Gómez Arias/Tome 2/02

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 18-49).

CHAPITRE II.


D’une secrète horreur je me sens frissonner ;
Je crains malgré moi-même un malheur que j’ignore.
Je crains malgré moi-même un malheurRacine.

Señor Gómez Arias
Duelete de mi,
Que soy niña y sola
Nunca en tal me vi.

Nunca en tal me viCalderon.


C’était une magnifique soirée d’été. Le soleil descendait lentement derrière les montagnes immenses des Alpujarras, dont les ombres gigantesques et fantastiques s’étendaient graduellement le long des plaines qui se trouvaient à leurs pieds. Aucun bruit ne troublait la douce tranquillité de cette scène, excepté lorsque les habitans ailés des forêts gazouillaient leur hymne du soir, ou lorsque les sons éloignés de la cloche du couvent se répétaient d’échos en échos jusque dans les antres profonds des montagnes. Une douce langueur se montrait dans toute la nature. Les festons onduleux des nuages blanchâtres se mêlaient aux bandes de pourpre et d’or que laissait après lui le soleil couchant. Les teintes variées de ces paisibles solitudes, les torrens de lumière qui éclairaient l’arbre aux larges feuilles, ou se réfléchissaient dans le ruisseau en suivant le vacillement des ondes, le calme imposant qui régnait dans cet immense paysage, tout portait l’esprit à la contemplation et intéressait le cœur.

Un groupe composé de trois personnes montait lentement une vaste colline, qui semblait désignée par la nature comme le premier lieu de repos à l’entrée des sombres montagnes. Le principal personnage de ce groupe était un Chevalier de la plus noble apparence, et monté sur un coursier noir ; sur un autre cheval à côté de ce personnage, on voyait une demoiselle d’une beauté touchante ; les longues tresses de ses cheveux étaient contenues avec peine par un filet d’un tissu d’argent ; elle portait un habit de voyage ; un chapeau espagnol orné d’un bouquet de plumes noires était placé avec grâce sur un des côtés de sa tête. Ayant écarté le voile épais qui l’avait protégée contre les brûlantes ardeurs du soleil, elle montrait un charmant visage, dont le teint délicat, animé par la chaleur et l’exercice, brillait des couleurs de la rose. Cependant une expression triste et pensive dominait sur les traits de la belle voyageuse.

À une faible distance derrière ces deux personnes, on apercevait un homme qui, par son habit et sa tournure, semblait être leur valet. Il était monté avec une apparente nonchalance sur un robuste coursier d’Andalousie ; mais par les regards inquiets qu’il jetait de temps en temps autour de lui, on pouvait deviner que cette tranquillité factice n’était point en harmonie avec ses sentimens intérieurs. Au moment que nous décrivons, il chantait dans un Mezzo tuono, la romance du mariage du Cid.


A Ximena y a Rodrigo
Prendió el rey palabra y mano,
De juntarlos para en uno
En presencia de Layn Calvo.


— Cessez cet épouvantable bruit, Roque, cria le Chevalier en colère. Le lecteur vient sans doute de reconnaître Gómez Arias. — Au nom de Satan, qui est-ce qui t’invite à chanter ainsi, lorsque tu n’as ni voix ni oreille ? Finis, car ton harmonie diabolique n’est rien moins que plaisante.

Señor, répondit le valet, qu’est-ce que cela fait, si je chante seulement pour me plaire à moi-même ?

— Silence, bouffon, ou je te traiterai de manière à t’ôter à l’avenir la faculté d’entendre.

— Je vous en prie, Señor, ne me refusez pas cette seule consolation, je désire particulièrement de chanter dans ce moment.

— Quelles sont tes raisons ?

— J’ai toujours chanté lorsque j’avais peur ; une chanson est le remède le plus efficace pour chasser la terreur.

— En effet, des sons harmonieux comme ceux que tu nous fais entendre feraient fuir le diable lui-même. Mais que crains-tu ?

