Gómez Arias/Tome 2/04

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 75-100).

CHAPITRE IV.


Quoique semblable aux créatures humaines,

je ne sympathisais pas avec elles, et parmi
celles qui m’attachèrent, il y en eut une
seulement qui… mais nous en parlerons
plus tard. Je disais que je n’avais que peu
de rapports avec les hommes et avec leurs
pensées ; mais en revanche le désert faisait
ma joie : j’aimais à respirer l’air rare sur le
sommet glacé des montagnes, où l’oiseau

n’ose poser son nid.Byron.
Son cœur est rongé par un poison secret ; un

feu invincible coule dans ses veines et absorbe

tout principe de vie.Rowe.


Au fond d’un vaste appartement, Cañeri était négligemment couché sur une pile de coussins, selon l’habitude des Maures d’un rang élevé : descendant d’une famille alliée aux anciens Rois Maures de Cordoue, ce titre lui avait donné une certaine influence, et l’avait fait choisir par les rebelles comme l’un des principaux chefs qui devaient commander leur entreprise. Faible et orgueilleux, Cañeri tenait singulièrement à conserver une apparence de grandeur bien peu en harmonie avec sa misérable position actuelle, et s’arrogeait une autorité peu en rapport avec sa puissance précaire : enfin, voulant toujours avoir une cour, il avait choisi ses officiers, réglé la tenue de sa maison, avec l’ordre et l’étiquette d’un petit souverain. La maison qu’il occupait avait probablement appartenu à l’un des plus riches habitans d’Alhacen, car elle avait été ornée de belles tapisseries ; mais tous les ornemens étaient en si mauvais état, qu’il était aisé de se convaincre que bien du temps s’était écoulé depuis leur première splendeur.

En cet instant, Cañeri se donnait le vain plaisir de jouer le despote ! son lit était entouré par une demi-douzaine d’êtres brutes qui formaient toute sa cour, et qui paraissaient bassement dévoués aux ridicules caprices de leur maître. Cependant au milieu de cette misérable troupe il y avait un homme dont l’extérieur aurait nécessairement attiré toute l’attention d’un étranger. Il était assis à la droite de Cañeri, et, d’après la liberté de ses manières et de ses discours, il semblait posséder au plus haut degré la confiance du chef. Il eût été difficile de deviner la cause d’une telle faveur ; car sa physionomie ne différait de celle de ses compagnons que par une expression plus forte de résolution, de profonde méchanceté et de férocité. Une taille haute et forte, une barbe noire et touffue, des yeux cachés sous d’épais sourcils, quelque chose de sauvage et de sombre dans le regard, donnaient à toute sa personne un aspect sinistre et repoussant ; et si la sévérité qui régnait ordinairement sur son visage disparaissait quelquefois, elle était remplacée par un sourire sardonique qui faisait frémir et reculer involontairement.

Cependant au milieu de cet extérieur repoussant, sur cette physionomie où se peignaient les passions haineuses, on découvrait par instans une expression de tristesse qui pouvait faire présumer que cet homme avait été autrefois capable de sentimens plus nobles et digne d’un sort plus honorable. Comme tout le reste de la suite de Cañeri, cet être mystérieux portait une tunique mauresque qui était remarquable par sa simplicité, et même sa pauvreté ; et cependant il y avait dans l’expression de ses traits quelque chose qui contrastait tant avec son extérieur maure, qu’un œil pénétrant pouvait aisément apercevoir que, quelle que fût sa position actuelle, il n’avait pas toujours appartenu à la croyance et à la nation mahométane.

— Bermudo, dit Cañeri à l’homme dont nous venons de tracer le portrait, tu es aujourd’hui bien plus pensif que je ne t’ai vu depuis long-temps.

— Bermudo ! s’écria l’autre avec indignation ; Bermudo ! ne me donnez plus ce nom détesté ; — ce nom qui me rappelle mes malheurs et mes crimes, me poursuit continuellement et me redit que j’ai été chrétien, — que j’ai été offensé, et que je suis maintenant…

— Un brave maure, interrompit Cañeri.

— Un vil renégat ! reprit Bermudo avec amertume. Oui, un renégat ; car tu ne peux embellir l’expression de ce mot, et je ne cherche pas à me dissimuler à moi-même ma position. Je suis un misérable ; mais je me suis engagé à servir les Maures, et je le ferai avec zèle et activité jusqu’à mon dernier soupir.

