Gómez Arias/Tome 2/03

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 50-74).

CHAPITRE III.


El honor
Es un fantasma aparante,
Que no está en que yo lo tenga,
Sino en que el otro lo piense
.
Sino en que el otrCalderon.

L’honneur est un beau sentiment imaginaire.
L’honneur est un beau sentAddison.


Quelle puissance infinie a cette déité capricieuse et séduisante que l’on nomme l’Honneur ! Combien tous ceux qui l’adorent diffèrent les uns des autres de caractère et de prétentions ! Tous les hommes lui rendent hommage ; tous se vantent de lui être entièrement dévoués ; tous se croiraient offensés si on les soupçonnait d’un manque de foi ; et cependant ceux qui observent fidèlement ses lois ne sont qu’en bien petit nombre. Tous prétendent l’adorer, mais bien peu le font avec franchise ! — Il en est même bien peu qui comprennent réellement l’essence de sa doctrine ! Le malfaiteur sanguinaire se croit autant de zèle pour le culte de l’honneur que l’homme noble et courageux dont le bras est dévoué à la défense de sa patrie, et dont le cœur sait compâtir aux maux de ses semblables. Il y a dans ce mot honneur une magie qui subjugue tous les hommes ; car ceux même qui semblent mépriser la vertu comme un sentiment trop humble et trop vulgaire, affectent de la vénération pour l’honneur, parce que ce mot amène à sa suite une idée plus brillante et plus en rapport avec les grandeurs du monde, et parce qu’il offre en même temps une plus grande latitude aux diverses interprétations. C’est précisément ce même vague qui flatte et éblouit les hommes bien plus que la vertu, sentiment bien plus noble, mais aussi bien plus sévère et bien plus précis.

Gómez Arias semblait observer de la manière la plus scrupuleuse les principes reçus de l’honneur ; il ne pouvait tolérer qu’on y dérogeât par un mot, un regard ou un sourire. Sa parole était inviolable, sacrée. Il aurait cru sa réputation à jamais ternie s’il eût faibli dans une de ses promesses ; et en même temps il usait avec sang-froid de toute son adresse pour tromper une femme faible et sans protecteur. L’honneur l’obligeait à acquitter fidèlement ses dettes de jeu, même lorsqu’il avait le droit de douter de la délicatesse de son créancier, et cependant ce même honneur lui permettait, sans manquer aucunement aux principes, d’être sourd aux réclamations bien plus justes, bien plus respectables, mais beaucoup moins honorables, de quelques gens d’un rang inférieur au sien.

C’était ce même respect pour sa parole qui rappelait à Don Lope l’engagement qu’il avait pris à l’égard de Leonor de Aguilar. Après lui avoir donné sa foi, il avait un peu tardé à accomplir sa promesse, mais il ne pensait plus qu’à réparer ce tort, et regardait tout délai comme déshonorant pour lui, maintenant qu’il n’avait plus rien à espérer de Theodora.

C’était avec de semblables sophismes qu’il s’efforçait de pallier l’ingratitude et la cruauté avec lesquelles il avait agi envers la malheureuse victime de ses passions effrénées ; car, malgré la perversité de ses mœurs, et l’opinion injuste qu’il avait des femmes, il ne pouvait faire taire la voix du remords au fond de sa conscience, lorsqu’il pensait à Theodora. Il avait recherché avec ardeur l’amour d’une jeune fille confiante, et cependant comment s’était-il conduit envers elle après être devenu l’objet de ses plus tendres affections ? Après lui avoir fait perdre l’innocence et la paix du cœur, l’avoir séduite, enlevée au meilleur des pères, il l’abandonnait, avilie à ses propres yeux et livrée à ce que la honte, le repentir et l’amour trahi ont de plus amer. Telle une tendre fleur que l’on cueille à peine éclose, afin de jouir prématurément de son doux parfum, et que bientôt l’on rejette impitoyablement.

L’imagination de Don Lope était assaillie par une foule de réflexions pénibles, et il fallait, pour les dissiper, la perspective d’un avenir aussi brillant que celui qui lui était promis. Ne voulant s’occuper que d’idées agréables, il se retraçait tout ce que son union avec Leonor de Aguilar offrait d’avantageux à son ambition, comme rang, comme fortune et comme nom. Il se voyait l’époux de la plus belle et de la plus noble Espagnole, le gendre d’un guerrier vénéré, et l’objet des plus honorables distinctions. Son orgueil allait être satisfait, ses désirs les plus chers accomplis. Il portait à ses lèvres la coupe du bonheur, et l’enivrement de ce doux breuvage lui fit bientôt oublier entièrement celle qu’il avait rendue à jamais malheureuse.

