Fusains et eaux-fortes/Illustrations de Paul et Virginie

G. Charpentier (p. 199-205).



ILLUSTRATIONS

DE PAUL ET VIRGINIE


Qui n’a pas lu Paul et Virginie, la seule églogue que la poésie moderne puisse opposer aux charmantes naïvetés de Longus et de Théocrite ? Qui n’en garde le souvenir doux et parfumé entre les plus chères réminiscences de première jeunesse ? Si blasés que nous soyons par l’abus de la littérature alcoolique, les drames au vitriol et les romans de haut poivre, il n’est aucun de nous qui n’ait laissé tomber de ses yeux, secs aujourd’hui, une larme brûlante à l’endroit du naufrage du Saint-Géran.

Robinson Crusoé, Paul et Virginie sont deux romans humains impérissables, éternels ; chaque génération nouvelle les dévore avec une avidité renaissante. Robinson est plus particulièrement le roman de l’enfance, Paul et Virginie celui de l’adolescence. Tout le monde a fait une île déserte dans le jardin de son père et s’est promené fièrement sous l’ombrelle de sa sœur où le parapluie de sa tante. Robinson remue dans les jeunes cerveaux ces idées d’indépendance et de vie sauvage innées chez l’hômme. Parul et Virginie est le rêve que chacun fait à quinze ans. Une existence nonchalante et molle, sous un ciel tendre et bleu, avec une jeune fille blanche et douce ; des promenades dans les bois sur des gazons piqués de fleurs, par des clairs de lune veloutés, toute la poésie printanière du jeune âge.

Il n’est peut-être pas de livre qui résume plus complètement le vœu d’une âme qui s’éveille ; et, sous de certains rapports, Robinson Crusoée et Paul et Virginie sont, avec leur allure chaste et bonne, leur passion discrète et contenue, des romans d’un effet dangeureux. Ils poussent sur la pente de la rêverie et de la solitude de jeunes esprits que réclament les devoirs de la société ; l’idéale figure de Virginie a préparé plus d’un désappointement amer ; le sauvage parfum de l’ile de Juan-Fernandez a enivré bien des jeunes têtes, et le canot creusé si laborieusement par le pauvre solitaire, a entrainé bien des fantaisies dans des courants perfides et sur de périlleux récifs.

Nous ne prétendons pas ici nous livrer à une analyse littéraire du roman de Bernardin de Saint-Pierre ; c’est une œuvre jugée depuis longtemps et qui ne peut être mise en question ; mais les belles iUustrations de M. Curmer nous ont fait relire Paul et Virginie, qui se passerait, au besoin, d’un pareil secours, et de.Paul et Virginie notre pensée, par une rétrogradation naturelle, est remontée jusqu’au livre de Daniel Foë.

L’édition nouvelle, publiée par M. Curmer et imprimée chez Everat, est un véritable chef-d’œuvre e d’élégance typographique ; nous croyons difficile d’aller au delà ; ce ne sont que vignettes, lettres ornées, fleurons, culs-de-lampe, têtes de pages, encadrements de la fantaisie la plus exquise et la plus variée ; de grandes vignettes sur bois, dessinées par Tony Johannot et gravées avec une perfection que le burin aurait peine à atteindre, forment un album séparé, d’une grâce et d’un intérêt extrêmes. Toutes les principales situations de l’histoire de Paul et Virginie y sont reproduites avec la plus poétique exactitude ; le passage du torrent, le bain dans la fontaine, la promenade au bois des pamplemousses, les ravissantes scènes dont la silhouette est restée si vive dans toutes les mémoires, rien n’y manque ; chaque estampe est séparée par un papier joseph ; glacé d’un ton rose, portant écrit le nom du sujet ; nous disons ceci pour montrer le soin curieux qui a présidé aux plus minces détails de cette magnifique publication.