— Tu as rendu de grands et de véritables services, reprit Cañeri, et les Maures sont reconnaissants de l’intérêt que tu prends à leur cause.

— Oh ! dit le Renégat, ne me remercie pas, car si j’ai servi les Maures, ce n’est pas par amour pour eux, mais par haine des Chrétiens. Non, Cañeri, je ne veux pas d’une reconnaissance que je mérite si peu. Vous dites que je suis brave et actif, et vous avez raison ; je puis supporter les privations, braver les dangers ; mais alors je ne pense pas à l’intérêt des Maures, je ne cherche qu’à satisfaire ma vengeance. Non, je ne recherche pas les succès : je ne vis que pour me venger des maux que j’ai soufferts il y a long-temps, mais dont le souvenir est trop profondément enraciné dans mon cœur pour jamais s’affaiblir. Tout son corps tremblait d’agitation en prononçant ces derniers mots.

— Calme-toi, Alagraf, lui dit Cañeri, puisque tu as adopté ce nom et que tu es à présent…

— Un traître ! s’écria le Renégat. J’ai été traître à ma religion, à ma patrie. Tu ne peux me refuser ce titre dont je me glorifie : je sais quelle opinion l’on a de moi. Ma vie ne peut être qu’obscure ; mais si la passion qui anime mon cœur, qui donne de la force à mon bras, ne peut ennoblir mes exploits, du moins elle peut satisfaire ma vengeance, cela me suffit. Je ne suis qu’un misérable, mais malheur à l’homme qui m’a rendu tel ! Puissent le désespoir, et le venin qui remplissent ce cœur que la nature avait créé tendre et vertueux, mais entraîné au plus affreux des crimes par la méchanceté d’un seul homme, ronger et empoisonner la vie de celui qui m’a condamné à un tel supplice !

— Tu seras vengé, reprit Caneri. Quoique notre cause paraisse désespérée, elle peut encore triompher ; nous avons fait, il est vrai, de grandes pertes depuis peu, mais El Feri de Benastepar est encore là pour arrêter les progrès de nos ennemis et flétrir les lauriers des Chrétiens : peut-être même qu’en ce moment, Alonzo de Aguilar reçoit la récompense qu’il mérite par sa haine pour le nom maure. Oui, il nous reste des ressources ; et si nos forces diminuent, notre courage s’en augmente.

— Arrête, Cañeri, dit le Renégat ; tu peux t’abuser si cela te plaît, pour moi cela m’est impossible ; j’abhorre les Chrétiens, mais comment pourrais-je nier la triste vérité dont nous devons chaque jour être de plus en plus convaincus ? Les Chrétiens nous sont supérieurs ; et nous ne pouvons leur opposer que ce courage furieux, désespéré que donnent les maux que l’on a soufferts et les injures dont on a soigneusement gardé le souvenir pour le jour de la vengeance.

— Alagraf ! reprit Cañeri, blessé de la liberté et de la hardiesse du Renégat ; quels que soient les motifs qui te portent à nous seconder, tu ne dois pas oublier ce qu’a de noble pour moi et pour mes compagnons le but de notre entreprise ; nous défendons nos droits comme nation libre et indépendante.

— Cela peut être le prétexte, dit ironiquement Bermudo ; mais je ne veux discuter ni les mérites de notre entreprise, ni la loyauté de notre cause, puisqu’ils me satisfont. Je cherche à obtenir par mes propres actions cette justice que mon humble position dans le monde m’a empêché d’obtenir de ceux que le hasard, et non un plus haut mérite, a créés mes supérieurs.

— Eh bien ! quelles que soient tes raisons, reprit Cañeri, tu nous as rendu de grands services, et ta récompense sera proportionnée à leur importance.

— Ma récompense ! s’écria le Renégat ; je ne demande aucune récompense : penses-tu donc, Maure, que j’aurais abandonné les devoirs sacrés qu’imposent la religion et la patrie pour une récompense ? Penses-tu que l’espoir d’une récompense aurait pu me décider à devenir un scélérat, un être méprisé ? Car vous me méprisez tous, vous devez me mépriser, et je n’ai pas le droit de m’en plaindre.

— Te mépriser ! dit Cañeri.

