Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre III

Garnier Frères (p. 493-496).

Chapitre III - Hôtel-Dieu, Sœurs grises

Nous venons à ce moment où la religion a voulu, comme d’un seul coup et sous un seul point de vue, montrer qu’il n’y a pas de souffrances humaines qu’elle n’ose envisager ni de misère au-dessus de son amour.

La fondation de l’Hôtel-Dieu remonte à saint Landry, huitième évêque de Paris. Les bâtiments en furent successivement augmentés par le chapitre de Notre-Dame, propriétaire de l’hôpital, par saint Louis, par le chancelier Duprat et par Henri IV ; en sorte qu’on peut dire que cette retraite de tous les maux s’élargissait à mesure que les maux se multipliaient, et que la charité croissait à l’égal des douleurs.

L’hôpital était desservi dans le principe par des religieux et des religieuses sous la règle de Saint-Augustin, mais depuis longtemps les religieuses seules y sont restées. " Le cardinal de Vitry, dit Hélyot, a voulu sans doute parler des religieuses de l’hôtel-Dieu, lorsqu’il dit qu’il y en avait qui, se faisant violence, souffraient avec joie et sans répugnance l’aspect hideux de toutes les misères humaines, et qu’il lui semblait qu’aucun genre de pénitence ne pouvait être comparé à cette espèce de martyre.

" Il n’y a personne, continue l’auteur que nous citons, qui, en voyant les religieuses de l’hôtel-Dieu non seulement panser, nettoyer les malades, faire leurs lits, mais encore au plus fort de l’hiver casser la glace de la rivière qui passe au milieu de cet hôpital, et y entrer jusqu’à la moitié du corps pour laver leurs linges pleins d’ordures et de vilenies, ne les regarde comme autant de saintes victimes qui, par un excès d’amour et de charité pour secourir leur prochain, courent volontiers à la mort qu’elles affrontent, pour ainsi dire, au milieu de tant de puanteur et d’infection causées par le grand nombre des malades. "

Nous ne doutons point des vertus qu’inspire la philosophie ; mais elles seront encore bien plus frappantes pour le vulgaire, ces vertus, quand la philosophie nous aura montré de pareils dévouements. Et cependant la naïveté de la peinture d’Hélyot est loin de donner une idée complète des sacrifices de ces femmes chrétiennes : cet historien ne parle ni de l’abandon des plaisirs de la vie, ni de la perte de la jeunesse et de la beauté, ni du renoncement à une famille, à un époux, à l’espoir d’une postérité ; il ne parle point de tous les sacrifices du cœur, des plus doux sentiments de l’âme étouffés, hors la pitié qui, au milieu de tant de douleurs, devient un tourment de plus.

Eh bien, nous avons vu les malades, les mourants près de passer, se soulever sur leur couche, et, faisant un dernier effort, accabler d’injures les femmes angéliques qui les servaient. Et pourquoi ? parce qu’elles étaient chrétiennes ! Eh, malheureux ! qui vous servirait, si ce n’était des chrétiennes ? D’autres filles, semblables à celles-ci, et qui méritaient des autels, ont été publiquement fouettées, nous ne déguiserons point le mot. Après un pareil retour pour tant de bienfaits, qui eût voulu encore retourner auprès des misérables ? Qui ? elles ! ces femmes ! elles-mêmes ! Elles ont volé au premier signal, ou plutôt elles n’ont jamais quitté leur poste. Voyez ici réunies la nature humaine religieuse et la nature humaine impie, et jugez-les.

