Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 158-181).

CHAPITRE VIII.

Si ! m’ingannai : scerner dovea, che in petto di
un traditor mai solo un tradimento non entra.

Alfieri.

Le cruel, hélas ! il me quitte ;
Il me laisse sans nul appui.
Berquin.


— Don Lope, au nom du Ciel, disait Roque, je vous conjure encore une fois de réfléchir de nouveau avant que de mettre vos projets à exécution : mon cœur en est bien tourmenté.

— Ton cœur est un impertinent conseiller. Niais ! dis-moi si je puis prendre un autre parti ? — Veux-tu donc que la crainte de quelques suites me fasse abandonner un prix si glorieux au moment où je vais l’atteindre ? Lorsque les choses sont si avancées, puis-je renoncer à une alliance aussi honorable que celle de Leonor ? Non, par le Ciel, je ne le puis ni ne le veux. La prudence, les convenances et l’honneur me le défendent !

— Mais, sauf votre déplaisir, reprit Roque, il me semble que ce même honneur, auquel vous paraissez si attaché, ne peut pas vous forcer à livrer une malheureuse fille aux Maures infidèles : et quoique je convienne que votre position actuelle soit des plus embarrassantes, il me semble que l’on pourrait trouver moyen de se conduire envers Theodora d’une manière moins barbare.

— Non, Roque, c’est impossible ; nous n’avons plus le temps de réfléchir ; il faut agir, et agir à la hâte, car les momens sont précieux. — Pars, dépêche-toi de porter cette lettre à Theodora et de l’amener au lieu que je t’ai déjà indiqué. La nuit avance ; va vite et exécute fidèlement mes ordres. Ce parti est inévitable ; et quoiqu’il ait éveillé dans ton cœur un sot mouvement de crainte ou de pitié, je ne sais lequel des deux, toi-même tu seras bientôt réconcilié avec lui en sentant sa nécessité.

Roque ne hasarda plus d’observations ; il soupira, leva les yeux au Ciel et partit pour s’acquitter de sa commission, tandis que son maître se rendait à l’endroit isolé, choisi pour le rendez-vous. D’un caractère naturellement indécis, également incapable de faire le bien ou le mal, Roque se dirigea vers le jardin de Don Alonzo, délibérant avec lui-même sur le parti qu’il devait suivre. Lorsqu’il pensait à l’horrible étendue du malheur de Theodora, la pitié et le remords faisaient frémir son cœur. Quoique ses sentimens ne fussent nullement nobles, il y avait dans la conduite de son maître quelque chose de si cruel, de si inhumain, que le valet était révolté par l’idée de contribuer à trahir une victime aussi intéressante et aussi confiante : une ou deux fois il se décida à découvrir le complot à Theodora, mais il manquait de force pour suivre les suggestions généreuses de son bon naturel. Enfin par-dessus tout, la frayeur que lui inspirait son maître, et la crainte des résultats que son aveu pourrait avoir sur l’esprit de sa victime, contribuèrent puissamment à faire taire sa conscience. Ensuite il se flattait qu’une fois le mariage fait, on pourrait trouver moyen de calmer et de consoler Theodora : enfin il se persuadait, ou plutôt cherchait à persuader à son esprit rebelle, que la vue de cette malheureuse fille attendrirait Gómez Arias, et qu’alors il prendrait une résolution moins coupable.

Il combattait encore avec lui-même, lorsqu’il arriva au palais, entra par la porte secrète du jardin, et s’approcha des fenêtres de l’appartement de Theodora qui, ayant passé tout le jour dans l’attente, se trouva bientôt près de Roque.

— Où est-il ? lui demanda-t-elle avec empressement.

— La prudence, répondit Roque, le force, bien malgré lui, à se tenir à l’écart ; mais voici une lettre qui vous instruira de ses motifs, et de ce que vous devez faire.

Theodora lut cette lettre avec trouble, et ensuite elle la baisa avec toute la ferveur de l’amour le plus ardent.