— Oui, me mépriser, et tous ceux qui agissent comme moi doivent toujours être couverts de mépris, quelque grands que soient les services qu’ils rendent. Tu m’offres une récompense ! Et quelle peut-elle être ? De l’or, probablement : non, Cañeri, je suis un misérable, mais du moins je ne suis pas vil ; la fierté me reste, et je ne veux d’autre récompense que celle que peuvent me procurer mes propres mains. Ah ! qu’il me soit permis de semer d’épines le sentier de la vie pour celui qui m’a offensé ! que j’enveloppe d’un nuage épais toutes ses brillantes espérances ! que j’empoisonne toutes ses affections et la source de tout bonheur ! que je le rende un objet d’horreur ! que je rassemble sur sa tête la honte et la dégradation qui pèsent sur moi ! qu’enfin lorsqu’il connaîtra le comble du malheur, je jouisse de ses souffrances et de son désespoir ; que je l’entende implorer ma miséricorde, afin de la lui refuser comme il l’a refusée à celle… ! Oh ! que je puisse être maître de sa vie, afin que dans les dernières angoisses, — au moment du départ de l’âme, — ma voix triomphante puisse frapper son oreille du nom d’Anselma.

Malgré l’insensibilité de son naturel, Cañeri frémit involontairement en voyant l’agitation qui s’était emparée du Renégat. Ce spectacle était effrayant, car dans cet accès de délire passionné, il semblait un démon ; tout son corps tremblait, il saisit son poignard avec une sorte de convulsion nerveuse, et tous ses traits portaient l’empreinte de la haine et de la vengeance à un point qu’il est impossible de décrire. Mais l’orage passa rapidement, et après quelques instans de combat, le Renégat parvint à reprendre sa physionomie sombre et impassible ; il retomba dans les tristes réflexions qui lui étaient habituelles, et un sourire ironique revint agiter ses lèvres comme à l’ordinaire.

En ce moment Malique demanda la permission d’entrer, et s’avançant lentement, il rendit au fier Cañeri ces hommages de respect qui lui plaisaient tant et qu’il regardait comme nécessaires au maintien de sa dignité. Malique croisa ses bras de l’air le plus servile, baissa sa tête jusqu’à ce qu’elle fût presque au niveau de ses genoux, fit trois fois en toute humilité le salut maure, et Cañeri reçut ces témoignages de soumission avec la hauteur particulière à un despote habitué à exiger le respect et l’attachement de son troupeau d’esclaves.

— Malique, lui dit-il, qui t’amène ici ? Pourquoi venir me troubler dans mon intérieur ? Qui peut te porter à une telle désobéissance ?

— Que le puissant Cañeri, répondit humblement Malique, pardonne à son esclave fidèle en faveur de sa bonne intention ; car quoique dans mon zèle à servir mon maître, je puisse paraître coupable d’indiscrétion, j’apporte d’agréables nouvelles.

— Parle, dit Cañeri d’un ton important et grave. Reste, Alagraf, je puis avoir besoin de tes conseils ; — que tout le monde se retire.

— Très-puissant Cañeri, reprit Malique, en parcourant les montagnes pendant la nuit dernière, quelques hommes de ma troupe ont rencontré et pris un Chrétien.

— Et comme de raison, il a reçu la mort, dit Cañeri.

— Oui, mais après un long combat, car j’ai vu peu d’hommes aussi courageux ; il est maintenant pendu à un arbre, comme tant d’autres de ses compatriotes, pour servir d’épouvantail aux aventuriers.

— Continue.

— Quelques instans après, le hasard nous a conduits dans un endroit où une autre personne de la même croyance dormait paisiblement.

— Et celle-là aussi a été tuée ? demanda Cañeri.

— Non, très noble Seigneur ; c’est une femme et je l’ai amenée ici ; car c’est une créature enchanteresse, et comme il s’en offre bien rarement aux regards ravis d’un amant. La rose prête à s’épanouir dans les jardins du fidèle serviteur du prophète, n’est pas plus fraîche que cette belle captive ; ses charmes sont brillans quoique ternis par la douleur à laquelle elle s’abandonne. J’ai pensé qu’elle pourrait trouver grâce aux yeux de notre illustre chef, et être honorée d’un de ses sourires.

— Une jeune fille chrétienne, endormie dans les Alpujarras ! s’écria Cañeri, voilà qui est bien extraordinaire ! Mais comment y est-elle venue ? Le sais-tu, Malique ; connais-tu le sujet de sa douleur ?

— Oui ; elle pleure amèrement celui que nous avons tué. C’était apparemment son mari ou son amant ; quoi qu’il en soit, les Chrétiens ne peuvent pas avoir de guerrier plus noble et plus brave que lui.