— Sous votre bon plaisir, Don Lope, il me semble que la peur est le sentiment le plus naturel que nous puissions éprouver dans ce moment.

— Oses-tu parler de crainte en ma présence, poltron ?

— Par Notre Dame del Pilar, murmura Roque, de telles conversations conviennent au temps et au lieu. Ne courons-nous pas le danger de rencontrer une bande d’horribles et de cruels ladrones[1].

— Eh bien ! si cela nous arrive, nous nous défendrons bravement. Par l’âme du Cid, je me débarrasserais bien facilement d’une armée de tels coquins.

— Mon très honoré Maître, répliqua le valet, ayez la bonté de considérer que ce n’est pas notre seul danger, car il me semble que nous sommes maintenant dans les montagnes des Alpujarras, où ces Maures maudits et rebelles font leur demeure. Que la peste étouffe ces chiens d’infidèles ! Ne sont-ils pas continuellement en embuscade pour saisir les Chrétiens égarés dans les montagnes, et quand ils les attrapent…

— Paix, imbécile, paix ! interrompit Gómez Arias avec impatience ; ces montagnes ne sont point les Alpujarras. As-tu oublié que lorsque nous quittâmes Cadix, il y a deux jours, nous suivîmes une route toute différente ?

— Je le sais, Don Lope, mais je me souviens aussi que pendant la nuit, soit par hasard, soit à dessein, nous changeâmes de route. Outre cela, je ne suis point assez étranger dans ce pays pour confondre les lieux, et je parierais ma tête contre deux maravedis que nous montons maintenant les Alpujarras.

La jeune dame, qui jusqu’alors avait observé un profond silence, s’écria d’une voix tremblante :

— Oh ! ciel ! sommes-nous en effet dans ces terribles montagnes, et courons-nous quelque danger ?

— Non, mon amour, répondit Gómez Arias, le danger n’est pas aussi grand que ce sot voudrait nous le faire croire.

— Non, Madame, reprit Roque, le danger n’est pas aussi grand ; car, après tout, ce qui peut nous arriver de plus terrible, c’est d’être pendus à un arbre pour danser au son du vent de la nuit, et pour procurer un repas abondant aux corbeaux et autres animaux carnivores, qui tiennent leur cour dans ces chemins déserts.

— Grand Dieu ! s’écria Theodora alarmée.

— Gentille dame, répliqua Roque, le système de pendaison sera seulement suivi à l’égard de mon vaillant maître et de son très humble serviteur. Quant à vous, les Maures sont les hommes les plus célèbres pour leur galanterie, et ils attacheront un trop grand prix à votre beauté pour vous soumettre à un semblable traitement.

Gómez Arias, violemment irrité des insinuations de Roque, tourna brusquement la bride de son cheval, et se précipitant vers son valet, interrompit son discours oratoire par un coup bien appliqué.

— Coquin, lui dit-il en même temps, si tu donnes une seconde fois carrière à ces craintes ridicules, par saint Jago, les Maures n’auront pas l’embarras de te pendre ; ainsi, fais attention à ce que tu diras.

— Ce que je dirai, murmura le valet. Sainte Vierge, je n’ai plus rien à dire ; vos argumens, Don Lope, sont sans réplique ; mais j’espère, mon bon Señor, que je pourrai réciter mes prières, puisque le chant et une conversation raisonnable me sont défendus.

— Prie autant que cela te fera plaisir, pécheur, pourvu que le bruit de tes oraisons ne parvienne pas jusqu’à nous.

Alors Gómez Arias essaya de calmer les craintes de Theodora, violemment agitée par les imprudentes remarques de Roque, qui tendaient à augmenter les tristes pressentimens dont elle était accablée.

— Ma Theodora, dit-il, est-il possible que je ne puisse chasser la tristesse continuelle à laquelle vous êtes en proie ?

