Gómez Arias/Tome 2/01

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 1-17).

GÓMEZ ARIAS,
ou
LES MAURES DES ALPUJARRAS.

CHAPITRE PREMIER.


L’intention est en notre pouvoir, mais les faits

ne le sont pas ; ainsi l’homme qui ose beaucoup
est capable de grandes entreprises.

est capable de grandes entreprises.Brown.

E ben degg’io, di libertade amico,
Meno la morte odiar di quella vita,
Che ricever dovrei dal mio nemico.
Che ricever dovrei dal mio Metastasio.

Nous devons maintenant rappeler l’attention de nos lecteurs sur la révolte des Maures, qui est en quelque sorte liée à notre histoire. Les quarante chefs qui avaient été élus par les rebelles de l’Albaycin réussirent à faire partager leur ressentiment aux habitans des villes et des villages qui se trouvaient dans la juridiction des Alpujarras ; leurs efforts cependant furent rarement couronnés de succès. Dans la plupart de leurs rencontres avec les Chrétiens, les Maures furent ou entièrement défaits, ou obligés de chercher leur salut dans la fuite ; néanmoins ils persévéraient dans leurs desseins. Leurs revers de fortune, au lieu de les abattre, augmentaient leur courage, en ajoutant à leur désir de vengeance.

Les rebelles avaient déjà essuyé de grandes pertes ; ils ne possédaient plus la ville de Guejar, qui, après une résistance désespérée, avait cédé aux forces réunies du comte de Tendilla, et à celles du fameux Gonzalve de Cordoue. Une grande partie des Maures qui occupaient la ville périrent en la défendant ; le reste fut passé au fil de l’épée, tandis que le château était la proie des flammes.

Quelque temps après, le Comte de Lerin se rendit maître de la forteresse et de la ville d’Andarax ; exaspéré par la résistance des habitans qui continuaient à se défendre sans aucune chance de succès, il fit mettre le feu à la mosquée où un grand nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des vieillards, des femmes et des enfans avaient cherché un refuge.

Ainsi des trois forteresses que possédaient les rebelles, Lanjaron était la seule qui restât en leur puissance, et paraissait offrir une résistance plus formidable encore ; la garnison avait pour chef El Negro, homme d’une basse origine, mais d’un courage et d’une fermeté extraordinaires.

Ces qualités et les services qu’il avait rendus dans les guerres de Grenade, lui avaient acquis la confiance de ses compatriotes, qui le choisirent pour commander le poste le plus important. C’était un homme dont les habitudes étaient simples et sévères et le caractère féroce, et qui, quoiqu’il n’eût pu se concilier les cœurs, savait commander le respect et l’obéissance de ses soldats.

Le château de Lanjaron, situé dans la vallée de Lecrin, était un poste de la plus haute importance, non seulement par ses moyens de défense, mais parcequ’il servait de refuge aux Maures des contrées adjacentes. Les troupes de l’Alcade de los Donceles et d’autres chefs, entouraient cette forteresse ; elles empêchaient les rebelles de communiquer avec les montagnes, et les avaient réduits à toutes les affreuses conséquences d’un tel abandon.

Dans cette extrémité, El Negro assembla ses troupes, et par un discours bref mais animé, essaya de les persuader de l’importance qu’il y avait à garder Lanjaron, jusqu’au moment où les autres chefs des révoltés auraient organisé leurs moyens de défense dans les Alpujarras. Ce discours fut reçu avec le plus vif enthousiasme, et pendant quelque temps les assiégés rivalisèrent à qui donnerait les preuves les plus héroïques de courage et de persévérance. Cependant comme la forteresse était entourée de tous côtés, les vivres commençaient à manquer. Pour tenter un dernier effort, les assiégés firent une sortie ; ils combattirent en désespérés, mais ils furent repoussés avec perte. Ce revers affaiblit leur résolution ; les moins courageux murmurèrent contre un essai qui les eût sauvés s’il eût réussi.

Tandis que ces symptômes de discorde se manifestaient, le cœur d’El Negro était pénétré de tristesse ; mais son maintien paraissait aussi calme que sévère ; il employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour calmer cette tempête naissante, apaisant les uns par des espérances et des promesses, et accablant des plus horribles menaces ceux qui soufflaient la révolte.

Le lendemain matin, trois têtes hideuses et dégouttantes de sang parurent fixées sur les créneaux ; mais cette juste punition ne produisit point l’effet espéré ; elle apaisa, il est vrai, les mécontens, mais ne réveilla point leur valeur ; tandis que les Chrétiens qui contemplaient cet affreux spectacle augurèrent favorablement de la cause qui avait rendu nécessaire une telle sévérité.

