Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre II

Garnier Frères (p. 488-492).

Chapitre II - Hôpitaux

La charité, vertu absolument chrétienne et inconnue des anciens, a pris naissance dans Jésus-Christ ; c’est la vertu qui le distingua principalement du reste des mortels, et qui fut en lui le sceau de la rénovation de la nature humaine. Ce fut par la charité, à l’exemple de leur divin Maître, que les apôtres gagnèrent si rapidement les cœurs et séduisirent saintement les hommes.

Les premiers fidèles, instruits dans cette grande vertu, mettaient en commun quelques deniers pour secourir les nécessiteux, les malades et les voyageurs : ainsi commencèrent les hôpitaux. Devenue plus opulente, l’Église fonda pour nos maux des établissements dignes d’elle. Dès ce moment les œuvres de miséricorde n’eurent plus de retenue : il y eut comme un débordement de la charité sur les misérables, jusque alors abandonnés sans secours par les heureux du monde. On demandera peut-être comment faisaient les anciens, qui n’avaient point d’hôpitaux ? Ils avaient pour se défaire des pauvres et des infortunés deux moyens que les chrétiens n’ont pas : l’infanticide et l’esclavage.

Les maladreries ou léproseries de Saint-Lazare semblent avoir été en Orient les premières maisons de refuge. On y recevait ces lépreux qui, renoncés de leurs proches, languissaient aux carrefours des cités, en horreur à tous les hommes. Ces hôpitaux étaient desservis par des religieux de l’ordre de Saint-Basile.

Nous avons dit un mot des Trinitaires, ou des pères de la Rédemption des captifs. Saint Pierre de Nolasque en Espagne imita saint Jean de Matha en France. On ne peut lire sans attendrissement les règles austères de ces ordres. Par leur première constitution, les trinitaires ne pouvaient manger que des légumes et du laitage. Et pourquoi cette vie rigoureuse ? Parce que plus ces pères se privaient des nécessités de la vie, plus il restait de trésors à prodiguer aux barbares ; parce que s’il fallait des victimes à la colère céleste, on espérait que le Tout-Puissant recevrait les expiations de ces religieux en échange des maux dont ils délivraient les prisonniers.

L’ordre de la Merci donna plusieurs saints au monde. Saint Pierre Pascal, évêque de Jaën, après avoir employé ses revenus au rachat des captifs et au soulagement des pauvres, passa chez les Turcs, où il fut chargé de fers. Le clergé et le peuple de son église lui envoyèrent une somme d’argent pour sa rançon. " Le saint, dit Hélyot, la reçut avec beaucoup de reconnaissance ; mais, au lieu de l’employer à se procurer la liberté, il en racheta quantité de femmes et d’enfants dont la faiblesse lui faisait craindre qu’ils n’abandonnassent la religion chrétienne, et il demeura toujours entre les mains de ces barbares, qui lui procurèrent la couronne du martyre en 1300. "

Il se forma aussi dans cet ordre une congrégation de femmes qui se dévouaient au soulagement des pauvres étrangères. Une des fondatrices de ce tiers ordre était une grande dame de Barcelone, qui distribua son bien aux malheureux ; son nom de famille s’est perdu, elle n’est plus connue aujourd’hui que par le nom de Marie du Secours, que les pauvres lui avaient donné.

L’ordre des religieuses pénitentes, en Allemagne et en France, retirait du vice de malheureuses filles exposées à périr dans la misère après avoir vécu dans le désordre. C’était une chose tout à fait divine de voir la religion, surmontant ses dégoûts par un excès de charité, exiger jusqu’aux preuves du vice, de peur qu’on ne trompât ses institutions et que l’innocence, sous la forme du repentir, n’usurpât une retraite qui n’était pas établie pour elle. " Vous savez, dit Jehan Simon, évêque de Paris, dans les constitutions de cet ordre, qu’aucunes sont venues à nous qui étaient vierges…, à la suggestion de leurs mères et parents, qui ne demandaient qu’à s’en défaire : ordonnons que si aucune voulait entrer en votre congrégation, elle soit interrogée, etc. "