Hélas ! les rêves sur l’avenir seront toujours plus puissans que le souvenir du passé ! et ce que la beauté, la gloire et les honneurs ont d’éblouissant l’emportera toujours sur une fille tendre et simple dont l’amour n’avait plus rien à promettre et à accorder.

Mais pour en revenir à Gómez Arias, la promptitude avec laquelle il s’était décidé à partir avait tellement frappé Roque, qu’il restait muet et immobile près de la malheureuse Theodora. Il contemplait son sommeil paisible et ne pouvait se résoudre à la tirer de quelque rêve d’amour et de bonheur pour lui découvrir toute la grandeur de son infortune ; il éprouvait une répugnance invincible pour un tel aveu, car quoique habitué à la conduite dépravée de son maître, Roque n’était pas dépourvu de toute humanité, et il ne pouvait s’empêcher d’être profondément attendri par le sort déplorable de Theodora.

Mais bientôt les rayons du soleil couchant furent remplacés par les ombres du soir ; l’obscurité s’étendit peu à peu sur la campagne, dont les sites variés furent couverts par une profonde nuit.

Mais à mesure que la nuit approchait, les frayeurs superstitieuses de Roque devenaient plus puissantes que la compassion, et il allait se décider à éveiller Theodora, lorsque son attention fut attirée par le son d’un cor qui se fit tout-à-coup entendre. Il regarda du côté d’où venait le son, et vit avec surprise et effroi, au haut d’une éminence et tout près de lui, deux hommes qui, autant qu’il pouvait distinguer les objets, lui semblaient porter le costume maure : bientôt il en parut trois ou quatre autres, et l’idée du danger qu’il courait maîtrisant tout autre sentiment, Roque sauta à la hâte sur son cheval, et se sauva le plus vite possible par le chemin qu’avait pris son maître.

C’étaient en effet des Maures, que la fuite de Roque irrita vivement ; mais comme il avait sur eux l’avantage d’être à cheval, ils regardèrent comme tout-à-fait inutile de le poursuivre, et se flattèrent qu’il serait arrêté par quelqu’une des autres compagnies qui erraient comme eux dans ces solitudes.

— Le vil chrétien nous échappe, dit celui qui paraissait le chef de la bande.

— C’est vrai, Malique, répondit un autre, mais voyons ce qu’il nous a laissé.

— Par la barbe sacrée du Prophète, s’écria Malique, cela ressemble bien à une femme ! mais elle ne remue pas.

— Quoi ! est-elle morte ? — Le coquin l’a-t-il donc tuée ? Hâtons-nous de voir si elle respire encore.

Ils descendirent précipitamment la montagne, et entourèrent la malheureuse Theodora, qui, épuisée par la fatigue, dormait toujours.

— Elle n’est pas morte ; elle n’est qu’endormie, dit l’un.

— Elle a plaisamment choisi sa chambre à coucher, reprit un autre.

— C’est une jolie femme, dit Malique, et elle aura de gentilles femmes de chambre pour la réveiller. Elle est belle comme une des Houris promises aux fidèles dans le Paradis. Par le Saint Sépulcre de la Mecque, une aussi belle capture ne déplaira pas à notre chef Cañeri !

Il s’approcha, et contempla pendant quelques instans avec un plaisir grossier, cette belle infortunée ; puis lui touchant légèrement le bras, il lui dit en adoucissant autant qu’il le put sa grosse voix : — Éveillez-vous, madame, éveillez-vous !

Theodora tressaille, ouvre les yeux ; mais dans son trouble, elle se persuade qu’elle est en proie à quelque rêve effrayant, et que c’est le délire de son imagination fatiguée qui lui fait fait voir autour d’elle une troupe de gens à figures toutes plus horribles les unes que les autres.