Le nombre des assiégés diminuait de jour en jour ; et ceux que la faim et les armes des Chrétiens épargnèrent, prirent la résolution de se rendre à discrétion. Les principaux d’entre les assiégés avaient déjà envoyé secrètement un messager au camp des Espagnols, pour traiter au nom de la garnison, et les conspirateurs s’étaient assemblés clandestinement, lorsque El Negro, qu’ils supposaient accablé de ses fatigues, parut tout-à-coup au milieu d’eux, et les jeta dans la plus grande consternation.

— Traîtres ! que veut dire cette assemblée ? s’écria El Negro d’une voix de tonnerre ; quelles sont vos intentions ?

— De capituler, répondit un des plus hardis conspirateurs, et de nous sauver par la soumission.

— Misérable ! reprit El Negro avec rage, tu ne jouiras pas du prix de ta lâcheté. Et saisissant son arme, d’un coup de son redoutable cimeterre il fendit jusqu’aux épaules la tête du traître, dont le corps roula pesamment sur la terre. Ses compagnons gardaient un silence causé par l’horreur, tandis que El Negro, dont les lèvres tremblaient de colère, jetait autour de lui des regards provocateurs et méprisans. — Allez, dit-il, indignes Musulmans ; abandonnez une cause que vous n’avez pas le courage de soutenir. Allez vivre comme des esclaves, puisque vous ne savez pas mourir comme des hommes. Était-ce donc pour que je fusse témoin de votre lâcheté que vous m’avez forcé d’être votre chef ? que j’ai abandonné Grenade, y laissant les plus chers de mes amis, et brisant tous les liens qui attachent l’homme à l’existence ? Allez, et acceptez un pardon avilissant. Je resterai seul ici pour montrer à nos amis des Alpujarras qu’il y avait à Lanjaron un véritable Maure, un seul qui sût mourir au poste où le fixait l’honneur et le devoir.

Il dit, et, saisissant l’étendard sacré et montant rapidement sur le haut de la forteresse, il se plaça parmi les trois têtes, dont les chairs exposées au soleil commençaient déjà à se décomposer et présentaient un spectacle horrible et dégoûtant. La garnison révoltée ouvrit aux Chrétiens les portes du château. El Negro, abandonné de tous ses compagnons, continuait à marcher tristement sur la plate-forme. Les Chrétiens, respectant son courage et voulant sauver sa vie, lui envoyèrent un Héraut pour l’inviter encore une fois à se rendre, déclarant qu’il avait fait son devoir, et que la mort serait le résultat d’une plus longue résistance. Il reçut ce message avec un sourire, dans lequel était mêlé autant de mépris que de désespoir ; puis, saisissant l’Adarga[1] qu’on lui présentait, et qui était un signe de paix, il le jeta dédaigneusement sur la terre et le foula sous ses pieds.

— Porte cette réponse à celui qui t’envoie, dit-il ; et croisant ses bras sur sa poitrine, il continua sa mélancolique promenade.

Les Chrétiens prirent possession du château, et le chef abandonné contempla tranquillement leur approche. L’Alcade de los Donceles, voulant faire un dernier effort pour le sauver, cria en avançant vers El Negro : — Rends-toi, Maure ; rends-toi et accepte ta grâce.

— Jamais ! répondit fièrement El Negro ; un Maure ne doit accepter aucun don de la part de ses ennemis. La mort est maintenant ma seule ressource ; mais ne vous réjouissez pas, Chrétiens : j’ai été vaincu par la trahison, et non pas par vos armes. Ne vous réjouissez pas, car nos ressources sont grandes encore, et tant que El Feri de Benastepar et Cañeri existeront, les Maures résisteront ouvertement à votre oppression.

Après avoir prononcé ces paroles, il s’élança du sommet de la tour, et son corps, tombant contre le roc, fut brisé en pièces.

La capitulation de Lanjaron et la mort d’El Negro fut pour les Maures une perte incalculable. Ils réfléchirent qu’il leur était impossible de résister aux forces supérieures des Chrétiens et à leurs meilleures troupes, soit dans des batailles rangées, soit dans des siéges réguliers. Ils résolurent donc de se renfermer dans les montagnes et de s’y défendre. Ce genre de guerre était plus convenable à leurs habitudes errantes, et mieux calculé pour harasser l’ennemi, sans courir d’aussi grands risques. Pour mettre ce plan à exécution, Benastepar, Andalla, Cañeri, et d’autres chefs, réunirent leurs forces, et assignèrent à chacun d’eux une partie des montagnes, pour la gouverner et la défendre. De cette manière, les Chrétiens furent obligés également de partager leur armée en plusieurs divisions, et de se mesurer partiellement avec les rebelles. Don Alonzo de Aguilar, qui avait réussi à forcer El Feri à la retraite, poursuivait cet avantage, et s’avançait vers Gergal, où ce chef devait se réunir à ses adhérens.

