Fusains et eaux-fortes/Un feuilleton à faire

G. Charpentier (p. 101-108).

UN FEUILLETON À FAIRE


Aucun artiste n’a certainement les jouissances d’amour-propre de l’acteur. Quand je dis l’acteur, l’épithète de bon est sous-entendue. Sa gloire lui est escomptée sur-le-champ, et il n’a pas besoin d’attendre d’être un buste de marbre pour être triomphalement couronné de lauriers. Les bouquets pleuvent sur lui de l’avant-scène, les mains gantées de blanc des fashionnables et des belles dames ne dédaignent pas de se rapprocher en sa faveur on le fait revenir après la chute du rideau, au grand mécontentement du commissaire de police ; on crie, on trépigne, on hurle, on cogne le plancher avec sa canne, on casse les banquettes on mettrait volontiers le feu au théâtre pour lui exprimer plus chaudement son admiration ; je ne pense pas que l’on en ait jamais fait autant pour M. de Chateaubriand M.Hugo, M.de Lamartine ou M.Roger de Beauvoir.

Mais s’il a cette douce satisfaction, d’être applaudi tout vif et de toucher la renommée du doigt, il a aussi ce malheur de ne rien laisser de lui et d’être oublié ou contesté après sa mort ; la chose a déjà lieu pour Talma, qui est à peine encore refroidi dans son suaire drapé à l’antique nous autres, jeunes gens, qui ne l’avons guère vu que le jour de la Saint-Charlemagne, lorsque nous faisions notre cinquième ou notre sixième, nous sourions d’un air incrédule aux miracles qu’en racontent les hommes de l’Empire, et nous serions presque tentés de répondre que le bonnet de coton de Frédérick est plus drôle que la napoléonienne perruque de Sylla.

C’est ce qui fait que le comédien, plus que le poète, plus que le compositeur, plus que le peintre, a besoin du critique ; sans critique, le comédien n’existe pour ainsi dire pas. Le poète imprimé est comme Dieu ; il est divisible à l’infini et reste toujours un.

Tous en ont une part, et tous l’ont tout entier.

De cinq petites raies barbouillées de croches et de noires vont jaillir au premier coup d’archet les plus suaves harmonies. La toile survit au peintre, et l’on ne s’aperçoit que Raphaël est mort que parce qu’il ne fait plus de tableaux. Sa pensée existe tout entière, et il nous sourit aussi doucement par les tendres lèvres de ses madones que s’il vivait encore, le divin jeune homme ! Il n’en est pas ainsi du comédien.

Le comédien est en même temps le peintre et la toile, sa figure est le champ où il dessine. Il réalise sa création sur lui-même ; ses couleurs ne sont que du fard, il esquisse avec un geste et n’a, au lieu d’une touche qui reste, qu’une intonation qui s’en va. Aussi Hamlet, Oreste, Othello descendent avec lui dans la tombe. Il n’y a point, hélas de galerie où l’on puisse aller admirer son œuvre après sa mort.

La parole est ailée, le geste ne laisse pas de trace. Comment conserver à la postérité ce froncement de sourcils tout à fait olympien, qui faisait trembler jusqu’aux moucheurs de chandelles et aux banquettes elles-mêmes ; dans quel esprit-de-vin confire ce son de voix si majestueusement caverneux ? Il faudrait pour cela avoir la recette des mots de gueule gelés dont parle maître François Rabelais, et je pense qu’elle est aussi positivement perdue que la recette de l’eau de Jouvence.

Il y a sans doute je ne sais où, quelque part, très haut et très loin, une région vague, un lieu de refuge quelconque où va ce qui ne laisse ni corps ni fantôme, ce qui n’est rien, ayant été, comme le son, comme le geste, comme la beauté des femmes qui sont devenues laides, et les bonnes intentions qui n’ont pas été remplies.

Un feuilleton bien fait pourrait être cet endroitlà pour les fugitives et impalpables inspirations de l’artiste dramatique. Ces fleurs idéales, au parfum enivrant, aux couleurs éclatantes ces pauvres anémones de la poésie qui naissent d’un souffle et meurent d’un souffle entre les planches de la scène sans avoir jamais vu d’autre soleil que le lustre, devraient y laisser leur délicate empreinte, comme ces plantes que les faiseurs d’herbiers compriment entre deux feuilles de papier blanc pour en obtenir un duplicata exact ; — le parfum n’y est plus, il est vrai, mais le port, l’attitude, la forme des pétales et des pistils s’y trouvent fidèlement reproduits, et il est aisé de reconnaître sur ce spectre de neur ce qu’elle a été, fraîche, épanouie.

Malheureusement, les feuilletons sont mal faits. Qu’est-ce, en effet, qu’un feuilleton ? Une espèce de tréteau hebdomadaire où l’auteur vient parader et danser sur la phrase avec ou sans balancier. Les critiques ne sont plus vraiment que les graciosos et les clowns du journalisme ; ils marchent sur les mains, font la roue et le saut du tremplin, portent des échelles sur les dents et n’ont guère d’autre défaut que celui-ci, assez peu important pour des critiques, c’est à savoir qu’ils ne sont pas des critiques du tout.

Leurs feuilletons sont très charmants et du meilleur air les paillettes et les pierreries fausses ou vraies y sont jetées en profusion ; chaque note y éclate comme une bombe lumineuse d’un feu d’artifice de Ruggier ; cela est étincelant, chatoyant, phosphorescent, mais n’apprend rien, sinon que messieurs du feuilleton sont des personnes d’infiniment d’esprit, vérité qui n’a jamais été révoquée en doute et qui se passerait fort bien de cette preuve.