— Pardonne-moi, Lope, répondit la jeune fille ; la vue de mon chagrin doit t’être pénible, je le sais ; mais des pensées affreuses se pressent dans mon esprit, et j’essaie en vain de les bannir. Hélas ! il est rempli d’appréhensions ; un horrible présage glace mon âme.

— Chassez de telles chimères, dit Gómez Arias. Il est vrai que dans la crainte d’être observé, j’ai été obligé de chercher avec soin les chemins les moins fréquentés, et de me diriger à travers ces lieux sauvages ; mais notre voyage touche à sa fin, et les images effrayantes des Maures bientôt ne pourront plus vous inquiéter.

— Hélas ! la crainte de ces infidèles n’est pas la seule cause de mon émotion, reprit tristement Theodora.

— Quelle peut en être l’autre cause ? demanda Gómez Arias avec inquiétude. Sûrement ma Theodora ne regrette point l’heure où elle se mit sous la protection de Gómez Arias.

La jeune fille garda le silence pendant quelques instans ; un torrent de larmes soulagea son cœur ; puis, faisant un effort pour rassembler ses forces, elle s’écria, comme accablée par un triste souvenir : — Oh ! ne parlez jamais de l’heure de mon crime, car c’est un crime que j’ai commis ; un péché mortel d’abandonner le meilleur des pères dans sa vieillesse. Et cependant, ajouta-t-elle en sanglotant, quoique convaincue de ma faute, s’il fallait la commettre de nouveau pour toi, Lope, je braverais encore la voix des remords. Gómez Arias, si tu pouvais lire dans le fond de mon cœur, tu y verrais un mélange du plus ardent amour, et d’un chagrin qu’aucunes paroles ne sauraient exprimer, mais qui empoisonnera mon avenir, à moins que nous n’obtenions promptement le pardon de mon père.

— Theodora, ce chagrin est aussi déraisonnable qu’il est injuste à mon égard. Je ne puis pas comprendre davantage comment ton avenir peut être empoisonné par la douleur lorsqu’il est intimement uni à celui de Gómez Arias.

— Je suis convaincue, dit Theodora, de la sincérité de ton amour, mais tu sais aussi par quel entier dévouement il est payé.

— Alors, qui peut donc répandre autant de tristesse dans votre esprit ? Avez-vous aperçu dans ma conduite, avez-vous distingué dans mes paroles quelque chose qui puisse donner à vos appréhensions une ombre de justice ?

— Non, Gómez Arias, votre conduite à mon égard est tendre, vos paroles respirent la sollicitude pour mon bonheur, mais vous devez pardonner la faiblesse et les craintes du cœur d’une femme. Ne m’en voulez pas, Lope, si ces sentimens faisaient naître quelquefois des idées affreuses pour mon repos, et injurieux à votre constance. J’ai vainement tenté de les subjuguer ; mais, hélas ! cet effort a toujours surpassé mes forces. Il faut que je leur donne carrière. Oh ! Lope, ajouta-t-elle tristement, je m’imagine que vous n’êtes plus le même ; vous n’êtes plus aussi tendre que dans ce moment où je vous donnai pour la première fois toutes mes affections, croyant que vous étiez à moi pour la vie.

— Je ne suis plus le même ! s’écria Gómez Arias ; mes soins, mes attentions pour vous ont-ils diminué depuis l’instant délicieux où vous vous êtes donnée à moi ?

Un soupir profond s’échappa du sein de Theodora, et un frémissement involontaire la saisit à ce souvenir pénible.

— Non, dit-elle en souriant tristement à travers ses larmes, vous veillez aussi tendrement sur moi, et vous me prodiguez vos caresses. Mais, hélas ! la partie la plus pure et la plus sincère de vos affections a disparu pour jamais.

— Sur mon honneur, dit Gómez Arias, je ne me serais jamais attendu de votre part à de si cruels reproches.

