Fusains et eaux-fortes/La Turquie, par Camille Rogier

G. Charpentier (p. 219-226).


PRÉFACE

POUR LA TURQUIE

DE CAMILLE ROGIER


Si jamais quelque chose a ressemblé à un récit des Mille et une Nuits, si une cité de la terre peut réaliser cet idéal féerique que l’Europe a peine à concevoir, mais que l’Orient accepte sans peine, c’est Constantinople, à son premier aspect, quand on arrive par le Bosphore.

On dirait d’une immense décoration, et en cela on ne se tromperait pas tout à fait ; il suffit de mettre le pied sur ce rivage étrange, de gravir ces rues étroites et montueuses, d’aborder ces palais fragiles, pour se convaincre qu’il n’y a là, en effet, qu’une perspective d’opéra.

Mais faut-il nier l’impression d’un spectacle sublime, parce qu’on est admis à en visiter les coulisses poudreuses ? Les Turcs ont évidemment le sentiment du pittoresque ; seulement ils sont pressés de jouir et ne construisent pas pour la postérité : les mosquées et les tombeaux sont destinés à lutter contre le temps ; mais la maison d’un Turc ne doit pas durer plus que lui. Il campe plutôt qu’il n’habite. Les palais mêmes des sultans, surtout dans les parties modernes, sont construits en bois. Les marbres précieux de l’Asie et de l’Archipel ne leur ont fourni que des colonnes.

Aucune ville ne gagne davange à être peinte, et aucune aussi n’offre plus de contrastes à l’observateur sérieux. Cette grandeur apparente, cette magnificence éphémère, il appartient à l’Europe de les recueillir et de les fixer à jamais dans le domaine des arts. Si tout cela doit s’abîmer quelque jour au coup de sifflet d’un machiniste inconnu, si le temps seul, ce qui d’ailleurs ne peut manquer, en efface les traits fugitifs, nous conserverons du moins précieusement l’image d’une splendeur qui n’a point d’égale et les fantaisies riches et variées d’une population la plus étrange et la plus poétique qui fut jamais.

Car, si la ville a des aspects merveilleux, la foule qui l’habite offre d’étonnantes ressources au crayon de l’artiste, des tons éclatants à son pinceau ; l’intérieur de ces maisons trompeuses a des mystères et des trésors que l’Europe connaît à peine, si curieuse qu’elle en soit. Beaucoup de peintres ont pu rendre l’effet bizarre et chatoyant des rues, des places et des bazars encombrés d’une foule bariolée, les scènes calmes et pittoresques des cimetières ombragés de cyprès, les frais paysages de la côte d’Asie ; mais aucun jusqu’ici n’avait pénétré dans la vie intime de l’Orient, surpris les costumes des femmes, qui ne se montrent au dehors qu’affublées d’un vêtement uniforme et disgracieux. Nul n’avait pu saisir les physionomies charmantes et variées des habitantes du harem.

Un séjour de plusieurs années, des relations étendues et une série de circonstances favorables ont mis M. Camille Rogier en position de voir et d’étudier des détails de mœurs et de costumes qui avaient échappé à la plupart des touristes ; il a pu faire aussi dans les villes de l’Asie Mineure des voyages pénibles, et souvent dangereux, dont l’art et l’histoire profiteront ; car mille traits caractéristiques de mœurs, d’architecture et de costume ne se retrouveront bientôt plus que dans les pages de ce livre. Les barbaries s’en vont, emportant avec elles toutes les splendeurs d’un monde plus préoccupé du beau que du commode.

Ainsi, tour à tour, on verra passer, en feuilletant ce recueil, toutes les scènes de la vie mystérieuse et contemplative de l’Orient. Les Européens parlent beaucoup de poésie, les Orientaux la mettent en action. A peine débarqué à cette échelle de Top-Khané qui forme le frontispice, vous êtes déjà en pleine couleur locale ; vous donnez un dernier regard aux caidjis, dont les vêtements brodés et les chemises de soie à manches flottantes brillent sous un rayon de soleil ; et, dès les premiers pas que vous faites dans une de ces étroites ruelles, vous vous trouvez au milieu d’une population fourmillante d’Arméniens, de Grecs, de Juifs, de Tartares, de Circassiens, de Turcs d’Europe et d’Asie, d’Albanais, d’Ioniens, de Persans et d’Arabes, vrai bal travesti en plein jour, Babel d’idiomes, où le cardinal Mezzofanti trouverait des interlocuteurs pour toutes les langues qu’il sait. Vous êtes coudoyés par les hamals, qui vous crient : gare ! forcés de vous coller contre le mur par le cheval lancé au galop d’un chef arnaute qui passe, étincelant de dorures et d’armes précieuses ; tout en marchant, vous voyez dans les boutiques des barbiers les croyants qui se font raser la tête et tailler la barbe, antithèse complète des habitudes européennes ; le café où l’on vient fumer le narguilé et la chibouque au son d’un orchestre chevrotant composé de trois Valaques nasillards. Plus loin, c’est un couvent de derviches, avec leurs cônes de feutre gris sur la tête, qui d’un air béat égrènent leur chapelet ; ici, les boutiques de pâtissier vous offrent leurs sorbets à la neige, leurs crèmes au caramel et leurs délicieux gâteaux à la pistache ; là, les fritures grésillent dans la poêle, les fruitiers enfoncent le couteau dans la chair rose de la pastèque, et étalent des légumes étranges. Maintenant c’est un santon qui magnétise un malade dans la rue ou exorcise un possédé. Tout d’un coup, cette foule pressée s’ouvre et se range, des eunuques à cheval distribuent des coups de bâton à droite et à gauche ; ils précèdent un vaste arabas doré, traîné par des bœufs, enfermant tout un harem qui va se divertir aux eaux douces d’Europe ou à celles d’Asie ; ou bien c’est un convoi de l’Église grecque ayant en tête des popes couronnés comme des empereurs du Bas-Empire, à moins que ce ne soit le sultan lui-même, faisant à cheval son pèlerinage du vendredi à une des mosquées de la ville, accompagné d’officiers à la poitrine constellée d’ordres de diamants.

