Gómez Arias/Tome 3/10
CHAPITRE X.
Toute la ville de Grenade était en mouvement ; dans chaque rue, dans chaque place le peuple se pressait en foule ; on entendait un bourdonnement perpétuel ; toutes les physionomies exprimaient la surprise et l’effroi ; les uns fuyaient comme poursuivis par un danger imminent ; les autres se rassemblaient en groupes et parlaient avec empressement ; tous enfin voulaient raconter, et dans cette véhémence de discours, bien heureux celui qui trouvait un auditeur attentif. Tout ce trouble était causé par un événement bien important, car on venait de recevoir la nouvelle de la révolte de la Sierra Bermeja, et, pour comble de malheur, on avait appris en même temps que le terrible El Feri de Benastepar, que l’on avait cru mort, était non seulement vivant, mais en état de recommencer une guerre mortelle et de marcher sur Grenade à la tête d’une nombreuse armée. Enfin non seulement la ville d’Alhaurin et les villages voisins de la Sierra Bermeja avaient pris les armes, mais la rébellion paraissait s’étendre rapidement dans toute la province environnante.
Ces nouvelles irritaient vivement les Chrétiens ; mais leur fureur redoublait à la vue de leurs concitoyens attachés à la croyance mahométane, dont l’insolence triomphante décelait une haine dissimulée qui n’attendait qu’un prétexte pour éclater. Enfin Grenade serait bientôt devenue le théâtre de querelles sanglantes, si le comte de Tendilla ne s’était empressé de rétablir la tranquillité publique, de dissiper les groupes séditieux, et de faire taire les mécontens, en ordonnant que la ville fût continuellement parcourue par des patrouilles de fidèles vétérans.
La Reine était vivement irritée contre l’esprit de rébellion de ses nouveaux sujets ; et elle venait de faire proclamer derechef les lois rendues non seulement contre les auteurs et les complices de la révolte, mais en outre contre tous ceux qui auraient la moindre communication avec les coupables. Quant à Alonzo de Aguilar, ses traits nobles et mâles exprimaient fortement l’indignation, lorsqu’en présence de toute la cour il prit l’étendard de la Croix et s’écria avec courage et enthousiasme :
— Je jure, par le signe sacré empreint sur cette bannière, et par la gloire de ma maison, de ne rentrer dans Grenade que lorsque la rébellion sera exterminée, et les rebelles punis : je veux qu’avant la fin de ce mois, El Feri de Benastepar ou don Alonzo de Aguilar ait cessé de vivre.
Des cris de joie répondirent aux nobles sentimens du vieux guerrier, et la reine ordonna que dès le jour suivant toutes les forces disponibles marchassent vers la Sierra Bermeja sous les ordres de Aguilar, de son fils, du comte de Ureña et de Don Antonio de Leyva ; enfin les troupes de Jaen et de toute la Castille eurent ordre de se tenir prêtes à obéir au commandement de l’alcade de los Donceles et du comte de Cifuentes. Gómez Arias saisit avec d’autant plus d’avidité cette occasion que lui offrait le sort d’acquérir de nouveaux droits à l’estime et aux faveurs de sa Souveraine, qu’il s’était aperçu que depuis peu de temps elle le traitait avec une sorte de froideur bien différente de la bienveillance dont elle l’avait jusque là honoré.
Son orgueil aurait pu se sentir blessé de n’être pas du nombre des capitaines désignés pour partir avec Aguilar ; mais il était loin d’en être fâché, car il sentait qu’il n’acquerrait aucune gloire en étant soumis aux ordres de Aguilar, dont la réputation immense et la valeur reconnue devaient faire oublier tous les talens moins remarquables qui l’entouraient. Enfin se trouvant heureux de n’être pas gêné par la subordination due à un supérieur, son esprit ardent et ambitieux découvrit bientôt qu’un côté de la province révoltée avait été entièrement négligé dans les dispositions faites à la hâte, et conçut l’espoir de se servir avec avantage de cette découverte.
Dans cette résolution, il obtint une audience de la Reine, et lui demanda sa permission pour former et commander une compagnie particulière. La réputation qu’il s’était acquise l’autorisait à réclamer une telle faveur ; aussi Isabelle, à qui les manières nobles et élégantes de Don Lope avaient toujours plu, fut satisfaite de pouvoir fournir un nouveau champ à sa gloire, et bientôt, en lui souhaitant le plus heureux succès dans son entreprise, un sourire gracieux remplaça la froideur avec laquelle elle l’avait accueilli. D’ailleurs la justice exigeait que l’on consentît à la demande de Gómez Arias ; car c’eût été une chose tout-à-fait inconvenante qu’un homme estimé comme un des plus courageux restât dans l’oubli, tandis que les meilleurs capitaines Espagnols, tous ses frères d’armes, partageaient les périls et la gloire de cette guerre honorable.