— Oh ! Lope, s’écria la jeune fille effrayée, ne m’en voulez pas, oubliez les remarques auxquelles mes craintes folles ont donné lieu ; j’en suis honteuse moi-même. C’est la dernière fois que je vous afflige. Non, mes plaintes ne parviendront plus à vos oreilles ; réprimez votre ressentiment. Ah ! Gómez Arias, revenez à vous-même, et n’en voulez plus à une pauvre fille qui n’a d’autre protecteur que vous.

En prononçant cette touchante prière, Theodora fixait ses beaux yeux sur Don Lope, avec une expression dans laquelle tous les tendres sentimens de son cœur semblaient être réunis. Gómez Arias fut ému. On vit disparaître la sévérité soudaine qui s’était emparée de ses traits, et il essaya d’effacer de l’esprit de Theodora l’impression que cet instant de colère avait pu produire.

Ils étaient arrivés au sommet d’une petite éminence, dont l’aspect était délicieux. Un gazon touffu et flexible tapissait une plaine romantique, bordée, d’un côté, par une forêt, à travers laquelle le soleil à son déclin envoyait des rayons pâles et interrompus. Au-dessus de la tête des voyageurs s’élevaient, dans toute leur sombre majesté, les montagnes des Alpujarras ; et au-dessous d’eux, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, on découvrait des campagnes ravissantes, parsemées de chaumières isolées. D’un autre côté, de petits villages semblaient enveloppés de l’azur des nuées. Tout ce paysage était empreint d’un charme inexprimable, en harmonie avec la tranquillité du soir.

Les voyageurs firent halte dans ce lieu, et Gómez Arias, s’approchant de Theodora, lui dit avec tendresse :

— Mon amour, votre corps délicat doit avoir supporté plus de fatigues que vos forces ne le permettent. Goûtons un repos nécessaire dans ce lieu délicieux et isolé.

Theodora y consentit en silence.

— Mais, continua Don Lope, consultez votre goût ; je ne vous presse de prendre du repos que parce qu’il me semble que vous devez en sentir la nécessité.

— Je n’ai point d’autres désirs que les vôtres, répondit Theodora d’un air plus gai. Vous paraissez désirer de vous reposer dans ce lieu ; descendons de cheval.

Gómez Arias s’élança légèrement à terre, et aida sa belle compagne ; elle se jeta dans ses bras, mais, au moment où ses pieds touchèrent la terre, elle ne put retenir un profond soupir, et jeta un regard mélancolique autour d’elle.

— Comme vous tremblez, Theodora ! dit Don Lope ; c’est la conséquence des discours de ce coquin de Roque. J’ai bien envie de châtier ce misérable pour le punir des craintes qu’il a fait naître dans votre esprit.

Roque, qui suivait à quelque distance, n’eut pas plus tôt entendu prononcer son nom, qu’il dressa les oreilles comme un chien intelligent lorsqu’il est à la piste du gibier, et quand il comprit quelles étaient les charitables intentions de son maître, il se hasarda de répondre :

Señor, je ne doute pas de votre générosité ; mais je vous en prie, réservez vos faveurs pour une autre occasion, lorsque je les aurai plus particulièrement méritées.

— Silence, répondit Gómez Arias ; descends, et attache nos chevaux sous ces arbres qui sont là-bas.

Le valet obéit promptement, tandis que Gómez Arias conduisait sa belle compagne à l’entrée du bois ; là, il arrangea une couche de mousse sous les branches d’un immense chêne, et invita Theodora au repos. Elle allait céder à son invitation, lorsque des cris discordans, mêlés au bruit que font les oiseaux en agitant leurs ailes, vinrent l’effrayer. Aussitôt une troupe de corbeaux, oiseaux de mauvais présage, s’élancèrent de leurs réduits solitaires, et voltigèrent autour des arbres comme pour disputer aux étrangers la possession de leur vieille demeure.