La lune, qui se levait en ce moment, répandait sa lumière pâle et douteuse sur ces contrées sauvages, et vint éclairer le tableau le plus effrayant pour Theodora. De grands yeux noirs, d’une expression féroce, ombragés par d’épais sourcils, étaient tous fixés sur elle ; et une sorte de grincement de dents qui était un rire particulier à ces barbares, augmentait encore l’horreur naturelle de leur physionomie. Rebelles, proscrits, n’ayant qu’une forêt et ses cavernes pour asile, qu’une montagne stérile pour patrie, leurs vêtemens étaient misérables, tous leurs mouvemens indiquaient l’insouciance, résultat naturel de leur vie errante, et leurs noires figures exprimaient l’endurcissement au crime et la soif de la vengeance.

— Belle chrétienne, dit Malique, ne t’effraie pas ; nous ne te ferons aucun mal.

Theodora le regarda, puis referma les yeux, ne pouvant supporter un spectacle aussi affreux. Quelle confiance pouvait-elle avoir dans le barbare qui lui parlait ? N’était-ce pas un raffinement de cruauté, capable de rendre le déshonneur et la mort encore plus douloureux, que d’entendre un être semblable à celui qui lui parlait, promettre protection et sûreté ? Il avait la figure longue, le teint noir, une énorme bouche rendue plus laide par des dents avançantes ; enfin une large cicatrice traversait son front, s’étendait le long de son visage, et ajoutait quelque chose de repoussant à son affreuse physionomie.

Lorsque Theodora fut un peu revenue de l’excès de son trouble, les souvenirs les plus déchirans s’emparèrent d’elle, et elle comprit toute l’étendue de son malheur.

— Oh ! Lope, mon cher Lope ! s’écria-t-elle avec désespoir, où es-tu ? Ah ! viens défendre ta pauvre Theodora !

Ces plaintes firent rire les Barbares, et Malique lui répondit :

— Madame, que ce Lope soit votre époux ou votre amant, il est inutile de l’appeler, car je crois qu’il ne peut vous entendre ni vous secourir ; vous n’avez d’autre parti à prendre que de vous calmer et de vous soumettre à votre sort.

Theodora était trop absorbée par mille idées pénibles, pour faire attention à ce qu’il lui disait. Mais il en était une qui l’occupait par-dessus tout, malgré ce qu’avait de terrible la vue de ces brigands des montagnes, et l’avenir qu’elle pouvait déjà prévoir. Elle ne sentait qu’un seul malheur dans lequel consistait toute l’horreur de son sort : elle ne voyait pas l’objet de ses plus tendres affections, son seul protecteur, l’homme pour qui seul elle tenait à la vie. Gómez Arias n’était pas près d’elle : l’avait-il donc abandonnée ? Non ; son cœur pur ne pouvait nourrir une telle pensée ; elle n’eut pas même le plus léger soupçon de la triste vérité : heureuse du moins de cette ignorance, l’absence de Gómez Arias lui fit croire qu’il avait été assassiné.

Malique fit un signe à un de ses compagnons, et l’on amena à l’instant le cheval qui était attaché non loin de là.

— Allons ! ma belle fille, dit-il à Theodora, viens, il faut monter à cheval et nous suivre.

— Vous suivre ! oh, ciel ! ayez pitié de moi !

— C’est précisément parce que nous avons pitié de toi que nous voulons t’emmener dans un lieu où tu pourras, si tu sais faire un bon usage des dons que la nature t’a prodigués, jouir d’un sort bien plus heureux qu’une Chrétienne n’a droit de l’espérer lorsqu’elle tombe entre les mains des Maures opprimés.

— Hélas ! où me conduisez-vous ? demanda la tremblante Theodora.

— Nous allons te présenter à notre chef Cañeri ; et je puis te promettre que si tes charmes le séduisent, il t’honorera de son choix et peut-être du premier rang parmi ses femmes.

— Oh ! de grâce ! tuez-moi, s’écria Theodora au désespoir, tuez-moi plutôt que de m’avilir ainsi.

En disant ces mots elle se jeta aux genoux de son vil oppresseur.

— Te tuer ! répéta Malique ; oh ! non vraiment, tu es trop aimable et trop belle pour cela. C’est la douleur que te cause la perte de celui que tu aimais qui te fait souhaiter la mort, mais dans peu de temps tu me remercieras de te l’avoir refusée : Cañeri te fera oublier l’amant que tu pleures, en te prouvant qu’un Maure peut aimer au moins aussi sincèrement qu’un Chrétien.

