Fusains et eaux-fortes/Les Danseurs espagnols

G. Charpentier (p. 91-98).

LES DANSEURS ESPAGNOLS


À moins que vous ne soyez un fossile genre drigoug ou lamentin profondément enfoui sous la couche tertiaire, vous avez sans doute vu les danseurs espagnols le Camprubi et la Dolorès Serral, charmant couple ; si vous avez commis cette monstrueuse faute de ne point louer une stalle ou une toge aux Variétés, au temps où ces deux étincelants papillons effleuraient du bout de leurs ailes inondées d’une pluie de paillettes les planches poussiéreuses, presque défoncées par le sabot pesant de ce grand animal d’Odry, l’Antinoüs des cuisinières, vous n’avez plus qu’à vous battre la poitrine avec un rocher en signe de repentir, comme saint Jérôme, et à vous pendre solidement à un bon clou, cravaté de chanvre neuf, pour apprendre à votre tête ce que pèsent vos pieds, car vous avez manqué un des plus ravissants et des plus poétiques spectacles du monde.

Vous savez quelle chose hideuse c’est qu’un danseur ordinaire ; un grand dadais avec un long cou rouge gonflé de muscles, un rire stéréotypé, inamovible comme un juge ; des yeux sans regard, qui rappellent les yeux d’émail des poupées à ressort de gros mollets de suisse de paroisse, des brancards de cabriolet en façon de bras, et puis de grands mouvements anguleux, les coudes et les pieds en équerre, des mines d’Adonis et d’Apollon, des ronds de jambes, des pirouettes et autres gestes de pantins mécaniques. Rien n’est plus horrible, et je ne sais vraiment pas comment l’on peut se retenir de leur envoyer, en guise de la pluie de fleurs usitée à l’Opéra, une grêle de pommes crues et d’œufs cuits.

Le sonor Camprubi est aussi agréable à voir danser qu’une femme, et cependant il conserve à ses poses un air héroïque et cavalier qui n’a rien de la niaise afféterie des danseurs français. Et les danseuses, quelle triste population c’est une laideur, une misère, une pauvreté de formes à faire pitié elles sont maigres comme des lézards à jeun depuis six mois et quand on les regarde sans lorgnette au plus fort de leur danse, leur buste, à peine perceptible dans le frêle tourbillon de leurs bras et de leurs jambes, leur donne l’apparence d’araignées qu’on inquiète dans leurs toiles, et qui se démènent éperdument. Je ne sais si vous vous êtes avisé de faire une étude spéciale du cou et de la poitrine d’une danseuse ; les clavicules éclairées en dessous font une horrible saillie transversale où viennent s’attacher, comme des cordes de violon sur leur chevalet, quatre à cinq nerfs tendus à rompre, sur lesquels Paganini aurait joué facilement un concerto. Le larynx, rendu plus sensible par la maigreur, fait une protubérance pareille à celle que fait au cou d’une dinde une noix avalée tout entière, et c’est en vain qu’on chercherait dans la plaine de leurs charmes la moindre rondeur ayant rapport à ce que messieurs les poètes nomment dans leur jargon les collines jumelles et, deux petits monts de neige et autres belles expressions plus ou moins anacréontiques. Quant aux membres inférieurs, ils sont d’une grosseur tout à fait disproportionnée, de sorte qu’il semble que l’on ait vissé le corps scié en deux d’une petite fille phtisique sur les jambes d’un grenadier de la garde.

La Dolorès a la poitrine potelée, les bras ronds, la jambe fine et le pied petit quoiqu’elle danse très bien, elle est très jolie ; si l’on doit exiger rigoureusement la beauté, de quelqu’un, c’est à coup sûr d’une danseuse. Tout le monde a le droit d’être laid, excepté les acteurs et les actrices, les danseurs et les danseuses. Il peut suffire à une actrice d’un grand talent de n’être qu’agréable et gracieuse, mais il faut absolument qu’une danseuse soit très belle. La danse est un art tout sensuel, tout matériel, qui ne parle ni à l’esprit, ni au cœur, et qui ne s’adresse qu’aux yeux. Tenez-vous droite sur l’ongle de vos orteils, tournez un quart d’heure en rond, comme une toupie fouettée, levez la jambe à la hauteur des frises, qu’est-ce que cela me fait, si mes yeux sont choqués ?

Une femme qui vient à moitié nue, avec une frêle jupe de gaze, un pantalon collant, se poser devant votre binocle au feu de quatre-vingts quinquets, et qui n’a pas d’autre affaire avec vous que de vous montrer ses épaules, sa poitrine, ses bras et ses jambes dans une suite d’attitudes favorables à leur développement, me semble douée de la plus merveilleuse impudence, si elle n’est pas aussi belle que Phaëne, Aglaure ou Pasithée. Je suis peu curieux de voir un laideron se trémousser maussadement dans le coin de quelque ballet. L’opéra devrait être comme une galerie de statues vivantes où tous les types de beauté seraient réunis. Les danseuses, par la perfection de leurs formes et la grâce de leurs attitudes, serviraient ainsi à conserver et à développer le sentiment du beau qui s’éteint de jour en jour. Ce seraient des modèles aussi choisis que possible qui viendraient poser devant le public et l’entretiendraient dans des idées d’élégance et de bonne grâce. Il ne suffit pas de savoir faire des pas, de sauter très haut et d’agiter un foulard pour être danseuse. L’agilité n’est qu’une qualité secondaire.