Un frisson glacé circula dans les veines de Theodora ; elle pâlit, et ses regards effrayés s’arrêtèrent sur les oiseaux solitaires que leur présence avait troublés. Elle se pressa contre Gómez Arias, au moment où ils s’asseyaient l’un et l’autre sur le gazon.

— Qu’avez-vous, Theodora ? demanda Don Lope. Est-il possible que des oiseaux puissent remplir de terreur un esprit comme le vôtre ?

Theodora reconnut sa folie et sa faiblesse ; mais elle était loin d’être tranquille et rassurée. Les craintes qui remplissaient son imagination augmentèrent, lorsqu’elle aperçut Roque, dont les alarmes étaient visibles, faire trois fois avec ferveur le signe de la croix.

Les chats-huans, les corbeaux et les chauves-souris ont toujours eu le privilège d’exciter des craintes superstitieuses. D’où vient ce pouvoir particulier ? il serait difficile de le dire ; mais on suppose généralement qu’ils sont les avant-coureurs de quelque événement funeste. Theodora, qui, depuis le moment où elle quitta le toit paternel, avait été en proie à un chagrin que les transports mêmes d’un ardent amour n’avaient pu détruire, voyait dans ces tristes oiseaux le présage de quelque infortune. Elle réfléchissait en silence, tandis que Roque s’occupait à attacher les chevaux.

— Doucement, doucement, Babieca, dit le valet en caressant le cheval fougueux de son maître. Puis il murmura moitié bas : — Car nous n’avons plus rien à craindre si nous échappons sains et saufs de ce lieu. Dieu me soit en aide ! j’ai compté treize corbeaux, tous d’aussi mauvais présage dans leur cri, leur couleur et leur voix, que ceux qui furent jamais rencontrés par des Chrétiens. Que Notre-Dame de las Angustias nous accorde son secours et sa protection !

— Que murmures-tu ainsi ? demanda Gómez Arias ; désires-tu, impertinent valet, que je remplisse la promesse que je t’ai faite il y a peu de temps ?

Señor ? demanda Roque, faisant semblant de n’avoir pas entendu.

— Qu’est-ce que tu murmures, chien de valet ? reprit Gómez Arias.

— Dieu vous bénisse, mon doux maître, je ne fais que prier ; et en agissant ainsi, je ne désobéis point à vos ordres, puisque j’ai la permission de prier, pourvu que ce soit tacitement, comme un capucin prie.

Les corbeaux ayant terminé leurs nombreuses évolutions, choisirent une retraite sur la partie la plus épaisse de la forêt, et disparurent les uns après les autres à la grande satisfaction de Roque, qui alors commença à dévorer tout seul les provisions dont il s’était pourvu en voyageur soigneux.

Theodora s’était débarrassée de son chapeau et de son voile, afin de se reposer plus à son aise, tandis que son amant se plaçant près d’elle, et surveillant ses moindres mouvemens, vit les traits de la jeune fille montrer la joie que lui causait tant de sollicitude. Bientôt elle tomba insensiblement dans ce doux état de langueur qui précède le sommeil. Ses beaux yeux se fermant à demi, indiquaient l’assoupissement qui s’emparait d’elle ; enfin, elle s’endormit profondément. Gómez Arias, qui, comme nous l’avons observé, veillait auprès d’elle, ainsi qu’une tendre mère près d’une fille chérie, avança la tête et prononça doucement le nom de Theodora ; elle ne répondit pas ; il prit sa main, contempla son visage avec anxiété, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’un profond sommeil absorbait toutes ses facultés.

Señor, dit Roque, il me semble que ce serait une pitié que de troubler le repos de cette pauvre Dame après les fatigues qu’elle a supportées.

— Je n’ai point l’intention d’interrompre son repos, répondit Gómez Arias à voix basse, il faut même nous retirer.

Don Lope se retira avec précaution, et s’approchant de son valet, il ajouta :

— Lève-toi, lève-toi promptement et ne fais point de bruit.