Les noms les plus doux et les plus miséricordieux servaient à couvrir les erreurs passées de ces pécheresses. On les appelait les filles du Bon Pasteur, ou les filles de la Madeleine, pour désigner leur retour au bercail et le pardon qui les attendait. Elles ne prononçaient que des vœux simples ; on tâchait même de les marier quand elles le désiraient, et on leur assurait une petite dot. Afin qu’elles n’eussent que des idées de pureté autour d’elles, elles étaient de blanc, d’où on les nommait aussi filles blanches. Dans quelques villes on leur mettait une couronne sur la tête et l’on chantait Veni, sponsa Christi : " Venez épouse du Christ. " Ces contrastes étaient touchants, et cette délicatesse bien digne d’une religion qui sait secourir sans offenser et ménager les faiblesses du cœur humain, tout en l’arrachant à ses vices. A l’hôpital du Saint-Esprit, à Rome, il est défendu de suivre les personnes qui déposent les orphelins à la porte du Père-Universel.

Il y a dans la société des malheureux qu’on n’aperçoit pas, parce que, descendus de parents honnêtes, mais indigents, ils sont obligés de garder les dehors de l’aisance dans les privations de la pauvreté ; il n’y a guère de situation plus cruelle : le cœur est blessé de toutes parts, et pour peu qu’on ait l’âme élevée, la vie n’est qu’une longue souffrance. Que deviendront les malheureuses demoiselles nées dans de telles familles ? Iront-elles chez des parents riches et hautains se soumettre à toutes sortes de mépris, ou embrasseront-elles des métiers que les préjugés sociaux et leur délicatesse naturelle leur défendent ? La religion a trouvé le remède. Notre-Dame de Miséricorde ouvre à ces femmes sensibles ses pieuses et respectables solitudes. Il y a quelques années que nous n’aurions osé parler de Saint-Cyr, car il était alors convenu que de pauvres filles nobles ne méritaient ni asile ni pitié.

Dieu a différentes voies pour appeler à lui ses serviteurs. Le capitaine Caraffa sollicitait à Naples la récompense des services militaires qu’il avait rendus à la couronne d’Espagne. Un jour, comme il se rendait au palais, il entre par hasard dans l’église d’un monastère. Une jeune religieuse chantait ; il fut touché jusqu’aux larmes de la douceur de sa voix : il jugea que le service de Dieu doit être plein de délices, puisqu’il donne de tels accents à ceux qui lui ont consacré leurs jours. Il retourne à l’instant chez lui, jette au feu ses certificats de service, se coupe les cheveux, embrasse la vie monastique, et fonde l’ordre des Ouvriers pieux, qui s’occupe en général du soulagement des infirmités humaines. Cet ordre fit d’abord peu de progrès, parce que, dans une peste qui survint à Naples, les religieux moururent tous en assistant les pestiférés, à l’exception de deux prêtres et de trois clercs.

Pierre de Bétancourt, frère de l’ordre de Saint-François, étant à Guatimala, ville et province de l’Amérique espagnole, fut touché du sort des esclaves qui n’avaient aucun lieu de refuge pendant leurs maladies. Ayant obtenu par aumône le don d’une chétive maison où il tenait auparavant une école pour les pauvres, il bâtit lui-même une espèce d’infirmerie, qu’il recouvrit de paille, dans le dessein d’y retirer les esclaves qui manquaient d’abri. Il ne tarda pas à rencontrer une femme nègre, estropiée, abandonnée par son maître. Aussitôt le saint religieux charge l’esclave sur ses épaules, et, tout glorieux de son fardeau, il le porte à cette méchante cabane qu’il appelait son hôpital. Il allait courant toute la ville afin d’obtenir quelques secours pour sa négresse. Elle ne survécut pas longtemps à tant de charité, mais en répandant ses dernières larmes elle promit à son gardien des récompenses célestes, qu’il a sans doute obtenues.

