Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre IV

Chapitre IV - Enfants-Trouvés, Dames de la Charité, Traits de bienfaisance

Il faut maintenant écouter un moment saint Justin le Philosophe. Dans sa première apologie adressée à l’empereur, il parle ainsi :

" On expose les enfants sous votre empire. Des personnes élèvent ensuite ces enfants pour les prostituer. On ne rencontre par toutes les nations que des enfants destinés aux plus exécrables usages et qu’on nourrit comme des troupeaux de bêtes ; vous levez un tribut sur ces enfants…, et toutefois ceux qui abusent de ces petits innocents, outre le crime qu’ils commettent envers Dieu, peuvent par hasard abuser de leurs propres enfants… Pour nous autres chrétiens, détestant ces horreurs, nous ne nous marions que pour élever notre famille, ou nous renonçons au mariage pour vivre dans la chasteté[1]. "

Voilà donc les hôpitaux que le polythéisme élevait aux orphelins. O vénérable Vincent de Paul ! où étais-tu ? où étais-tu, pour dire aux dames de Rome, comme à ces pieuses Françaises qui t’assistaient dans tes œuvres : " Or sus, mesdames, voyez si vous voulez délaisser à votre tour ces petits innocents, dont vous êtes devenues les mères selon la grâce, après qu’ils ont été abandonnés par leur mère selon la nature ? " Mais c’est en vain que nous demandons l’homme de miséricorde à des cultes idolâtres.

Le siècle a pardonné le christianisme à saint Vincent de Paul ; on a vu la philosophie pleurer à son histoire. On sait que, gardien de troupeaux, puis esclave à Tunis, il devint un prêtre illustre par sa science et par ses œuvres ; on sait qu’il est le fondateur de l’hôpital des Enfants-Trouvés, de celui des Pauvres-Vieillards, de l’hôpital des Galériens de Marseille, du collège des prêtres de la Mission, des confréries de charité dans les paroisses, des compagnies de dames pour le service de l’hôtel-Dieu, des filles de la charité, servantes des malades, et enfin des retraites pour ceux qui désirent choisir un état de vie et qui ne sont pas encore déterminés. Où la charité va-t-elle prendre toutes ses institutions, toute sa prévoyance !

Saint Vincent de Paul fut puissamment secondé par Mlle Legras, qui, de concert avec lui, établit les Sœurs de la Charité. Elle eut aussi la direction de l’hôpital du nom de Jésus, qui, d’abord fondé pour quarante pauvres, a été l’origine de l’hôpital général de Paris. Pour emblème et pour récompense d’une vie consumée dans les travaux les plus pénibles, Mlle Legras demanda qu’on mît sur son tombeau une petite croix avec ces mots : Spes mea. Sa volonté fut faite.

Ainsi de pieuses familles se disputaient, au nom du Christ, le plaisir de faire du bien aux hommes. La femme du chancelier de France et Mme Fouquet étaient de la congrégation des Dames de la Charité. Elles avaient chacune leur jour pour aller instruire et exhorter les malades, leur parler des choses nécessaires au salut d’une manière touchante et familière. D’autres dames recevaient les aumônes, d’autres avaient soin du linge, des meubles, des pauvres, etc. Un auteur dit que plus de sept cents calvinistes rentrèrent dans le sein de l’Église romaine parce qu’ils reconnurent la vérité de sa doctrine dans les productions d’une charité si ardente et si étendue. Saintes dames de Miramion, de Chantal, de La Peltrie, de Lamoignon, vos œuvres ont été pacifiques ! Les pauvres ont accompagné vos cercueils ; ils les ont arrachés à ceux qui les portaient pour les porter eux-mêmes ; vos funérailles retentissaient de leurs gémissements, et l’on eût cru que tous les cœurs bienfaisants étaient passés sur la terre parce que vous veniez de mourir.

Terminons par une remarque essentielle cet article des institutions du christianisme en faveur de l’humanité souffrante [NOTE 38]. On dit que sur le mont Saint-Bernard un air trop vif use les ressorts de la respiration, et qu’on y vit rarement plus de dix ans : ainsi, le moine qui s’enferme dans l’hospice peut calculer à peu près le nombre de jours qu’il restera sur la terre ; tout ce qu’il gagne au service ingrat des hommes, c’est de connaître le moment de la mort, qui est caché au reste des humains. On assure que presque toutes les filles de l’hôtel-Dieu ont habituellement une petite fièvre qui les consume et qui provient de l’atmosphère corrompue où elles vivent ; les religieux qui habitent les mines du Nouveau-Monde, au fond desquelles ils ont établi des hospices dans une nuit éternelle pour les infortunés Indiens, ces religieux abrègent aussi leur existence ; ils sont empoisonnés par la vapeur métallique ; enfin, les Pères qui s’enferment dans les bagnes pestiférés de Constantinople se dévouent au martyre le plus prompt.

Le lecteur nous le pardonnera si nous supprimons ici les réflexions ; nous avouons notre incapacité à trouver des louanges dignes de telles œuvres : des pleurs et de l’admiration sont tout ce qui nous reste. Qu’ils sont à plaindre, ceux qui veulent détruire la religion et qui ne goûtent pas la douceur des fruits de l’Evangile ! " Le stoïcisme ne nous a donné qu’un Epictète, dit Voltaire, et la philosophie chrétienne forme des milliers d’Epictètes qui ne savent pas qu’ils le sont et dont la vertu est poussée jusqu’à ignorer leur vertu même[2]. "

  1. S. Justini Oper., 1742, p. 60 et 61. (N.d.A.)
  2. Corresp. gén., t, III, p. 222. (N.d.A.)