— Hâtons-nous, dit-elle ; et sans attendre que Roque lui montrât le chemin, elle traversa le jardin avec la rapidité de l’éclair. Roque souffrait de la voir courir à sa perte avec cette vivacité toute confiante qu’il comparait à la fourberie et l’insensibilité de Gómez Arias attendant tranquillement sa victime. Roque continuait de la guider et ne pouvait retenir quelques larmes en l’entendant s’occuper du bonheur d’être bientôt réunie à son amant, et de l’espoir d’obtenir le pardon de son père bien-aimé.

Enfin ils arrivèrent au rendez-vous. La nuit était d’un calme et d’une pureté sublimes. Theodora regardait autour d’elle avec anxiété, pour entrevoir le plus tôt possible l’objet de toutes ses affections : enfin elle aperçoit au loin un homme enveloppé dans un manteau et ayant près de lui trois chevaux. Elle examine avec attention ; son cœur palpite ; jusqu’ici elle avait couru, maintenant elle vole, et au bout d’un instant elle se jette dans les bras de son amant, avec tout l’abandon d’un cœur passionné.

Il serait difficile de définir les sentimens que cette douce caresse fit éprouver à Gómez Arias. Agité par mille passions, il manquait de forces pour jouer le rôle qu’il s’était prescrit dans ce moment critique, et malgré l’aveuglement de l’amour, Theodora aperçut tout de suite sa froideur et son embarras.

— Qu’avez-vous, Lope ? lui dit-elle avec douceur ; n’êtes-vous pas heureux ?

— Heureux ! oui, Theodora, je suis heureux ; mais ne soyez pas étonnée de mon trouble : car, hélas ! il est inévitable, dans la position difficile où je me trouve : le parti que je vais prendre…

— Oh ! s’écria Theodora, je sens toute la grandeur du sacrifice que vous faites : je sais quel avenir glorieux vous perdez en renonçant à la main de Leonor ; et je comprends fort bien les suites pénibles que peut avoir la résolution que vous venez de prendre. Mais, ô Lope, l’amour constant, le dévouement absolu de votre pauvre Theodora ne vous paieront-ils pas un peu du sacrifice que l’honneur vous obligeait de faire ?

Elle le regarda tendrement ; des larmes s’échappaient de ses yeux, mais elle n’aperçut aucune émotion dans son amant. Il l’aida froidement à monter à cheval, ordonna à Roque de les suivre, et ils marchèrent pendant quelque temps en silence. L’extrême bonté de cœur de Theodora la portait à se faire illusion, et elle n’hésitait pas à attribuer l’étrange conduite de son amant à la position difficile où il se trouvait. Elle ne pouvait être affligée lorsqu’elle pensait que c’était pour elle que Gómez Arias était ainsi tourmenté ; elle venait de reconquérir l’objet de tous ses vœux, et n’était ni assez égoïste, ni assez insensible pour lui reprocher une conduite qu’elle espérait voir bientôt changer. Mais la raison n’est pas toujours d’accord avec la passion. Son esprit lui ordonnait d’être contente, mais son cœur, malgré toute sa bonne volonté, n’était pas complètement en repos. Elle faisait tous ses efforts pour dissimuler son émotion, mais elle n’y réussissait pas toujours, et les profonds soupirs qui s’échappaient de son sein attirèrent l’attention de Gómez Arias. Alors il s’efforça de rassurer par quelques caresses cette victime qu’il allait bientôt immoler. Mais si l’homme, en usant d’art, parvient à imiter les différentes passions qui agitent le cœur humain, il ne réussit que rarement lorsqu’il veut feindre les sentimens les plus tendres de l’âme ; et lorsqu’une vive passion est éteinte les paroles adressées à l’objet de cette passion doivent nécessairement être froides. L’art ne peut avoir assez de puissance, ni l’imagination assez de force pour prêter à un cœur qui n’aime plus le charme de l’amour.

Ils approchaient d’el Cerro de los Martires, et les sanglots de Theodora redoublant, Gómez Arias comprit tout ce qu’aurait de pénible le moment où il la quitterait.

— Pourquoi pleurez vous, Theodora ? lui demanda-t-il avec douceur.

— Hélas ! je ne le sais, répondit-elle. Mais mon cœur est oppressé, comme s’il était menacé de quelque malheur. Où allons-nous donc ? — Certes ce chemin ne conduit pas chez mon père : Lope ! Lope ! où me conduisez-vous ? s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

Malgré toute la dureté de son cœur, Gómez Arias fut ému par cette question ; et Roque tout attendri, s’écria avec ferveur, — Mon Dieu ! protégez-la.