Ce fut en vain que Theodora réitéra ses supplications. Malique fut sourd à ses cris ; il la plaça de force sur son palefroi, y monta derrière elle pour la soutenir et empêcher sa chute, car son agitation était si violente qu’il craignait pour sa vie.

En ce moment des nuages cachèrent la lune, et la nuit la plus sombre enveloppa ces tristes solitudes. Tout dormait dans le calme sur la terre, et le morne silence n’était troublé que par les pas du cheval et les gémissemens d’un cœur malheureux. Le cri lugubre et prolongé du chat-huant répondait seul à cette scène de douleur, et tout retombait ensuite dans le même silence ; mais ce cri sinistre résonnait au fond du cœur de Theodora comme la voix de la mort, et le vent qui soufflait avec violence le faisait répéter par les échos des montagnes de ce désert.

Rien ne pouvait égaler la douleur de la malheureuse Theodora ; abandonnée, privée de tout secours, le passé se retraçait fortement à son imagination. Hélas ! c’est toujours dans les momens d’affliction et de péril que nous sommes assiégés par nos souvenirs ! Ils nous peignent sous de vives couleurs le temps qui a fui. Nous regrettons d’autant plus vivement le bonheur dont nous avons joui, que le poids des maux sous lequel nous gémissons alors nous fait trouver bien légers ceux que nous avions connus. Theodora se rappelait la maison paternelle, qu’elle ne devait plus revoir, et les joies innocentes qu’elle ne pourrait plus goûter, et les premières impressions de l’amour le plus pur, et le bonheur d’être aimée avec ardeur ; tout cela était perdu pour elle. La mort prématurée de Don Lope, en le lui rendant encore plus cher, mettait le comble à sa douleur. Elle allait y succomber ; ses sanglots l’étouffaient, mais les larmes qui s’échappèrent de ses yeux vinrent la soulager. Elle regardait autour d’elle, et ne voyait toujours que la sombre monotonie de ces déserts ; le souffle du vent et le cri lugubre de l’oiseau de mauvais augure répondaient seuls à sa douleur, et l’augmentaient encore s’il était possible ; seulement la lune, en perçant par instant les nuages, jetait un voile de deuil sur tout ce qui l’environnait.

Tout-à-coup elle aperçut quelque chose de noir suspendu à un arbre bordant le chemin qu’elle suivait et que le souffle du vent balançait ; un regard de la lune lui fit bientôt voir que c’était le corps d’un homme assassiné. À cette vue Theodora frémit, un froid mortel la glace ; elle tremble, et cependant souhaite d’éclaircir ses soupçons.

— Ceci semble vous faire peur, Madame, lui dit froidement Malique ; je le conçois, car c’est un triste spectacle pour une femme et pour une Chrétienne. Ce corps était celui d’un Chevalier chrétien ; et il est placé là pour avertir ses compatriotes du sort réservé à ceux qui osent provoquer le lion dans son empire. Chaque Maure sera un lion pour les Chrétiens ; il sera même plus terrible ; car, outre la force et le courage de ce roi des animaux, nous avons la raison et le cœur de l’homme.

— Par le Prophète, dit un autre Maure, il a bien mérité son sort, car je n’ai jamais vu un homme aussi téméraire !

— Oui, ajouta un autre, il s’est bravement défendu ; et nous avons payé bien cher sa mort, puisqu’elle nous a coûté deux de nos camarades !

— Si j’étais arrivé dès le commencement du combat, dit fièrement Malique, il n’aurait pas été long-temps douteux ; mais vous êtes si lâches qu’il vous aurait, je crois, défaits tous cinq s’il eût eu un brave compagnon, au lieu du poltron de valet qui l’a abandonné. C’est bien malheureux que nous n’ayons pas pu attraper ce coquin ; car il aurait fait un beau pendant à l’arbre voisin.

Theodora écoutait avec anxiété ; et bientôt elle entendit un autre Maure ajouter à voix basse :

— D’après ce qu’il a dit dans ses derniers momens, il paraît que c’est l’amour qui a causé sa mort ; et qui sait si cette jeune fille…

Theodora n’en entendit pas davantage ; elle poussa un faible cri et tomba sans mouvement dans les bras de Malique, qui s’écria :

— Au secours ! au secours ! la pauvre fille s’évanouit ; — apportez un peu d’eau du ruisseau !