Plusieurs riches, attendris par ses vertus, donnèrent des fonds à Bétancourt, qui vit la chaumière de la femme nègre se changer en un hôpital magnifique. Ce religieux mourut jeune ; l’amour de l’humanité avait consumé son cœur. Aussitôt que le bruit de son trépas se fut répandu, les pauvres et les esclaves se précipitèrent à l’hôpital pour voir encore une fois leur bienfaiteur. Ils baisaient ses pieds, ils coupaient des morceaux de ses habits ; ils l’eussent déchiré pour en emporter quelques reliques, si l’on n’eût mis des gardes à son cercueil. On eut cru que c’était le corps d’un tyran qu’on défendait contre la haine des peuples, et c’était un pauvre moine qu’on dérobait à leur amour.

L’ordre du frère Bétancourt se répandit après lui ; l’Amérique entière se couvrit de ses hôpitaux, desservis par des religieux qui prirent le nom de Bethléémites. Telle était la formule de leurs vœux : " Moi, frère.., je fais vœu de pauvreté, de chasteté et d’hospitalité et m’oblige de servir les pauvres convalescents, encore bien qu’ils soient infidèles et attaqués de maladies contagieuses[1]. "

Si la religion nous a attendus sur le sommet des montagnes, elle est aussi descendue dans les entrailles de la terre, loin de la lumière du jour, afin d’y chercher des infortunés. Les frères Bethléémites ont des espèces d’hôpitaux jusqu’au fond des mines du Pérou et du Mexique. Le christianisme s’est efforcé de réparer au Nouveau-Monde les maux que les hommes y ont faits, et dont on l’a si injustement accusé d’être l’auteur. Le docteur Robertson, Anglais, protestant et même ministre presbytérien, a pleinement justifié sur ce point l’Église romaine : " C’est avec plus d’injustice encore, dit-il, que beaucoup d’écrivains ont attribué à l’esprit d’intolérance de la religion romaine la destruction des Américains, et ont accusé les ecclésiastiques espagnols d’avoir excité leurs compatriotes à massacrer ces peuples innocents comme des idolâtres et des ennemis de Dieu. Les premiers missionnaires, quoique simples et sans lettres, étaient des hommes pieux ; ils épousèrent de bonne heure la cause des Indiens, et défendirent ce peuple contre les calomnies dont s’efforcèrent de le noircir les conquérants, qui le représentaient comme incapable de se former jamais à la vie sociale et de comprendre les principes de la religion, et comme une espèce imparfaite d’hommes que la nature avait marquée du sceau de la servitude. Ce que j’ai dit du zèle constant des missionnaires espagnols pour la défense et la protection du troupeau commis à leurs soins les montre sous un point de vue digne de leurs fonctions ; ils furent des ministres de paix pour les Indiens, et s’efforcèrent toujours d’arracher la verge de fer des mains de leurs oppresseurs. C’est à leur puissante médiation que les Américains durent tous les règlements qui tendaient à adoucir la rigueur de leur sort. Les Indiens regardent encore les ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers, dans les établissements espagnols, comme leurs défenseurs naturels, et c’est à eux qu’ils ont recours pour repousser les exactions et les violences auxquelles ils sont encore exposés[2]. "

Le passage est formel, et d’autant plus décisif, qu’avant d’en venir à cette conclusion le ministre protestant fournit les preuves qui ont déterminé son opinion. Il cite les plaidoyers des Dominicains pour les Caraïbes, car ce n’était pas Las Casas seul qui prenait leur défense ! c’était son ordre entier, et le reste des ecclésiastiques espagnols. Le docteur anglais joint à cela les bulles des papes, les ordonnances des rois, accordées à la sollicitation du clergé, pour adoucir le sort des Américains et mettre un frein à la cruauté des colons.

Au reste, le silence que la philosophie a gardé sur ce passage de Robertson est bien remarquable. On cite tout de cet auteur, hors le fait qui présente sous un jour nouveau la conquête de l’Amérique et qui détruit une des plus atroces calomnies dont l’histoire se soit rendue coupable. Les sophistes ont voulu rejeter sur la religion un crime que non seulement la religion n’a pas commis, mais dont elle a eu horreur : c’est ainsi que les tyrans ont souvent accusé leur victime [NOTE 37].

  1. Hélyot, t. III, p. 366. (N.d.A.)
  2. Hist. de l’Amérique, t. IV, liv. VIII, p. 142-3, trad. franç., édit. in-8 o, 1780. (N.d.A.)