Dans le même temps, Don Antonio de Leyva, que nous avons laissé à Cadix, consolant Don Manuel de la fuite de sa fille, fut obligé de renoncer au désir de servir ce père affligé. Le devoir l’appelait à l’armée de Aguilar, qui se dirigeait, comme nous l’avons déjà dit, contre Cañeri et El Feri de Benastepar.

Les gens que Don Antonio commandait étaient déjà arrivés à Cadix, et le jeune chevalier, ne voulant pas retarder un départ que l’honneur exigeait, se disposa à prendre congé de Monteblanco. Il trouva le malheureux père plongé dans une affection plus profonde encore ; la société de Don Antonio avait été pour Monteblanco une source de consolation, et son départ navrait son cœur. Mais Don Manuel sentait la nécessité de cette séparation, et son âme était trop noble et trop généreuse pour qu’il exprimât le désir de retenir son ami.


— Allez, jeune homme, dit-il à Don Antonio, allez où la gloire vous appelle. En prononçant ces mots, le vieillard serrait Antonio dans ses bras. — Allez et montrez par votre conduite que vous étiez digne de la confiance de la Reine. Quand la renommée instruira l’Espagne de vos hauts faits, ma coupable fille éprouvera le regret d’avoir méconnu un homme si digne de son estime et de son affection.

Don Manuel s’arrêta, de tristes souvenirs l’empêchaient de poursuivre.

Señor, répondit Antonio, ne vous laissez pas accabler par le désespoir ; il s’est écoulé bien peu de temps depuis l’affreux événement que nous déplorons, et vous ne devez point encore avoir perdu l’espérance.

Dans tous les cas, vous pouvez être persuadé que vous et les vôtres aurez toujours la première place dans mon cœur. À moins que la mort ne m’arrête dans ma carrière, je veux venger votre injure si je ne puis vous apporter d’autre consolation.

En disant ces mots, Don Antonio se dégagea des bras de Don Manuel, essayant de cacher sa propre émotion, et donna le signal du départ. Il s’élança sur son léger coursier d’Arabie, et la tournure martiale des hommes qu’il commandait, le bruit des armes, la séduisante et glorieuse perspective qui se présentait à son imagination, contribuèrent à dissiper le nuage qui chargeait son front. Cependant cette séparation fut bien triste, il y avait quelque chose de pénible dans l’aspect d’un vieillard, d’un père malheureux, qui se trouvait exilé sur la terre, et privé du seul objet qui aurait pu l’attacher à la vie. Theodora, pendant sa courte entrevue avec Don Antonio, avait produit une vive impression sur le cœur de ce jeune homme ; il quittait avec regret les lieux où il croyait la laisser. Déjà les cris de ceux qui disaient adieu à la troupe de Don Antonio s’affaiblissaient par degré, et les tourelles et les clochers de Cadix étaient à peine visibles. Les guerriers commençaient à surmonter leur chagrin, et les larmes de regret qui se voyaient encore dans leurs yeux devenaient plus brillantes à mesure qu’il s’y mêlait des rayons d’espérance. Des sentimens de courage et de gloire s’emparèrent entièrement de ces cœurs, qui s’étaient, il y avait si peu de temps, abandonnés aux sentimens les plus doux et les plus tendres.

Le départ de Don Antonio porta un coup fatal aux espérances de Monteblanco. Ce vieillard regretta souvent que les infirmités de son âge l’empêchassent de saisir son épée ; mais son bras n’avait plus de force, et pour la première fois de sa vie, ce vieux cavalier, laissé sans secours, sentit amèrement que ses fils courageux avaient sacrifié leur vie pour la défense de leur patrie ; pas un seul ne restait pour soutenir l’honneur d’une maison déchue. Don Manuel était homme, et ce regret passager était naturel à un père affligé, qui ne savait plus où chercher des consolations et des avis.

Gómez Arias, qui avait insensiblement gagné l’amitié du vieillard, partit le jour suivant pour Grenade, où il n’avait plus de danger à craindre ; il était impatient de prendre son rang dans l’armée destinée à combattre les rebelles. Monteblanco trouva son empressement non seulement juste, mais recommandable, et une larme coula le long des joues du vieux cavalier lorsqu’il prit congé du séducteur de sa fille et de l’auteur de toutes ses infortunes.


  1. L’Adarga était une espèce de bouclier dont les Espagnols se servaient à cette époque. Présenter l’Adarga, c’était offrir la paix. C’était un usage auquel avaient souvent recours les personnes chargées d’une mission pour l’ennemi. Trad.