Theodora entendit cette exclamation : car aucun mauvais présage ne peut échapper à la pénétration, à la crainte d’un affligé.

— Merci ! mon bon Roque, lui dit-elle tristement. Mais pourquoi implorer la protection du Ciel ? Mon cher Lope, courons-nous quelque danger ?

Gómez Arias ne répondit pas ; car le remords commençait à s’emparer de lui lorsqu’il pensait à la barbarie avec laquelle il trompait une femme qui semblait ne pouvoir vivre sans son amour. Ils venaient de traverser el Cerro de los Martires, et gravissaient une petite éminence, lorsqu’ils virent trois ou quatre personnes sortir tout-à-coup du lieu où elles étaient cachées, comme pour arrêter leur marche. La clarté de la lune était si vive que tout pouvait facilement être distingué ; aussi Theodora fut-elle glacée d’effroi en voyant ces gens s’avancer vers eux, semblant vouloir leur barrer le passage.

— Ce sont des Maures ! s’écria-t-elle. Oh ! mon Dieu ! que peuvent-ils faire dans ce lieu désert, à la fin de la nuit ? Ce sont probablement quelques uns de ces malheureux que la dernière rébellion a privés de toutes ressources. Hélas ! ils vont se venger sur nous des maux horribles qu’ils ont soufferts. Si nous ne pouvons éviter la mort, ce sera du moins une consolation pour moi, mon cher Lope, de mourir avec toi.

Elle regarda son amant avec tendresse et ne découvrit aucune émotion dans ses traits. Ce n’était pas la frayeur qui occupait Gómez Arias, et son impassibilité frappa Theodora d’un pénible pressentiment : elle connaissait assez la bravoure de son amant pour savoir que l’approche de la mort ne pouvait lui inspirer aucune crainte pour lui-même, mais le danger qu’elle courait ne devait-il pas le faire trembler ? Theodora resta dans cette horrible perplexité jusqu’à ce qu’ils fussent abordés par ces gens qui lui causaient un tel effroi. L’un d’eux se sépara des autres et s’avança pour parler à Gómez Arias, qui avait arrêté son cheval pour l’attendre. Quelle fut l’horreur de Theodora lorsqu’elle reconnut les traits abhorrés du Renégat dans la personne qui s’approchait ! Elle poussa un faible cri et serait infailliblement tombée si Gómez Arias ne l’eût soutenue.

— Ainsi donc, Don Lope, dit le Renégat, vous avez tenu votre promesse : je n’en pouvais attendre moins du noble Gómez Arias.

— Où sont tes compagnons ? demanda Don Lope.

— Voilà, reprit Bermudo en montrant Cañeri, voilà l’illustre Maure dont je vous ai parlé : — ainsi, plus tôt nos arrangemens seront faits, mieux cela vaudra.

La dureté avec laquelle ces derniers mots furent prononcés, et l’intelligence qui semblait exister entre Gómez Arias et le Renégat, persuadèrent à Theodora que l’on tramait quelque infâme complot. Bientôt elle fut confirmée dans ses craintes ; car Gómez Arias se tournant vers elle, lui dit d’un ton de compassion :

— Theodora, je n’essaierai pas de me disculper sur la conduite que la nécessité me force à suivre ; mais la position dans laquelle je me trouve ne permet aucune alternative. Il faut nous séparer pour toujours, et je ne puis prolonger d’un moment une scène qui doit vous être si pénible. Je me console cependant, en pensant que je vous confie aux soins de gens qui se sont engagés à vous traiter avec le plus grand respect.

En achevant ces mots, il se jeta à bas de son cheval, et n’eut pas de peine à poser à terre le corps faible de Theodora. Elle ne pouvait parler ; l’épouvante l’avait anéantie et avait glacé tout principe de volonté ou d’action. Ses yeux étaient hagards, et elle semblait comme quelqu’un agité par un rêve pénible et qui s’efforce de chasser une pénible illusion. Mais lorsque Cañeri s’avança, lorsqu’elle vit cette figure détestée animée par le sourire de la joie, elle sembla recouvrer en un instant toute la force de ses souvenirs.