Tous s’arrêtèrent et réussirent à rappeler Theodora à la vie, en arrosant son visage avec de l’eau fraîche. Ensuite, Malique essaya de la consoler par ses discours ; mais toute consolation était impuissante sur son âme pénétrée de douleur. Ils continuèrent à voyager toute la nuit ; ainsi les premières lueurs du jour éclairèrent enfin une apparence de village, encore enveloppé par le brouillard du matin ; à mesure qu’ils avançaient, la vue s’étendait ; les ombres s’affaiblissaient peu à peu, et bientôt on découvrit une petite ville encore dans le calme et toute brillante des premiers rayons du soleil et d’une rosée argentée. Tout ce que le matin a de charmes se réunissait pour faire perdre aux Alpujarras leur sombre aspect, et cependant la vue de cet agréable paysage ne pouvait soulager le cœur de Theodora. Elle sentait que, quelque grands que fussent ses chagrins, ils allaient devenir encore plus affreux, puisqu’elle était destinée à être victime de la brutalité d’un vil infidèle. La mort seule pouvait la sauver de tant d’ignominie ; et cette triste et dernière consolation lui était refusée ! Elle ne trouvait d’adoucissement à sa douleur qu’en adressant au Ciel de ferventes prières ; mais elle n’entrevoyait aucun espoir d’être secourue. Elle portait sa vue avec empressement aussi loin qu’il lui était possible ; le moindre bruit éloigné, tel que le pas d’un cheval, l’aboiement d’un chien, tout lui faisait espérer un libérateur, mais bientôt cet espoir déçu rendait sa douleur encore plus amère.

Enfin, épuisée par tous ces combats, elle finit par tomber dans une sorte de stupeur et d’insensibilité qui lui fit voir avec indifférence un groupe d’hommes placés à l’entrée de la ville, et des enfans qui se mirent à pousser des cris de joie aussitôt qu’ils l’aperçurent.

— Voilà une captive chrétienne ! — voilà une captive chrétienne ! Et à l’instant trois ou quatre Maures armés s’avancèrent vers Malique, qui leur raconta son aventure. Ils marchèrent tous ensemble, et entrèrent dans la principale rue d’Alhacen, qui était alors le quartier-général des Maures soumis à la domination de Cañeri, le chef des rebelles. On ne peut imaginer rien de plus désolant que l’aspect de cette ville, que ses misérables habitans paraissaient toujours prêts à quitter au premier moment pour reprendre leur vie errante et fugitive.

Les derniers échecs qu’ils avaient éprouvés et la reddition de Lanjaron les faisaient vivre dans de perpétuelles alarmes, qui s’étaient encore accrues par la nouvelle qu’ils venaient de recevoir, que le plus brave et le plus redoutable de leurs ennemis, Alonzo de Aguilar s’avançait à grands pas vers El Feri de Benastepar. Cependant, n’ayant rien à perdre, — aucunes richesses à abandonner, — aucuns plaisirs à regretter, — aucunes jouissances à goûter, leur physionomie n’exprimait qu’une froide résignation et une sombre férocité.

Après avoir traversé toute la ville, la troupe qui amenait Theodora s’arrêta enfin devant une maison qui semblait un peu moins misérable que les autres, et devant laquelle plusieurs sentinelles se promenaient de long en large.

Malique demanda à parler à Cañeri, mais on le refusa en lui disant qu’il était en conférence avec plusieurs autres chefs maures.

Bientôt après, arriva un petit homme à vilaine figure, qui, parent de Malique l’accueillit avec de grandes démonstrations de joie et lui dit :

Par notre saint prophète, je suis aise de te voir revenir avec un aussi beau butin ! — Il ne faut pas déranger Cañeri en ce moment, mais tu peux compter sur une bonne récompense.

L’homme qui parlait ainsi se nommait Aboukar ; tout le monde semblait avoir les plus grands égards pour lui parcequ’il était l’intendant général du palais ; il fit entrer Malique et remit Theodora à sa femme, espèce de vieille sorcière autrefois Chrétienne ; celle-ci conduisit Theodora dans une petite salle basse, y apporta quelques rafraîchissemens, lui recommanda d’y goûter, puis la laissa seule.