Roque obéit, et l’un et l’autre s’étant retirés à quelque distance ; — Señor, observa le valet, qui n’avait point envie de troubler encore les corbeaux de mauvais présage, pour lesquels il éprouvait une invincible horreur, Señor, il n’y a aucune nécessité d’aller plus loin.

— Oui, il y en a une impérieuse, répondit Gómez Arias ; car je ne puis pas rester ici plus long-temps.

— Que dites-vous, mon très honoré Maître ? demanda Roque ; certainement vous n’avez pas peur des Maures ; sur ma conscience, nous serions dans une jolie position si cela était.

— Paix, misérable, ne dis pas un mot de plus ; mais détache promptement mon cheval, et si tu tiens à la vie, ne fais pas assez de bruit pour agiter la feuille d’un arbre.

Señor, je ne vous comprends pas, reprit Roque tout stupéfait.

— Il faut que je parte, lui répondit son maître avec impatience.

— Que vous partiez ! j’avais compris, Señor, que vous ne vouliez pas troubler le repos de cette jeune dame.

— Non, ce n’est pas en effet mon intention ; il faut qu’elle reste ici avec toi, jusqu’à ce que je sois hors de vue.

Cuerpo de Christo, qu’avez-vous, Señor, qu’avez-vous ? au nom de san Jose Bendito ? s’écria le valet étonné, qui commençait à croire que son maître avait perdu l’esprit.

— Écoute, Roque, dit Gómez Arias, et fais attention de suivre religieusement mes instructions. Des circonstances impérieuses exigent que je me sépare de Theodora. J’attendais une occasion favorable pour le faire, et je ne pourrais en trouver une meilleure que dans ce moment. Il est nécessaire que je retourne immédiatement à Grenade, et il serait de la plus grande imprudence de hasarder d’y être vu avec Theodora, par des raisons que tu dois connaître parfaitement. Une séparation devient donc indispensable dans ce moment. Lorsque je serai parti, tu réveilleras cette beauté endormie, et tu l’accompagneras à la ville que je viens de nommer, où je vous précéderai, afin de faire des arrangemens pour sa réception. Il y a un couvent dont ma cousine Ursule est abbesse, Theodora y trouvera un asile. Tu informeras seulement cette dernière que j’ai trouvé convenable de prendre les devans pour préparer notre retraite. À ton arrivée à la Torre del Aceytuno, un homme t’abordera, et c’est à lui que tu auras recours pour de nouvelles instructions ; tu pourras suivre ses avis en toute confiance. Ta récompense sera proportionnée à la grandeur de ce service. Maintenant, donne-moi mon cheval, que je parte avant qu’elle ne s’éveille.

Roque resta frappé d’étonnement, lorsque son maître lui eut révélé ses cruelles intentions. Le pauvre garçon porta sa main devant ses yeux, comme pour s’assurer s’il n’était pas le jouet d’un songe ; mais lorsque son maître, d’un ton plus absolu, répéta ses ordres, il fut convaincu de la réalité de son dessein barbare.

— Non, non, Don Lope, dit-il, d’une voix suppliante, vos intentions ne peuvent être aussi cruelles. Abandonner cette pauvre fille ! Non, vous vous jouez de ma crédulité.

— Il faut que je parte, répéta Gómez Arias d’un ton résolu.

Señor, il me semblait que vous l’aimiez ?

— Je l’aimais en effet ; mais cet amour est passé.

— Sainte Vierge del Tremedal ! que dites-vous, Señor ? qu’a fait cette pauvre Dame ? En quoi vous a-t-elle offensé, à moins que ce ne soit par trop d’amour ?

— Roque, tu es un rusé garçon ; en effet elle m’a trop aimé.

— Mais songez, mon très honoré Maître, qu’elle ressemble plus à un ange qu’à une femme ; je n’avais pas encore vu un être si tendre, si bon, si dévoué.

