Fusains et eaux-fortes/Utilité de la poésie

G. Charpentier (p. 209-215).


UTILITÉ DE LA POÉSIE


Il est bien convenu que le siècle n’est pas poétique, que les vers ne se vendent pas, et qu’il faut être enragé ou provincial pour en faire. Tout article sur un volume de poésie doit forcément commencer par des doléances ou des lamentations. Les critiques d’ailleurs n’aiment guère les poètes, et ils aiment encore moins les vers. Il est fort commode, en effet, de déprécier une chose que l’on ne comprend pas, cela vous pose sur un pied respectable et donne une haute idée de votre mérite ; car quelques personnes ont encore la bonhomie de croire à ces grands airs et de s’y laisser tromper, et peu de gens songent à prier ces renards du feuilleton de se retourner et de faire voir leur queue. L’objection que les vers ne se vendent pas me paraît tout à fait sans importance et ne prouve rien contre leur excellence. Les plus belles choses ne se vendent ni-ne s’achètent. L’amour, la beauté et la lumière ne se trouvent heureusement pas dans les boutiques. Au reste, aucun livre ne se vend ; les personnes les mieux nées ne rougissent pas d’envoyer louer des livres que leurs laquais n’osent qu’à peine rapporter avec un double gant ; des livres graisseux, tachés d’huile et de suif, sentant le comptoir et la cuisine, où chaque page porte l’empreinte d’un pouce qui n’a jamais été lavé, et les remarques stupides ou obscènes de quelque sergent de ville bel esprit et littérateur. C’est une honte. De belles et grandes dames, avec leurs mains charmantes aux doigts effilés, aux ongles roses qui n’ont jamais touché rien de rude et de grossier, feuillettent et manient sans crainte cette affreuse saleté qu’on appelle un roman nouveau !… En vérité, il ne serait pas superflu de présenter l’aiguière après la lecture comme après le repas. En Angleterre, les femmes de chambre seules s’approvisionnent aux cabinets de lecture. Si l’on veut un livre, on prend le nom et l’adresse du libraire et on l’envoie acheter. Et personne n’oserait avoir sur sa table un de ces volumes honteusement crasseux qui déshonorent les guéridons et les consoles des plus riches salons de France.

Un pareil état de choses est doublement nuisible sous le rapport de l’hygiène et de la littérature ; car, il ne faut pas se le dissimuler, grâce au cabinet de lecture, l’hôtet de Rambouillet est passé à l’office. Les cuisinières forment la plus grande partie de la clientèle des cabinets de lecture ; les portières forment l’autre, mais elles sont en général d’un goût moins dédaigneux et n’ont pas, à beaucoup près, autant d’influence. Si les vers ne se vendent pas, c’est que la cuisinière, semblable par ce côté au critique, ne peut pas souffrir les vers, parce que cela est trop frivole et n’a pas de suite. Quant à moi, je suis là-dessus de l’avis d’un jeune poète qui a fait de la charmante prose :

C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas :
J’aime surtout les vers, cette langue immortelle ;
Mais je l’aime à la rage ; elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, qu’elle est limpide et belle,
Que te monde l’entend et ne la parle pas.[1]


Que les vers se vendent ou ne se vendent pas, que le temps soit à la poésie ou non, toujours est-il que le nombre des poètes va toujours en s’augmentant.