La manière de juger d’aujourd’hui a beaucoup de rapport avec celle des conseils de guerre : absous ou fusillé impitoyablement, absurde ou sublime, il n’y a pas de milieu ; ces deux mots péremptoires suffisent aux besoins de la critique.

Cela est en vérité un peu bien leste et ressemble trop à la justice turque ; on admet ou l’on rejette en masse, on a des haines et des engouements aveugles. On ne raisonne pas, on n’analyse pas, on s’en rapporte à une impression brute et générale. Plus de ces charmantes causeries de foyer où s’agitaient entre les auteurs et les critiques mille petites questions d’art ; maintenant on s’y promène comme dans un manège et l’on y parle de la Chambre et du cours de la rente.

Autrefois, ce n’était pas ainsi ; on s’intéressait ci une actrice dès son début ; on la suivait dans ses progrès, on s’intéressait à elle comme à une fleur que l’on voit grandir ; on l’applaudissait avec discrétion et mesure, de manière à lui faire sentir où elle avait bien fait, où elle avait failli ; on lui disait : Vous avez atteint au naturel du débit, mais vos poses ont encore de la raideur ; vous mettez votre rouge trop haut ou trop bas ; telle couleur vous sied, telle autre vous va mal ; vous tenez vos coudes trop en dedans et vos pieds trop en dehors. Tout cela contribuait au perfectionnement de l’art, car il y a plus de profit réel à tirer de ces menues observations que de vagues considérations esthétiques qui le plus souvent n’aboutissent à rien et sont tout à fait inapplicables.

Maintenant que Thalie et Melpomene se barbouillent les joues avec du sang de bœuf en guise de fard, et qu’un théâtre a l’air pendant la représentation d’une ménagerie pleine d’animaux hurlants qui attendent qu’on ouvre les grilles pour les lâcher dans le cirque, on ne fait plus attention à ces nuances délicates, à ces intonations pleines de finesse qui faisaient le charme des vieux amateurs ; il faut brailler à tue-tête, rouler de gros yeux, se traîner par terre à quatre pattes en faisant des contorsions horribles pour réveiller un moment un public distrait et blasé par le régime d’alcool littéraire auquel il a été soumis depuis quelques années.

On ne sait pas le moindre gré à une actrice d’être jolie, on ne lui demande que de crier bien fort et cependant, il est plus difficile d’être jolie que d’avoir une grosse voix ; on ne se soucie plus de la beauté des femmes ; l’on aime peu les fleurs et beaucoup le tabac à fumer. Cette question importante de savoir si le nez à la Roxelane est préférable au nez grec, et le talent de Mlle Mars à celui de Mme Dorval, préoccupe beaucoup moins les gens que la loi sur la pêche fluviale, ce qui est profondément déplorable et prouve que la société chancelle sur sa base. L’indifférence en fait de jeunesse et de beauté est allée si loin à l’endroit des comédiennes, que toutes les actrices en réputation sont pour le moins quadragénaires.

Nous avons la perception si lente pour la beauté des femmes, que nous commençons à nous apercevoir qu’elles sont jolies lorsqu’elles commencent à grisonner. Pour réaliser ce feuilleton rêvé par nous, il faudrait qu’un homme de cœur, de style et d’esprit, comme on dit à présent, se donnât la peine de suivre exactement le jeu de quelques acteurs, Frédérick, Bocage, Bouffé, Mlle Georges, Mlle Mars, Mme Dorval, par exemple, dans tous leurs rôles importants, et en fît une critique détaillée scène par scène, couplet par couplet, vers par vers, mot par mot. Je voudrais que le moindre geste fût noté scrupuleusement, que l’on rendit compte d’une inflexion de sourcil, d’une tenue de voix et de ces mille détails dont après tout se compose la physionomie d’un rôle et qui font la différence du grand acteur à l’acteur médiocre. Je sais que cela pourra paraître minutieux à quelques feuilletonistes tranchants et superlatifs ; mais toute autre critique est illusoire et ne profite à personne qu’à celui qui la fait. Par une description animée et vivante, il faudrait faire paraître l’acteur aux yeux du lecteur, avec ses poses, ses gestes, ses manières de se draper, de marcher, de s’asseoir, son timbre de voix, son sourire, ses tics, ses grimaces et toutes ses habitudes théâtrales ; les feuilletons sur un acteur devraient être en quelque sorte une suite de dessins avec des explications et des notes, où l’on verrait clairement tous les aspects et tous les profils d’un rôle ; il serait bon aussi d’examiner sévèrement le costume, la tenue et la figure des acteurs. La figure d’un acteur doit être critiquée comme une peinture, car c’en est une, et l’on peut, en toute sûreté de conscience, railler une actrice de paraître laide et vieille dans les rôles d’ingénue comme si elle avait commis une faute de mémoire ou de prononciation, et ce n’est point le cas de tomber dans les attendrissements que font naître naturellement le grand âge et les défectuosités physiques.

Un feuilleton ainsi fait serait assurément quelque chose d’utile à l’art, aux acteurs et au public ; mais qui aura le courage, la patience et le talent de le faire ? Après la mort de l’acteur, ceux qui ne l’auraient pas vu iraient consulter ce duplicata fidèle, comme on va voir à la Bibliothèque royale l’œuvre gravée d’un peintre dont on ne connaît pas les tableaux.

(La Charte de 1830, 27 avril 1837.)