Dolorès et Camprubi n’ont aucun rapport avec nos danseurs ; c’est une passion, une verve, un entrain dont on n’a pas d’idée ; ils n’ont aucunement l’air de danser pour gagner leurs feux, comme les autres, mais pour leur plaisir et leur satisfaction personnelle ; il n’y a rien de mécanique, rien d’emprunté et qui sente l’école, dans leur manière ; — leur danse est plutôt une danse de tempérament qu’une danse de principes et l’on y sent à chaque geste toute la fougue du sang méridional. — Une pareille danse avec des cheveux blonds serait un lourd contresens.

Comment se fait-il que cette danse si chaude, si impétueuse, aux mouvements si accentués, aux gestes si libres, ne soit nullement indécente, tandis que le moindre écart d’une danseuse française est d’une immodestie si choquante ? C’est que la cachucha est une danse nationale d’un caractère primitif et d’une nudité si naïve qu’elle en devient chaste la volupté est si franche, l’amour si ardent, c’est si bien les provocantes agaceries, la folle pétulance de la jeunesse, qu’on pardonne facilement à la témérité tout andalouse de certaines allures ; c’est un poème charmant écrit avec des ondulations de hanches, des airs penchés, un pied avancé et retiré, joyeusement scandé par le cliquetis des castagnettes et qui en dit plus à lui tout seul que bien des volumes de poésies érotiques.

Il y a une posture d’une grâce ravissante ; c’est l’instant où la danseuse, à demi agenouillée, fièrement cambrés sur les reins, la tête penchée en arrière, ses beaux cheveux noirs, où s’épanouit une large rose, à moitié défaits, les bras étendus et pâmés et n’agitant plus que faiblement les castagnettes, sourit par-dessus l’épaule à son amant qui s’avance vers elle pour lui prendre un baiser. On ne saurait imaginer un groupe d’un plus joli dessin il n’y a rien là de la grâce bête et fade de l’opéracomique. Le cavalier a dans ses mouvements une facilité, une désinvolture alerte et fière il est souple, précis, onduleux et vif comme un jeune jaguar. La femme est jeune, légère, franche dans ses poses dessinant la tournure de ses attitudes avec une netteté admirable, ne plaçant qu’à propos son étincetant sourire, ne soulevant guère au-dessus du genou les plis pailletés de sa basquine et ne se livrant jamais à ces affreux écarts de jambe qui font ressembler une femme à un compas forcé.

Il est singulier qu’on n’ait pas engagé ce joli couple à l’Opéra ; il eût été bien facile de trouver à l’employer. Ces danses nationales, d’un caractère si original, eussent merveilleusement varié le répertoire chorégraphique si monotone de sa nature. Il me semble que l’Opéra devrait attirer à lui tous les plus beaux danseurs et les plus belles danseuses du monde, tout ce qui a une célébrité dans ce genre. Croit-on, par exemple, qu’un rôle de bayadère n’offrirait pas un attrait fort vif, exécuté par une véritable bayadere de Calcutta ou de Masulipatam ? Pourquoi n’a-t-on pas des almées au théâtre de la rue Lepelletier ? Nos relations nouvelles avec l’Orient permettraient de s’en procurer sans beaucoup de frais ni de peine.

M. Lubbert, ancien directeur de l’Opéra et bon juge en cette matière, qui a voyagé dans les échelles du Levant, affirme que rien n’approche de la perfection de leurs danseuses. Il ne faudrait cependant pas croire d’après ceci que nous voudrions que les rôles chinois fussent remplis par des Chinois exclusivement, et ainsi de suite ; nous admettons trop largement la convention dans l’art pour descendre à de pareilles puérilités ; mais certainement l’art chorégraphique, art muet et positif, se prête plus que tout autre à cette innovation qui ne peut qu’ajouter du piquant au canevas si fatalement ennuyeux des ballets ; le saltarello et la tarentelle dansés par des Romains et des Napolitains, la cachucha, la jota aragonesa, le zapateado par des Espagnols le pas des schalls par des almées et des bayadères offriraient assurément un attrait qu’ils n’ontpas, exécutés par les danseurs ordinaires. En attendant les almées, il aurait fallu garder les Espagnols et en faire venir d’autres de Madrid, où, dit-on, il y en a encore de meilleurs.

(La Charte de 1830, 18 avril 1837.)