Quoi qu’on dise et qu’on fasse, il y aura toujours des poètes. Le besoin d’exprimer ses idées d’une manière rythmique est inné chez l’homme, et dans dans toutes les littératures le vers a précède la prose, quoique le procédé contraire paraisse d’abord plus naturel ; avant l’invention de l’imprimerie et la propagation de l’écriture, il n’y avait que des poètes. La forme inflexible du vers, dont on ne peut déranger une seule syllabe sans en détruire complètement l’harmonie, se gravait plus profondément dans les mémoires et conservait beaucoup mieux ce qu’on lui confiait. Un distique passait par vingt bouches et ne subissait aucune variante ou interpolation, ce qui serait invariablement arrivé à une phrase de prose, si artistement combinée qu’elle fût. Puis, outre ces raisons, le plaisir qui résulte de l’harmonie et de la difficulté vaincue est très réel et très grand. Tous les utopistes à grand jargon, les économistes saint-simoniens, phalanstériens, palingénésiques, mystagogues, et tels autres gâcheurs de néologismes et de mauvais français, auront beau crier à l’inutilité et à la folie contre les poètes, ils n’empêcheront personne de faire rimer amour et jour. Inutilité pour inutilité, et folie pour folie, il vaut encore mieux des poètes. Watt, l’inventeur des bateaux à vapeur, n’est pas, à beaucoup près, un aussi grand génie que le rapsode Homère. Les Chinois, ce peuple de porcelaine et de vieux laques, qui, sous un extérieur étrangement bariolé, cache un sens exquis et une philosophie profonde, tirent des coups de canon sur les bateaux à vapeur, prétendant que c’est une invention barbare et indécente ; ils ont raison, le bateau à vapeur, c’est la prose ; le bateau à voiles, c’est la poésie. Le bateau à vapeur, noir, massif, construit entièrement en fer, sans banderoles ni pavillon, sans ces larges ailes de toile qui se gonflent si gracieusement au vent, avec sa forge et ses tuyaux de tôle vomissant une fumée fétide, affreux à voir, mais allant vite et loin, portant beaucoup et tirant peu d’eau, ne dépendant pas du caprice du ciel et de la brise, monté par des forgerons et non par des matelots, ne ressemble-t-il pas exactement à la prose, toujours prête à porter ce qu’on veut où l’on veut, avec sûreté et en peu de temps, le tout à bon marché ? Le vaisseau, guidé par une intelligence et non par une machine, attendant comme une inspiration le souffle d’en haut pour partir ; le vaisseau, sous toutes ses voiles, fendant la mer comme un cygne gigantesque, et cousant à ses flancs polis un feston d’écume argentée, n’est-il pas la symbolisation parfaite de la poésie ? Le vaisseau a l’air d’un oiseau qui vole le bateau à vapeur, pataugeant dans l’eau avec ses palettes, a l’air d’un chien qui se noie ou d’un moulin emporté par une inondation. Par suite de la tolérance qui m’est naturelle, je consens néanmoins à ce que messieurs les commis voyageurs commerciaux ou littéraires, dont le temps est si précieux, s’engrènent dans les rails des chemins de fer et transportent leurs échantillons et leur stupidité d’un endroit à un autre avec la plus grande vitesse possible ; mais, pour Dieu, qu’il soit permis de s’en aller à petits pas en suivant la pente de sa rêverie, le tong des rivières, à travers les bois et les prairies, s’arrêtant pour cueillir une marguerite emperlée de rosée ou écouter siffler un merle, quittant la grande route pour les petits sentiers et n’en prenant qu’à son aise. Faites de la prose, mais laissez faire des vers ; plantez des pommes de terre Rohan, mais n’arrachez pas les tulipes nourrissez des oies, mais ne tordez pas le cou aux rossignols, et souvenez-vous que le gros Martin Luther disait familièrement : Celui qui n’aime pas le vin, la musique et les femmes, celui-là est un sot et le sera sa vie durant ; avec toutes vos prétentions, vous êtes incomplets, et vous ne comprenez qu’une moitié de l’homme. Vous croyez que le bonheur consiste en biftecks cuits à point et en bonnes lois électorales. J’estime fort ces choses, mais le confort ne suffit pas ; et à toute organisation d’élite il faut l’art, il faut la beauté, il faut la forme ! C’est le vêtement que Dieu a filé de ses mains pour habiller la nudité du monde. Cette querelle n’est pas neuve malheureusement, et ce n’est pas d’aujourd’hui que les mathématiciens demandent, en lisant Racine, qu’est-ce que cela prouve ? On ne peut pas exiger des sourds qu’ils se plaisent à la musique, et les aveugles-nés peuvent disserter fort agréablement sur la superfluité ou la non-existence du coloris.

(Musée des familles. Janvier 1842.)
  1. Namouna, par Alfred de Musset, paru en 1832 dans Un
    spectacle dans un fauteuil (daté 1833).