— C’est lui ! s’écria-t-elle avec égarement ; c’est lui ! quelle horreur !

Puis s’élançant vers son amant…

— Oh ! Lope, sauvez-moi de ses mains !

— Non, Madame, répondit le Maure, il faut que vous veniez avec moi.

— Oh ciel ! s’écria-t-elle ; non, non, il ne peut pas, il ne veut pas m’abandonner ainsi ! Oh Lope ! mon cher Lope ! mon bien-aimé ! Détrompe ce Maure féroce.

Son accent, en s’adressant à son amant, était celui du désespoir ; il repoussa Theodora pour partir ; le combat était pénible ; Gómez Arias était déchiré par le remords. La malheureuse fille s’attacha à lui ; enfin, après un violent effort, il se dégagea de ses bras.

Alors d’une voix émue il dit :

— Maure, emmène-la ; mais du moins conduis-toi mieux envers elle que je ne l’ai fait moi-même. Tiens, prends ceci : aie soin qu’elle soit traitée avec tous les égards auxquels sa beauté et ses malheurs ont droit. Sois fidèle à ta parole, ou redoute une terrible vengeance.

En parlant ainsi, Gómez Arias jeta une bourse pleine d’or que Malique s’empressa de ramasser, et Cañeri lui répondit :

— Chrétien, je ne crains pas ta vengeance et je méprise tes dons ; la parole d’un Maure est sacrée ; j’aime cette jeune fille ; ces deux choses doivent t’inspirer la plus grande sécurité.

En ce moment, il s’avança pour prendre la main de Theodora ; mais elle se dégagea avec des marques d’effroi, capables d’ébranler les cœurs les plus durs.

— Oh ! non, non jamais ! s’écria-t-elle ; Gómez Arias, votre conduite peut être cruelle, mais non infâme. — Oh ! ne m’abandonnez pas aux mains du plus grand ennemi de notre patrie, le féroce, le traître Cañeri.

— Quoi ! s’écria Gómez Arias, surpris, est-ce là Cañeri, le chef des rebelles ?

— Lui-même, répondit le Renégat ; sera-ce un obstacle à la conclusion de notre traité ?

— Gómez Arias ne répondit pas ; il hésita pendant quelques minutes ; il était agité par une inquiétude secrète qu’il ne pouvait trop s’expliquer ; le nom de Cañeri avait fait naître une nouvelle sensation pénible ; il venait de se rappeler qu’en ayant des relations avec les rebelles, il allait violer les édits rendus par la Reine ; mais ensuite il pensa que si jamais ce traité venait à être connu, ce qui ne lui semblait nullement probable, le haut rang qu’il allait bientôt occuper le protégerait suffisamment contre tout danger.

Cependant le pauvre Roque qui apercevait l’hésitation de son maître, osa s’approcher de lui en ce moment, et lui dit d’une voix agitée par la crainte :

— Oh ! mon cher maître, tirons-nous de ce mauvais pas, s’il en est encore temps ; n’achevez pas ce pacte infernal ; car, n’en doutez pas, s’il y a un Dieu tout-puissant dans le Ciel ou quelque justice ici-bas, il sera la cause de votre ruine.

Mais il était trop tard ; et le cœur qui n’avait pas assez de force pour obéir à la voix de la conscience, ne pouvait céder aux observations d’un inférieur. Gómez Arias était trop avancé pour reculer ; il sentait toute la noirceur de son action ; mais il avait pleine confiance qu’elle, serait toujours ignorée.

Alors, sans plus tarder, il fit au Renégat un signe d’assentiment, et se retourna vers Grenade.

L’égarement s’empara de Theodora ; elle fit un effort désespéré, et vola vers son amant ; un cri perçant s’échappa de son sein ; elle retint Gómez Arias avec toute la force que donne le désespoir, et cacha sa figure dans le sein du perfide. Elle ne proférait pas un mot ; son cœur ne battait plus, la vie semblait l’avoir abandonnée. Gómez Arias essaya de se dérober doucement à ses caresses ; mais, devinant son intention, elle s’écria avec l’accent le plus déchirant :

— Cruel ! qu’ai-je fait pour mériter une telle conduite !