— Roque, Roque, point de sentence ; je n’ai pas le temps d’écouter ton jargon sentimental. Les qualités que tu vantes dans Theodora sont précisément ce qui m’éloigne d’elle. Dépêche-toi. Mais de quoi cet imbécile a-t-il donc l’air si étonné ?

— Considérez, Señor Don Lope, dit Roque d’un ton solennel, que la seule humanité…

— Humanité ! répéta son maître en l’interrompant, je ne manque point à l’humanité lorsque je place Theodora dans la seule position qui lui convienne, puisqu’un mariage entre nous est absolument impossible. Mais c’est assez ; trêve de remarques, prépare-toi à obéir à mes ordres, et prends garde à la manière dont tu les suivras, si tu attaches du prix à ma reconnaisance, ou si tu crains ma colère. Cependant pour apaiser tes scrupules ridicules et hors de saison, je dois te rappeler que je ne puis agir autrement, puisque je suis fiancé à Leonor. Je ne veux point violer les promesses sacrées que je lui ai faites, ni perdre la faveur de la Reine, ou encourir le ressentiment de Don Alonzo de Aguilar.

Cette dernière observation vainquit à demi les scrupules de Roque ; et il espéra que lorsque Theodora serait à Grenade, Gómez Arias n’aurait pas la cruauté de la condamner à la solitude d’un cloître. Enfin comme il était certain que de nouvelles représentations n’auraient aucun pouvoir sur son maître, il garda le silence, et se contenta de lever les épaules, en tenant l’étrier de Don Lope.

Gómez Arias s’élança rapidement sur son cheval ; il allait partir, lorsque, jetant un dernier regard sur la victime qu’il abandonnait, il sentit son cœur ému, et hésita pendant un instant.

Il y a quelque chose de touchant dans le sommeil d’une jeune et belle femme. Son visage, qui n’est agité ni par les passions, ni par les inquiétudes, semble plus doux et plus rempli d’attraits. L’imagination de celui qui la contemple se pénètre plus fortement de ses charmes, et découvre plus facilement chaque beauté de la jolie dormeuse. Mais la conviction que cette belle créature, se confiant à la protection d’un homme, dort dans une innocente sécurité au moment où elle va être abandonnée, doit éveiller dans l’âme un sentiment déchirant. Tel était le sommeil de Theodora ; elle était jeune, remplie de charmes, et cependant on l’abandonnait. Ses formes charmantes se montraient dans tout leur avantage. Une brise légère jouait avec ses cheveux abondans, qui de temps en temps cachaient un front d’albâtre ou voltigeaient sur des joues couvertes des brillantes couleurs de la rose. Un de ses bras reposait négligemment sur sa poitrine, l’autre soutenait sa tête gracieuse. Un sourire ravissant errait sur ses lèvres ; elle rêvait peut-être, comme Ariane tendre et délaissée, que son amant veillait encore sur le sommeil de sa bien-aimée.

Gómez Arias ne pouvait s’arracher à sa contemplation. Il entendit son nom, murmuré par les lèvres de Theodora, mais ce nom n’éveilla dans son cœur aucun sentiment délicieux, car il était alors rempli des froids calculs de l’ambition ; peut-être dans ce moment le sentiment qui domina dans son esprit, fut celui qui démontrait la nécessité d’un prompt départ, de peur que sa victime ne reprît ses sens avant qu’il ne l’eût quittée.

— Lope ! mon bien-aimé ! murmura Theodora, et un doux frisson parut agiter tout son être ; elle étendit le bras, comme si elle eût voulu assurer à Gómez Arias que, endormie ou éveillée, il était l’objet de toutes ses pensées et de toutes ses affections. Cependant Don Lope resta calme pendant un moment devant la victime qu’il abandonnait, et lui disant un éternel adieu, il se mit lentement en route, sans prononcer une seule parole.


  1. Voleurs.