Fusains et eaux-fortes/Les Danseurs espagnols

G. Charpentier (p. 85-95).

fureur au lever du rideau, nous montre la campagne de Rome. Le plancher du théâtre est complètement défoncé à l’exception du premier plan.

La droite du théâtre est occupée par une fabrique d’un effet très pittoresque ; la gauche par des pins, des picéas, des chênes verts et tous ces arbres à sombre et forte verdure des pays chauds un chemin creux s’enfonce à travers la campagne, qui s’étend au loin, flamboyante et fauve comme une peau de panthère ; des plaques de soleil étincellent vivement sur le sol crayeux qu’il traverse et lui donnent un air merveilleusement aride ; des ruines d’anciennes constructions romaines en briques rouges, toutes hérissées de lentisques et d’aloès, par leur ton austère et vigoureux, repoussent et font fuir à cent lieues les derniers plans. L’ombre de ces petites collines rugueuses, dont la campagne romaine est bossuée, qui s’allonge, bleuâtre, sur les tons dorés de la plaine, parsemée çà et là de quelques figuiers sauvages, de quelques lièges au feuillage brûlé, est admirablement rendue ; cette ardeur de la lumière et cette fraîcheur de l’ombre prêtent aux lointains, dans les climats méridionaux, une teinte de gorge de pigeon, une apparence de velours épinglé d’une richesse singulière. Tout au fond, l’on voit se dessiner, avec cette foudroyante blancheur italienne, la silhouette de la ville éternelle et la ronde coupole de Saint-Pierre de Rome ; et plus loin, par derrière les crêtes bleuâtres de la chaine des Apennins, de grands bancs de nuages blonds, étroits et recourbés en flocons à leur extrémité, étendent leurs longues barres à l’horizon orangé. A part. quelques exagérations, quelques inexactitudes indispensables dans une décoration de théâtre, l’aspect de la campagne romaine est très heureusement exprimé ; nous reprocherons seulement à MM.  Feuchères, Séchan, Desplechin et Diéterfe un peu de lourdeur dans le feuillé des pins qui forment la coulisse de droite ; il aurait fallu trouer et déchiqueter les masses noires pour les aérer et les alléger.

L’église de Sainte-Marie-Majeure, avec son peuple agenouillé, ses hautes colonnes, ses fenêtres inondées de lumière d’or, son étincelant pavé de marbre poli, est si vraie et d’une illusion si magique que l’on croit sentir l’odeur de l’encens. Le tremblement imperceptible de l’atmosphère et le chaud brouillard lumineux qui remplit l’interstice des colonnes, ces deux effets presque impossibles à transporter complètement sur la toile, sont réalisés d’une manière supérieure ; la transition des personnages peints aux personnages réels est très habilement ménagée.

La décoration du Capitole est la moins réussie les tons blancs de l’architecture tranchent crûment sur l’indigo du ciel, et quelques lignes de la perspective s’expliquent difficilement ; mais dans l’acte suivant, nos artistes ont pris une complète revanche.

Nous ne parlerons pas de la petite toile d’attente devant laquelle se jouent les premières scènes du cinquième acte. Elle se déchire bientôt comme un nuage qui cache le soleil et laisse apercevoir le merveilleux spectacle qu’elle faisait espérer ; car elle était assombrie, négligée, écaillée à dessein pour faire mieux ressortir la splendeur de la seconde décoration. C’est Venise vue du quai des Esclavons. D’un côté, vous avez le palais ducal avec ses piliers trapus, ses frêles colonnettes, ses ogives et ses trèfles mauresques les deux colonnes qui portent le lion de Saint-Marc et le San Teodoro ; la bibliothèque du Sansovino, dont la frise est toute peuplée de statues des édifices à perte de vue. De l’autre, le Dogana, la Zuecca, le dôme blanc de Saint-Georges-le-Majeur, la mer verte sillonnée de felouques, de gondoles, d’yoles et d’embarcations de toute espèce ; et dans tout cela un air, un soleil, une chaleur et une étendue admirables. Il était difficile de faire nager le Bucentaure dans une eau plus limpide et de rendre Venise plus belle pour le mariage de son doge. Seulement, il est malheureux que MM.  Feuchères, Séchan, Desplechin et Diéterle, qui ont marié le doge à la mer d’une façon si éclatante, soient obligés de faire divorce avec l’Opéra.

(La Charte de 1830, 19 mars 1837.)



LES

DANSEURS ESPAGNOLS












LES DANSEURS ESPAGNOLS


A moins que vous ne soyez un fossile genre drigoug ou lamentin profondémement enfoui sous la couche tertiaire, vous avez sans doute vu les danseurs espagnols le Camprubi et la Dolorès Serral, charmant couple ; si vous avez commis cette monstrueuse faute de ne point louer une stalle ou une toge aux Variétés, au temps où ces deux étincelants papillons effleuraient du bout de leurs ailes inondées d’une pluie de paillettes les planches poussiéreuses, presque défoncées par le sabot pesant de ce grand animal d’Odry, l’Antinoüs des cuisinières, vous n’avez plus qu’à vous battre la poitrine avec un rocher en signe de repentir, comme saint Jérôme, et à vous pendre solidement à un bon clou, cravaté de chanvre neuf, pour apprendre à votre tête ce que pèsent vos pieds, car vous avez manqué un des plus ravissants et des plus poétiques spectacles du monde.