Gómez Arias, ayant obtenu l’assentiment de la Reine, s’occupa de tous les arrangemens nécessaires avec l’ardeur qui lui était naturelle ; et poussé en outre par l’ambition et le désir de forcer Leonor à reconnaître sa valeur, enfin d’ajouter à sa gloire sans le devoir aux orgueilleux Aguilars, il appela à lui tous ceux de ses amis sur lesquels il avait de l’ascendant, et tous les subordonnés de plusieurs familles nobles auxquelles il était allié ; cependant tous ces volontaires, déterminés seulement par leur zèle ou leur haine des Maures, ne furent pas en état de partir en même temps que l’armée de Don Alonzo.
Celle-ci se mit bientôt en marche ; mais avant de quitter Grenade, elle se rendit pieusement à la Cathédrale, où le service divin fut célébré avec la plus grande pompe pour appeler les bénédictions du Ciel sur ses serviteurs. L’archevêque parla éloquemment aux Chrétiens de leurs devoirs et de l’honneur de cette expédition ; promettant la gloire à ceux qui en reviendraient, et une couronne éternelle à ceux qui périraient pour la défense de la religion et de la patrie. Ensuite on bénit les drapeaux, et enfin toute l’armée se dirigea vers les portes d’Elvire par lesquelles elle devait sortir de la ville.
La journée était des plus belles ; aucun nuage n’obscurcissait la pureté du Ciel, et les rayons du soleil dardaient avec force et se multipliaient sur les casques étincelans et les uniformes des guerriers. L’air retentissait sans cesse du son bruyant de la trompette, du clairon et des autres instrumens militaires, et des acclamations d’une multitude rassemblée pour assister au départ de l’armée Chrétienne.
Une partie du peuple couvrait les murs de la ville, mais d’autres personnes suivaient les troupes le long de la Vega, comme voulant jouir plus long-temps du spectacle si brillant et si intéressant d’une armée marchant avec tant de bravoure au combat, et accompagnée par tout un peuple adressant au Ciel d’ardentes prières pour ses compatriotes.
Mais combien cette foule était agitée par des passions différentes ! Que de cœurs animés par de tendres sentimens ou par l’amour de la gloire ! La guerre a par elle-même une magnificence et une noble dignité qui élèvent l’âme jusqu’à l’héroïsme, mais qui en même temps réveillent toujours au fond du cœur un sentiment de crainte ; et tandis que le guerrier s’élance vers la victoire, peut-être même, hélas ! vers la mort, avec un enthousiasme si courageux et si dévoué, les dangers qu’il ne peut apercevoir font battre de frayeur d’autres cœurs tendres et timides.
On voyait au milieu de cette foule le vieillard vénérable dont les yeux affaiblis brillent de nouveau à la vue de cet appareil militaire ; il soupirait du regret de ne pouvoir plus prendre part à des actions de péril et de gloire ; il élevait vers le Ciel ses mains tremblantes, non pour lui demander de laisser vivre son fils, mais pour que sur le champ de bataille il se conduisît en homme et en Espagnol.
Près de lui, est une tendre épouse qui contemple ce départ dans une douleur silencieuse, et dont les yeux baignés de larmes sont fixés sur cette masse de guerriers au milieu de laquelle est celui qu’elle aime par-dessus tout au monde. Elle tient dans ses bras un jeune enfant doucement endormi, tandis qu’un autre, assez grand pour aimer ce spectacle brillant, marche près d’elle et la regarde avec des yeux animés par une joie enfantine ; il s’étonne de la voir affligée, car son cœur innocent ne découvre encore aucun sujet de peine, et cependant ses larmes coulent parce qu’il voit sa mère pleurer.
Enfin, plus loin de la foule, et s’efforçant de cacher à tous les yeux sa douleur, est la Vierge timide, dont le cœur pur connaît les douces émotions de l’amour et qui écouta avec délices la tendre promesse d’être aimée toujours. Son regard erre avec agitation sur l’armée, dans l’espérance d’apercevoir encore une fois l’objet de ses plus vives affections qui s’est arraché de ses bras et qui a fui son doux sourire pour des scènes de sang et de désolation. Que de craintes différentes tourmentent son cœur ! Peut-être ne le reverra-t-elle jamais ! Peut-être il trouvera la mort dans le combat ; ou bien encore il peut revenir victorieux mais infidèle ; son cœur orgueilleux pourra mépriser l’amour de celle qui n’a cessé de pleurer en son absence.
Mais il était aussi d’autres femmes douées de plus de fermeté et de plus de courage, et qui, comme Leonor de Aguilar, étaient animées par-dessus tout de l’amour de la gloire de leur patrie, et qui imploraient le Ciel bien plus pour l’honneur de ceux qu’elles aimaient que pour leur vie ; celles-là, animées et élevées par un feu céleste au-dessus de leur nature, étaient fières de voir leur amant marcher à la victoire.
Telles sont quelques unes des émotions que fait naître le départ d’une armée, car il en est d’autres encore qu’on essaierait vainement de retracer. La crainte s’empare peut-être de la plupart des cœurs tendres condamnés à rester dans leurs foyers, mais l’espérance marche en avant et ses illusions brillantes embellissent l’anxiété. Le soldat dit un adieu gai et insouciant à ceux qu’il est peut-être condamné à ne jamais revoir ; et les tendres larmes qui lui répondent seront peut-être versées par une douleur amère.