque temps si peu attentif et si impertinent, que ses services m’étaient beaucoup plus désagréables qu’utiles.

— Mais vous avez dû être bien étonné qu’il ait désiré vous quitter précisément la veille de votre mariage ; et votre surprise sera encore bien plus grande, lorsque vous saurez que ce même Roque est parti avec notre protégée, Theodora de Monteblanco.

— Impossible ! s’écria Gómez Arias, comme frappé d’étonnement.

— C’est Repollo, notre vieux jardinier, qui les a vus sortir du palais. Poussé par la curiosité, il les a suivis de loin, autant que le lui permettait la rapidité de leur marche, et à la fin il les a vus s’arrêter sur la promenade publique où les attendait un autre homme avec des chevaux. Mais le plus extraordinaire de mon histoire, c’est que le jardinier prétend que l’homme qui attendait si patiemment les fugitifs, vous ressemblait tellement, Don Lope, qu’il jurerait que c’est bien certainement vous qu’il a vu, s’il n’était sûr que vous étiez parti le matin pour le château du comte de Ureña.

Quelque grande que fût en général la présence d’esprit de Gómez Arias, et quoique bien préparé à soutenir toute espèce d’attaque, il ne put s’empêcher d’être troublé par ce dernier récit ; et l’œil fin et scrutateur de Leonor s’en aperçut bien vite. Ce ne fut qu’après un moment de silence qu’il s’écria :

— Le misérable ! C’était donc pour cela qu’il désirait tant me quitter ! Je ne m’étonne plus maintenant de son insolence. Mais, après tout, la plus blâmable dans tout ceci est votre belle protégée, puisqu’il vous plaît de nommer ainsi la dame des pensées de ce méprisable Chevalier. Qui est-ce qui peut porter une femme d’une noble famille à fuir avec un valet ? a-t-elle donc perdu toute honte ?

— Apparemment, reprit Leonor ; au surplus, dans cette affaire inconcevable, la honte a été tout-à-fait mise de côté par tous les partis. En prononçant ces mots, elle jeta un regard expressif sur Gómez Arias, qui, fort embarrassé, et sentant combien sa position devenait de plus en plus difficile, se contenta de convenir de la justesse de l’observation de Leonor ; et celle-ci, désirant vivement savoir jusqu’à quel point Don Lope était impliqué dans cette aventure, continua ainsi :

— Mais n’est-il pas fort étonnant que le compagnon de Roque vous ressemblât à ce point ?

— Certainement, ma chère Leonor, reprit Gómez Arias en affectant beaucoup de gaieté ; c’est un malheur d’avoir une aussi misérable copie de soi-même ; mais ne faut-il pas se soumettre de bonne grâce à ce que l’on ne peut éviter ? D’ailleurs j’ose penser que l’homme qui a été vu par cet imbécile de jardinier ne ressemblait pas aussi complètement à votre fidèle admirateur que ce vieux radoteur voudrait vous le faire croire. Comment d’ailleurs a-t-il pu si bien distinguer les choses, à la nuit et de loin, comme il l’avoue ? Il me semble bien plus probable, d’après ses promenades à cette heure-là, qu’il avait l’esprit troublé par le vin, et que sa merveilleuse histoire n’est autre chose qu’un rêve fait au fond d’un fossé.

— Mais, Monsieur, reprit Leonor, nous n’avons aucune raison pour douter de la véracité d’un serviteur fidèle et honnête ; et d’ailleurs, quel intérêt pourrait-il avoir à inventer un conte affligeant pour son maître ?

— Je ne continuerai cette discussion, répondit Gómez Arias, que pour vous dire combien votre affection est précieuse à celui qui a le malheur de ressembler à un manant, et combien j’espère que cet incident ne diminuera pas la préférence dont vous avez daigné honorer un homme qui ne vit que pour vous.

Gómez Arias allait continuer ses protestations de la passion la plus inaltérable ; mais il fut de nouveau interrompu par Leonor.

— Épargnez-vous, Don Lope, la peine de parler plus long-temps, soit pour me persuader de la sincérité de votre amour, soit pour expliquer votre conduite ; car je devine fort bien ce que, dans tous les cas, vous pourriez dire.

— Il doit en effet vous être aisé d’apercevoir l’émotion que je cherche à peine à cacher ; et vous devez nécessairement deviner ce que de tels sentimens peuvent m’inspirer. Mais daignez m’excuser si, dans un tel moment, ma passion sort des bornes d’un amour vulgaire ; mon ivresse ne peut se peindre par les lieux communs qui se débitent ordinairement : le jour où je vais unir ma destinée à celle de la femme la plus noble et la plus aimable est certain…

— Arrêtez, Don Lope, dit Leonor d’un ton sérieux ; je ne veux pas discuter sur la grandeur de votre passion au moment où j’ai une prière à vous adresser ; car c’est à votre tour de consentir à une demande qui peut-être vous paraîtra étrange.