Roque pleurait comme un enfant, Gómez Arias lui-même était ébranlé ; mais alors le Renégat, redoutant l’effet d’une telle scène, s’avança pour réclamer sa victime.

— Oh ! mon bon maître ! s’écria Roque, votre cœur n’est-il pas profondément ému par cet affreux désespoir ? — Vous l’avez tendrement aimée, et le souvenir de ce qu’elle a été pour vous doit vous suffire pour la sauver.

Ces reproches irritèrent Gómez Arias et lui firent prendre un parti définitif. Indigné de la liberté de son valet, il lança sur lui un regard mécontent.

Mais Roque, jusqu’alors si faible, ayant tout-à-coup acquis de la force et du courage, reprit avec fermeté :

— Quelle honte pour l’homme qui ose se dire noble, et qui agit ainsi à l’égard d’une femme qui ne peut se défendre ! Cette conduite est affreuse ; et n’en doutez pas, Don Lope, un jour viendra enfin où vous l’expierez d’une manière bien terrible.

Tout sentiment de pitié s’éteignit alors chez Gómez Arias ; l’œil étincelant de rage, il s’écria :

— Eh quoi ! un misérable valet ose me menacer ! Maure, ajouta-t-il en se retournant vers le Renégat, chargez-vous aussi de cet homme ; ayez soin qu’il ne revienne pas à Grenade, et je vous en récompenserai largement.

Le Renégat donna son consentement et fit signe à ses compagnons de s’assurer du valet.

— Et quel droit avez-vous sur moi pour me vendre ainsi ? s’écria Roque avec indignation. Je suis né libre et Chrétien.

— Roque, reprit Gómez Arias avec plus de calme, je vous ai souvent dit qu’à la fin votre indiscrétion me lasserait et me pousserait à bout. Ton offense méritait une punition plus forte, mais je te l’épargne par égard pour tes premiers services. Maures, ajouta-t-il, partez avec lui, emmenez-le dans le pays lointain où vous vous rendez ; car sa présence ici pourrait être dangereuse pour moi.

— Oui, répondit Bermudo d’une voix expressive, nous nous chargeons de lui ; car, comme vous le dites, Don Lope, sa présence pourrait vraiment être dangereuse pour vous.

Ces mots, quoique fort simples en eux-mêmes, furent prononcés avec un accent mystérieux qui sembla un présage à Gómez Arias. Il crut voir un nuage obscurcissant l’avenir ambitieux qui avait séduit son esprit et perverti son cœur ; la voix qui s’était fait entendre résonna à son oreille comme un avertissement terrible dont il avait quelque souvenir extraordinaire.

Enfin, voulant fuir cette scène pénible, il fit un mouvement brusque qui força Theodora à lâcher prise ; la malheureuse tomba sur la terre, poussa quelques gémissemens, et maudit le coupable. Puis, ranimée comme par un accès de folie, elle saisit le poignard qui brillait à la ceinture de Cañeri, résolue de mettre un terme à sa pénible existence ; mais elle fut devinée par le Renégat, qui retint son bras au moment où elle allait frapper le coup fatal.

Cañeri voulut prendre la main de Theodora ; elle le repoussa avec horreur, et fit encore un effort pour suivre son amant, qui, remonté à cheval, reprenait en toute hâte le chemin de Grenade.

— Arrêtez, s’écriait-elle d’une voix mourante ; oh ! Lope, arrêtez ! n’achevez pas cette œuvre d’iniquité. — Par pitié, tuez-moi ! ce n’est pas un crime de plus qui vous rendra moins agréable à celle que vous aimez. — Oh ! Lope, au nom du ciel, revenez ! ne me quittez pas ainsi ! non pour moi, mais pour l’amour de Leonor. Oh ! Lope, ne me laissez pas ainsi !

L’air apportait à Gómez Arias les sons entrecoupés de la prière qui lui était faite, et il enfonça ses éperons dans les flancs de son coursier, pour échapper à la sensation pénible que ces accens produisaient sur lui. Bientôt les cris plaintifs cessèrent, et Theodora épuisée tomba sans connaissance. Les Maures l’emportèrent aisément, et le pauvre Roque, en la suivant, semblait réconcilié avec son propre sort, en voyant une créature si malheureuse.