C’est une chose charmante que de lire un livre ainsi décoré. Il serait compris par des gens qui ne connaîtraient pas leurs lettres ; l’histoire y est si nettement suivie par le dessin, qu’il serait impossible de s’y méprendre. Il est question d’une forêt : dans la page même vous voyez une forêt de Paul Huet, touffue, inextricable à l’œil, pleine d’ombres, de rayons, de chants et de murmures, avec ses hautes herbes, ses hamacs de lianes, ses troncs noueux et difformes se cramponnant aux rochers avec leurs doigts tordus, ses plantes étranges, aux larges feuilles veloutées, tout son luxe de floraison sauvage. On parle d’une fleur : la fleur grimpe aux jambages d’un M ou d’un N et s’épanouit subitement à côté de la description. Le P qui commence le mot palmiste est un palmiste lui-même, contourné en forme de majuscule. La mer retentit dans le style sonore de Bernardin de Saint-Pierre : aussitôt une mer d’Eugène Isabey s’élance avec furie contre les récifs, écume, bouillonne et déborde sur les marges de la page, le chien fidèle aboie en même temps dans la ligne et dans la gravure ; le bruit du départ de Virginie se répand dans l’île vous voyez les colporteurs avec leurs paquets sur leur dos qui cheminent sur la justification, attirés qu’ils sont par le sac d’écus de M. de Labourdonnaye ils se hâtent le plus qu’ils peuvent et tâchent de se dépasser au feuillet de droite sont étalés des tissus et des étoffes de toute espèce, des satins rayés, des mousselines a petites fleurs, des madras aux couleurs vives le sac d’argent répand ses écus à travers le ventre d’un O. Mille charmantes perspectives s’ouvrent inopinément au milieu des phrases ; c’est une clairière dans les bois avec sa trouée de jour, un site montagneux tout hérissé de rocailles, de plantes bizarres et découpant l’horizon de ses grêles dentelures ; c’est un marais où tremblent les roseaux, où les nénuphars étendent nonchalamment leurs larges feuilles dans des eaux opaques et huileuses, rayées çà et là de quelques brusques filaments de lumière, et qui n’a pour personnage qu’un héron à aigrette, le col méditativement renfoncé dans les épaules, et la patte levée en l’air et repliée sous le ventre ; ou bien une cascade filtrant à travers les roches et couvrant d’une poussière d’écume les troncs d’arbres voisins, tachetés de noires plaques de mousse. C’est la mer, sous mille aspects, tantôt douce et tranquille, n’ayant que des lignes transversales, tantôt tourbillonnante, échevelée, furieuse et représentée par des écheveaux de hachures nerveuses, convulsives, inextricablement brouillées sous les doigts de l’ouragan les vaisseaux et les barques fuyant comme des cygnes, les ailes ouvertes, ou labourant péniblement le dos monstrueux des vagues, les pingouins et les albatros tournoyant dans les nuages, tout ce que la nature des Antilles peut offrir de caractéristique et de pittoresque. Et, vers la fin, la chaste et pâle figure de Virginie enlevée au ciel par des groupes d’anges, ou rasant de son pied d’albâtre bleui par la mort la pointe humide du gazon, dans le double rêve de Marguerite et de Mme Latour ; puis les spectres vengeurs, les hallucinations terribles de la mauvaise tante, et le rayon argenté glissant à travers les branches des pamplemousses sur la funèbre pierre blanche, dénouement mélancolique de cette ravissante histoire.

Dans le même volume se trouve imprimée la Chaumière indienne. L’on ne saurait rien imaginer de plus amusant et de plus varié que les vignettes de ce conte ; vous avez en six pages des vues de tous les pays : la synagogue d’Amsterdam, le synode de Dordrecht, le muséum de Florence, la bibliothèque de Saint-Marc à Venise, celle du Vatican à Rome, Constantinople, la mosquée de Sainte-Sophie, le monastère du Mont-Carmel, la ville de Sana-Ispahan, Delhi, Agra et Bénarès, l’Athènes des Indes ; avec cela la plus réjouissante collection d’originaux : des rabbins juifs à barbes rouges et a tricornes exorbitants, des ministres protestants à figures discrètes, œil vairon, nez pointu, ventre spiritualiste et mollets esthétiques ; des théologiens catholiques avec des cascades de mentons, des ventres d’hippopotame et une vraie santé chrétienne ; des académiciens de la Crusca des Arcades, perruques de touteforme et de toute dimension des verbiest américains en caftan de soie, des papas grecs, des mollahs turcs, des cheiks arabes, d’anciens parsis avec nez d’aigle, aux yeux charbonnés, aux sourcils arqués, la chibouque, le narguilé ou le hooka à la bouche. Des pagodes démesurées, des idoles monstrueuses, des brames, des parias, des paysages indiens d’une admirable beauté, des étéphants levant leur trompe en l’air, vous avez tout l’Orient en quelques feuilles.

Le plus grand éloge que nous puissions faire du livre, c’est de citer pour finir les noms des artistes qui ont concouru à ce magnifique monument de typographie ; ce sont : MM. Tony Johannot, Paul Huet, Eugène Isabey, Français, Meissonier, Delaberge, Marville, pour les dessins, et pour la gravure : Sadler, Porret, Orrin, Smith, Brevière et tous les plus excellents artistes de France et d’Angleterre.

(La Charte de 1830, 11 décembre 1837.)