Si, pénétrant plus loin, vous arrivez au centre de Stamboul, vous vous engagez dans une sorte de ville souterraine aux passages voûtés, aux murailles épaisses, aux galeries sombres, à travers une architecture massive et trapue qui rappelle le style byzantin. Vous voilà au grand bazar, l’entrepôt des richesses du monde. On ne saurait imaginer un coup d’œil plus splendide ; c’est un ruissellement de pierreries aux folles bluettes, aux phosphorescences soudaines, un amas de brocarts d’or et d’argent dont les plis raccrochent la lumière, d’armes damasquinées de formes bizarres et d’un travail merveilleux qui jettent des éclairs du fond de l’ombre, tout ce qu’a pu réaliser le luxe d’un peuple qui trouve les contes de fées vraisemblables.

En sortant des bazars, vous rencontrez à chaque pas des mosquées blanches et silencieuses dont les dômes et les minarets s’élèvent hardiment du milieu de leurs touffes de platanes séculaires et frappent l’imagination par leur masse imposante ; des bains surmontés de coupoles, où les hommes et les femmes viennent, à diverses heures, livrer leur corps aux délices du massage ; des fontaines de marbre blanc aux grillages dorés, fondations pieuses de bons musulmans.

Au cœur de la ville, le vieux sérail dresse ses hautes et sombres murailles, tandis que le nouveau fait une pointe dans la mer, en brodant de riants jardins les vieux remparts des Paléologues. A l’autre extrémité, le château des Sept-Tours et l’aqueduc de Valens terminent la perspective de cette langue de terre, comprise entre la Corne d’Or et la mer de Marmara.

N’est-ce pas là un théâtre merveilleusement bien disposé pour les personnages qui vont défiler devant vos yeux ! Plus heureux que le simple voyageur, vous verrez, grâce à M. Camille Rogier, ce qui échappe aux investigations du touriste : ces fleurs parfumées du harem, ces visages blancs et délicats, que le soleil n’a jamais flétris et qui ont bien voulu déposer leur voile devant notre peintre. Beaucoup de gens pourront être surpris de la tournure et du style de certains de ces costumes, différents, sur bien des points, des idées que nous nous sommes faites à cet endroit. L’Orient n’est pas, à beaucoup près, aussi immuable qu’on veut bien le croire. Constantinople a ses modes comme Paris. Dans l’oisiveté du harem, l’imagination des femmes travaille ; à quoi peut penser une femme qui rêve, française ou turque ? A sa toilette. Ces rêveries se traduisent en toutes sortes de caprices de coupe, de couleur, gracieux, charmants ou bizarres, que le crayon de l’artiste a saisis avec bonheur. Son recueil vous les montrera, l’été, se répandant sous les ombrages, dans les jardins, dans les kiosques au bord du Bosphore, assises sur des tapis, à l’ombre des gigantesques platanes ou des cyprès verts et robustes qui couronnent les hauteurs où s’assied magnifiquement le faubourg de Péra, savourant la fraîcheur des brises qui viennent de la mer Noire ; l’hiver, à demi couchées autour du Tendour, se livrant à des causeries familières, écoutant des récits merveilleux, sous le double charme de la vapeur du tombach et du parfum des cassolettes.

Toutes ces beautés ont été rendues par M. Rogier avec une grâce et une délicatesse qui n’excluent pas la science et la largeur de l’effet. Ne voyez pas ici de frivoles croquis, où l’art est sacrifié à une vaine élégance ; c’est une œuvre sévèrement conçue, exécutée avec amour et conscience, et dans un but d’utilité générale. Chaque planche est à la fois un tableau et un document que l’on peut consulter en toute certitude ; pas un seul coup de crayon n’est donné au hasard ; où l’homme du monde verra une tête gracieuse comme une vignette de keepsake, le connaisseur une figure bien posée et bien dessinée, l’artiste trouvera des renseignements précieux, le voyageur des détails qui le charmeront par leur exactitude ; le poète et l’historien trouveront aussi leur profit à consulter cette rare et curieuse collection ; résumé des observations et du travail de quatre ans, et qui, au mérite du dessin, joint celui de satisfaire un des rêves de l’imagination européenne, toujours préoccupée des mystères impénétrables du harem[1].

Décembre 1846.




  1. L’auteur n’avait encore visité ni Constantinople ni l’Orient lorsqu’il écrivit ces pages remarquables.