— Et sais-tu son nom ? demanda Cañeri.

— Je l’ai appris de la belle captive elle-même ; c’est Don Lope Gómez Arias.

— Gómez Arias ! s’écria le Renégat tressaillant d’étonnement. Gómez Arias ! cela ne peut pas être !

— C’est pourtant là le nom que notre prisonnière lui a donné : et pourquoi nous tromperait-elle ? D’ailleurs sa douleur est trop profonde et trop vive pour qu’on puisse douter de ce qu’elle dit.

— Gómez Arias ! répéta encore le Renégat, il est mort ! Mais en es-tu bien sûr, Malique ? n’a-t-il pas pu fuir ?

— Lui fuir ! dit le Maure, avant qu’il pût s’y décider, son âme avait abandonné son corps.

— Ainsi donc, reprit le Renégat se frappant le front avec fureur, ma vengeance m’échappe, ma victoire est incomplète ! Et moi aussi j’ai pu une fois lui arracher la vie ; mais un lâche assassinat n’aurait pas satisfait ma vengeance, et après toutes les peines que j’ai prises pour obtenir la satisfaction qui m’est due, mes espérances s’évanouissent tout-à-coup.

— Que signifie ce trouble, Alagraf ? lui demanda Cañeri étonné d’une émotion aussi extraordinaire.

— Eh quoi ! reprit Bermudo n’es-tu donc pas capable de deviner ce qui peut seul affliger ou réjouir ce cœur froissé ? As-tu donc oublié qu’un seul sentiment l’anime ?

— Oui, je sais que c’est la vengeance ; Mais ce Chrétien, ce Gómez Arias…

— Il est mon ennemi abhorré, s’écria le Renégat avec force ; il a été mon maître, mon seigneur ; mais il m’a offensé mortellement ; et cette captive, cette beauté en larmes est peut-être la femme à laquelle il était fiancé, l’orgueilleuse fille de notre plus redoutable, de notre plus terrible ennemi. Oui, ce doit être la fille d’Alonzo de Aguilar. Et cependant, ajouta-t-il, après un moment de réflexion, comment aurait-elle pu se trouver là ?

— Que dis-tu ? s’écria Cañeri avec joie, aurions-nous tant de bonheur ? remercions mille fois le saint prophète qui envoie une telle récompense à son fidèle serviteur. Cette prise est d’autant plus précieuse qu’elle fera plier devant nous l’insolence de Aguilar ; malgré sa barbarie pour les Maures, ses entrailles paternelles seront probablement émues en apprenant le sort de sa fille. Hâte-toi, Malique, amène-moi ta captive, et demande la récompense qui te plaira. Je te l’accorde.

Malique sortit, laissant son chef au comble de la joie et le Renégat plongé dans la consternation, et déplorant amèrement un événement qui l’empêchait de satisfaire cette sombre passion qui dominait tous ses sentimens et toutes ses pensées.

Quelques instans plus tard, Malique rentra, amenant la malheureuse Theodora, tremblante comme une victime que l’on mène au sacrifice, et la présenta à son maître en lui disant :

— Voici ma prise, et j’espère qu’elle mérite l’approbation de l’illustre Cañeri.

L’heureux Maure fit un signe d’assentiment, puis se mit à examiner avec la plus scrupuleuse attention les charmes de l’infortunée Theodora qui baissait la tête de douleur et de confusion ; cependant, le Renégat s’aperçut bientôt que ce n’était pas, comme il l’avait supposé, la fille de Aguilar, et il laissa échapper un mouvement de contrariété.

— Qu’as-tu donc ? lui dit Cañeri, voyant sa surprise, ne mérite-t-elle pas tes éloges ? Il me semble, Alagraf, que tu n’es nullement sensible à la beauté : mais regarde donc quelle figure ravissante ; malgré ses larmes, elle n’en est pas moins charmante.

— Belle Chrétienne, lui dit-il avec complaisance, lorsque le sort le plus brillant t’est réservé, tu ne dois pas t’incliner comme l’humble fleur de la vallée ; tu seras brillante comme le lis des jardins, car tu as trouvé grâce aux yeux de Cañeri, et il peut te rendre heureuse.

Ces douces paroles, loin de calmer la douleur de Theodora, ne firent que l’augmenter, et elle recula d’effroi en voyant le Maure faire un mouvement pour lui prendre la main.