— Est-il donc nécessaire d’assurer que tous les désirs de ma chère Leonor sont des lois pour moi ?

— Malgré la ferveur de votre amour, reprit Leonor, vous avez désiré hier que notre mariage fût retardé d’un jour ; maintenant vous ne pouvez me refuser la même grâce ; et j’ai des raisons particulières pour souhaiter que la cérémonie soit différée d’un mois.

— Un mois ! oh ! Ciel ! que dites-vous ? — Un mois entier !

— Oui, Monsieur, dit Leonor avec émotion, un mois ! une année même si les circonstances l’exigent ; cela m’est absolument indifférent.

En prononçant ces mots, elle s’éloigna de Gómez Arias consterné.

— Je suis perdu ! s’écria-t-il après quelques momens de silence : Leonor me croit coupable ; je n’en puis douter d’après l’indifférence qu’elle a affectée pendant toute notre conversation, et son agitation en me quittant. Mais quoi ! ce revers de fortune serait-il capable de me terrasser, après m’être vu forcé d’user de tant de cruauté pour arriver à l’accomplissement de mes projets ? Non, je ferai tête à l’orage.

Don Lope resta quelque temps plongé dans de profondes réflexions, cherchant quel était le parti le plus prudent à prendre dans une position aussi difficile, enfin il se décida.

— Avec de l’audace et du calme, je dois réussir à me tirer d’embarras ; et puisque je ne redoute ni Theodora, ni Roque, je n’ai besoin que de m’entendre avec le comte de Ureña ; mais comme son secours m’est absolument nécessaire, je lui ferai un demi-aveu.

Cette résolution prise, Gómez Arias fit prier Leonor de le recevoir, et lui annonça d’un ton fier et offensé qu’il consentait à ce qu’elle lui avait demandé. Puis il la quitta à l’instant et sans attendre sa réponse. Passant de là chez Aguilar, il se plaignit amèrement de la manière étrange dont lui et sa fille Leonor venaient d’agir, et il ajouta :

— Si Don Alonzo a quelques raisons pour douter de mon intégrité, il doit parler hautement, afin que je puisse repousser la calomnie : mais si c’est un caprice qui porte Leonor à ce changement à mon égard, qu’elle le dise franchement. — Jamais Gómez Arias ne forcera l’inclination d’une femme, et je la dégagerai à l’instant même de toutes ses promesses.

Tant de générosité et de fermeté frappèrent Don Alonzo et lui firent croire à la sincérité de Gómez Arias. Aguilar avait l’âme trop noble pour imaginer que le crime pût imiter si parfaitement le ton de l’innocence, et quoiqu’il trouvât dans la fuite de Theodora et dans tous les évènemens qui l’avaient suivie, assez d’indices pour faire présumer que Gómez Arias était fortement impliqué dans cette affaire, il répugnait, n’ayant pas de preuves convaincantes, à ébruiter un événement qui pouvait faire tant de tort à ce jeune guerrier aux yeux du monde. Leonor devait nécessairement être, bien plus que son père, effrayée du moindre soupçon planant sur la conduite de son amant, aussi était-ce elle qui avait demandé que le mariage fût retardé d’un mois, afin que tout pût s’éclaircir.

Pendant ce temps, Gómez Arias appelait à son secours toute son adresse, car il sentait que dans une position aussi désespérée que la sienne, il fallait avoir recours aux grands remèdes.

Il continua à venir chez Aguilar, mais toutefois avec moins de confiance qu’auparavant ; et voyant avec quelle estime Don Antonio de Leyva était traité par Aguilar et par sa fille, il s’empressa de saisir cette circonstance pour affecter un grand mécontentement et pour dire que c’était l’attachement de Leonor pour le jeune de Leyva qui l’avait portée à douter de la fidélité d’un amant sincère, et à le traiter avec froideur.

Mais toutes les plaintes et les sarcasmes de Don Lope ne purent réussir à ébranler les résolutions de Leonor. Son orgueil avait été trop profondément blessé pour qu’elle n’en conservât pas un vif ressentiment ; elle avait d’ailleurs l’esprit trop juste et trop pénétrant pour ajouter encore foi aux tendres protestations d’un homme dont la noblesse de sentimens commençait à lui sembler douteuse, et devenait le sujet de toutes les conversations.

Pendant ce temps, Don Lope employait son adresse pour rejeter tous les torts sur les Aguilars, et pour donner à sa conduite l’aspect le plus favorable. Il ne cessait de se plaindre hautement de l’ingratitude dont on payait son affection, et de parler de se venger de Leyva, qu’il accusait de la fourberie la plus insigne.

En proie à tant de tourmens, il désirait ardemment qu’il survînt quelque chose qui pût faire oublier à la cour une affaire dans laquelle il était si désagréablement intéressé, et il fut encore favorisé par la fortune, qui amena tout-à-coup un événement aussi terrible qu’inattendu.