La sœur grise ne renfermait pas toujours ses vertus, ainsi que les filles de l’hôtel-Dieu, dans l’intérieur d’un lieu pestiféré ; elle les répandait au dehors comme un parfum dans les campagnes ; elle allait chercher le cultivateur infirme dans sa chaumière. Qu’il était touchant de voir une femme jeune, belle et compatissante, exercer au nom de Dieu, près de l’homme rustique, la profession de médecin ! On nous montrait dernièrement, près d’un moulin, sous des saules, dans une prairie, une petite maison qu’avaient occupée trois sœurs grises. C’était de cet asile champêtre qu’elles partaient à toutes les heures de la nuit et du jour pour secourir les laboureurs. On remarquait en elles, comme dans toutes leurs sœurs, cet air de propreté et de contentement qui annonce que le corps et l’âme sont également exempts de souillures ; elles étaient pleines de douceur, mais toutefois sans manquer de fermeté pour soutenir la vue des maux et pour se faire obéir des malades. Elles excellaient à rétablir les membres brisés par des chutes ou par ces accidents si communs chez les paysans. Mais ce qui était d’un prix inestimable, c’est que la sœur grise ne manquait pas de dire un mot de Dieu à l’oreille du nourricier de la patrie, et que jamais la morale ne trouva de formes plus divines pour se glisser dans le cœur humain.

Tandis que ces filles hospitalières étonnaient par leur charité ceux même qui étaient accoutumés à ces actes sublimes, il se passait dans Paris d’autres merveilles : de grandes dames s’exilaient de la ville et de la cour et partaient pour le Canada. Elles allaient sans doute acquérir des habitations, réparer une fortune délabrée et jeter les fondements d’une vaste propriété ? Ce n’était pas là leur but : elles allaient au milieu des forêts et des guerres sanglantes, fonder des hôpitaux pour des sauvages ennemis.

En Europe, nous tirons le canon en signe d’allégresse pour annoncer la destruction de plusieurs milliers d’hommes ; mais dans les établissements nouveaux et lointains, où l’on est plus près du malheur et de la nature, on ne se réjouit que de ce qui mérite en effet des bénédictions, c’est-à-dire des actes de bienfaisance et d’humanité. Trois pauvres hospitalières, conduites par madame de La Peltrie, descendent sur les rives canadiennes, et voilà toute la colonie troublée de joie. " Le jour de l’arrivée de personnes si ardemment désirées, dit Charlevoix, fut pour toute la ville un jour de fête ; tous les travaux cessèrent et les boutiques furent fermées. Le gouverneur reçut les héroïnes sur le rivage à la tête de ses troupes, qui étaient sous les armes, et au bruit du canon ; après les premiers compliments il les mena, au milieu des acclamations du peuple, à l’église, où le Te Deum fut chanté…

" Ces saintes filles, de leur côté, et leur généreuse conductrice, voulurent, dans le premier transport de leur joie, baiser une terre après laquelle elles avaient si longtemps soupiré, qu’elles se promettaient bien d’arroser de leurs sueurs et qu’elles ne désespéraient pas même de teindre de leur sang. Les Français mêlés avec les sauvages, les infidèles mêmes confondus avec les chrétiens, ne se lassaient point et continuèrent plusieurs jours à faire retentir tout de leurs cris d’allégresse, et donnèrent mille bénédictions à celui qui seul peut inspirer tant de force et de courage aux personnes les plus faibles. A la vue des cabanes sauvages où l’on mena les religieuses le lendemain de leur arrivée, elles se trouvèrent saisies d’un nouveau transport de joie ; la pauvreté et la malpropreté qui y régnaient ne les rebutèrent point, et des objets si capables de ralentir leur zèle ne le rendirent que plus vif : elles témoignèrent une grande impatience d’entrer dans l’exercice de leurs fonctions.

" Madame de La Peltrie, qui n’avait jamais désiré d’être riche et qui s’était faite pauvre d’un si bon cœur pour Jésus-Christ, ne s’épargnait en rien pour le salut des âmes. Son zèle la porta même à cultiver la terre de ses propres mains pour avoir de quoi soulager les pauvres néophytes. Elle se dépouilla en peu de jours de ce qu’elle avait réservé pour son usage, jusqu’à se réduire à manquer du nécessaire pour vêtir les enfants qu’on lui présentait presque nus ; et toute sa vie, qui fut assez longue, ne fut qu’un tissu d’actions les plus héroïques de la charité[1]. "

Trouve-t-on dans l’histoire ancienne rien qui soit aussi touchant, rien qui fasse couler des larmes d’attendrissement aussi douces, aussi pures ?

  1. Hist. de la Nouv.-France, liv. V, p. 207, t, 1, in-4 o. (N.d.A.)