Pendant ce temps, Malique se réjouissait de s’être rendu agréable à Cañeri, et d’avoir ainsi acquis des droits incontestables à sa reconnaissance ; car chez ce petit despote comme chez les tyrans qu’il copiait si misérablement, les vils ministres de ses plaisirs étaient généralement mieux récompensés que ceux qui servaient leur patrie avec gloire.

— Malique, dit Cañeri, les yeux étincelans de joie, je suis si content de ton zèle que je veux t’attacher à mon service particulier.

Puis, se retournant vers le Renégat, qui était aussi sombre et aussi silencieux, il lui dit : — Que le Ciel maudisse ton insensibilité, Alagraf ! tu es donc de marbre, pour n’être pas ému à la vue d’une si belle femme ?

— Oui, répondit froidement le Renégat, je suis de marbre, c’est vrai ; et je me plains de ce que tous les hommes ne me ressemblent pas ; notre entreprise réussirait bien mieux alors. Et que m’importent les charmes d’une femme ! ils ont empoisonné ma vie : autrefois ils m’ont séduit, mais ce temps est passé, et maintenant leur vue m’est horrible, parcequ’ils me rappellent l’être malheureux qui a si innocemment causé toutes mes souffrances. Maure, ne t’abandonne pas à cette folle joie ; car toutes les espérances que nous avions conçues sur cette captive sont déçues maintenant ; elle n’est pas ce que nous la supposions.

— Que veux-tu dire ? lui demanda Cañeri.

— Ce n’est pas la fille de Aguilar.

— Eh bien ! reprit Cañeri, il faut nous résigner à cette contrariété ; cette captive n’en est pas moins charmante. En prononçant ces mots, il jeta un regard amoureux sur l’objet de sa nouvelle passion ; puis il ajouta : — Je sais apprécier le mérite partout où il se trouve ; et la différence de religion et de patrie de cette captive ne m’empêcheront pas de rendre à sa beauté les hommages qu’elle mérite si bien.

Theodora entendit ces éloges avec une triste résignation ; et Cañeri fut fort mécontent du peu de succès de son éloquence, car il était habitué à voir ses avances accueillies avec bien plus de joie par les femmes auprès desquelles il daignait en faire.

— Malique, dit-il en se retournant vers son officieux valet, conduis cette jeune fille dans un de nos plus beaux appartemens, et veille à ce qu’elle ne manque de rien.

Ensuite, honorant la triste Theodora d’un sourire qui avait quelque chose de plaisant par l’expression de tendresse qu’il voulait y donner, il la congédia, et lui promit d’un ton aimable de lui faire une visite aussitôt que ses affaires le lui permettraient.

Pendant que Cañeri parlait, Bermudo garda son silence habituel, mais il ne put cacher son mépris pour ce Maure entièrement absorbé par les plaisirs, au moment où il n’aurait dû être occupé que de l’importance des affaires publiques ; enfin il ne put s’empêcher de lui dire :

— Il me semble, Cañeri, que notre cause n’a pas grand’chose à gagner à la possession de cette captive.

— Lorsque l’esprit a été fatigué par de nombreuses occupations, reprit Cañeri gravement, il a nécessairement besoin de repos. Ce n’est qu’à toi, et comme à mon ami, que je parle avec une telle confiance : car pour tout autre, je ne daignerais pas donner la moindre explication sur ce qui peut sembler étrange dans ma conduite : personne, n’a le droit de commenter mes actions.

En prononçant ces mots, il jeta autour de lui un regard de dignité offensée, comme pour exprimer que sa volonté devait suffire pour commander le respect et l’obéissance, et le Renégat ne lui répondit que par un sourire de dérision.

Ensuite Cañeri rappela ses principaux officiers, et aimant à se montrer entouré de sa misérable cour, il parcourut la ville d’Alhacen, triste capitale de ses petits États. C’était plutôt pour tuer le temps, que pour chercher les moyens d’arrêter avec force et succès les progrès des Chrétiens. La garnison fut rassemblée sur la plaza[1] pour être passée en revue par son commandant ; elle montait à près de huit cents hommes, qui, par le mauvais état de leurs armes et de leurs uniformes, paraissaient dans la misère. Cañeri rappela aux soldats la gloire de leur cause, et recommanda aux chefs le plus grand respect pour leurs devoirs, puis, satisfait du singulier rôle qu’il venait de jouer, il retourna avec la même pompe à son humble maison, qui, en l’honneur de son illustre habitant, avait reçu le titre de palais.


  1. La place.