Vous savez quelle chose hideuse c’est qu’un danseur ordinaire ; un grand dadais avec un long cou rouge gonné de muscles, un rire stéréotypé, inamovible comme un juge ; des yeux sans regard, qui rappellent les yeux d’émail des poupées à ressort de gros mollets de suisse de paroisse, des brancards de cabriolet en façon de bras, et puis de grands mouvements anguleux, les coudes et les pieds en équerre, des mines d’Adonis et d’Apollon, des ronds de jambes, des pirouettes et autres gestes de pantins mécaniques. Rien n’est plus horrible, et je ne sais vraiment pas comment l’on peut se retenir de leur envoyer, en guise de la pluie de fleurs usitée à l’Opéra, une grêle de pommes crues et d’œufs cuits.

Le sonor Camprubi est aussi agréable à voir danser qu’une femme, et cependant il conserve à ses poses un air héroïque et cavalier qui n’a rien de la niaise afféterie des danseurs français. Et les danseuses, quelle triste population c’est une laideur, une misère, une pauvreté de formes à faire pitié elles sont maigres comme des lézards à jeun depuis six mois et quand on les regarde sans lorgnette au plus fort de leur danse, leur buste, à peine perceptible dans le frêle tourbillon de leurs bras et de leurs jambes, leur donne l’apparence d’ araignées qu’on inquiète dans leurs toiles, et qui se démènent éperdument. Je ne sais si vous vous êtes avisé de faire une étude spéciale du cou et de la poitrine d’une danseuse ; les clavicules éclairées en dessous font une horrible saillie transversale où viennent s’attacher, comme des cordes de violon sur leur chevalet, quatre à cinq nerfs tendus à rompre, sur lesquels Paganini auraitjoué facilement un concerto. Le larynx, rendu plus sensible par la maigreur, fait une protubérance pareille à celle que fait au cou d’une dinde une noix avalée tout entière, et c’est en vain qu’on chercherait dans la plaine de leurs charmes la moindre rondeur ayant rapport à ce que messieurs les poètes nomment dans leur jargon les collines jumelles et, deux petits monts de neige autres belles expressions plus ou moins anacréontiques. Quant aux membres inférieurs, ils sont d’une grosseur tout à fait disproportionnée, de sorte qu’il semble que l’on ait vissé le corps scié en deux d’une petite fille phtisique sur les jambes d’un grenadier de la garde.

La Dolorès a la poitrine potelée, les bras ronds, la jambe fine et le pied petit quoiqu’elle danse très bien, elle est très jolie ; si l’on doit exiger rigoureusement la beauté, de quelqu’un, c’est à coup sûr d’une danseuse. Tout le monde a le droit d’être laid, excepté les acteurs et les actrices, les danseurs et les danseuses. Il peut suffire à une actrice d’un grand talent de n’être qu’agréable et gracieuse, mais it faut absolument qu’une danseuse soit très belle. La danse est un art tout sensuel, tout matériel, qui ne parle ni à l’esprit, ni au cœur, et qui ne s’adresse qu’aux yeux. Tenez-vous droite sur l’ongle de vos orteils, tournez un quart d’heure en rond, comme une toupie fouettée, levez la jambe à la hauteur des frises, qu’est-ce que cela me fait, si mes yeux sont choqués ?

Une femme qui vient à moitié nue, avec une frêle jupe de gaze, un pantalon collant, se poser devant votre binocle au feu de quatre-vingts quinquets, et qui n’a pas d’autre affaire avec vous que de vous montrer ses épaules, sa poitrine, ses bras et ses jambes dans une suite d’attitudes favorables à leur développement, me semble douée de la plus merveilleuse impudence, si elle n’est pas aussi belle que Phaëne, Aglaure ou Pasithée. Je suis peu curieux de voir un laideron se trémousser maussadement dans le coin de quelque ballet. L’opéra devrait être comme une galerie de statues vivantes où tous les types de beauté seraient réunis. Les danseuses, par la perfection de leurs formes et la grâce de leurs attitudes, serviraient ainsi à conserver et à développer le sentiment du beau qui s’éteint de jour en jour. Ce seraient des modèles aussi choisis que possible qui viendraient poser devant le public et l’entretiendraient dans des idées d’élégance et de bonne grâce. Il ne suffit pas de savoir faire des pas, de sauter très haut et d’agiter un foulard pour être danseuse. L’agilité n’est qu’une qualité secondaire.

Dolorès et Camprubi n’ont aucun rapport avec nos danseurs ; c’est une passion, une verve, un entrain dont on n’a pas d’idée ; ils n’ont aucunement l’air de danser pour gagner leurs feux, comme les autres, mais pour leur plaisir et leur satisfaction personnelle ; il n’y a rien de mécanique, rien d’emprunté et qui sente l’école, dans leur manière ; — leur danse est plutôt une danse de tempérament qu’une danse de principes et l’on y sent à chaque geste toute la fougue du sang méridional. — Une pareille danse avec des cheveux blonds serait un lourd contresens.

Comment se fait-il que cette danse si chaude, si impétueuse, aux mouvements si accentués, aux gestes si libres, ne soit nullement indécente, tandis que le moindre écart d’une danseuse française est d’une immodestie si choquante ? C’est que la cachucha est une danse nationale d’un caractère primitif et d’une nudité si naïve qu’elle en devient chaste la volupté est si franche, l’amour si ardent, c’est si bien les provocantes agaceries, la folle pétulance de la jeunesse, qu’on pardonne facilement à la témérité tout andalouse de certaines allures ; c’est un poème charmant écrit avec des ondulations de hanches, des