Fusains et eaux-fortes/Vente de la galerie de l’Élysée-Bourbon

G. Charpentier (p. 111-119).

VENTE DE LA GALERIE

DE L’ÉLYSÉE-BOURBON


C’est une triste chose qu’une vente, surtout la vente d’une collection d’objets d’art. Les ventes de maisons et de terres n’ont pas ce côté douloureux ; il n’y a là dedans que des valeurs échangées, voilà tout ; mais une galerie de tableaux, une bibliothèque, une collection rare et précieuse, lentement formée, augmentée avec peine et recherches, sacrifices d’argent et de temps, quelque chose qui a été l’occupation d’une vie, l’amour, la passion, la manie et l’orgueil d’un homme, cela est lugubre à voir vendre comme les robes et les joyaux d’une maîtresse morte.

De plus, il est toujours à regretter que l’on éparpille et que l’on morcèle les grandes galeries. Beaucoup de tableaux admirables s’en vont, qui en Russie, qui en Hollande, qui en Angleterre ; bien peu, il faut le dire à notre honte, demeurent en France, et les étrangers ne se montrent que trop ardents à nous enlever nos richesses. Quand même nous soutiendrions mieux la concurrence, ce serait toujours un malheur pour les arts que les œuvres des maîtres fussent disséminées dans des collections particulières où l’on ne peut les voir que par hasard ou faveur spéciale.

Il est à regretter que les gens chargés de pousser les enchères pour le compte du musée n’eussent pas à leur disposition un plus large budget et n’aient pas pu l’aire de plus nombreuses acquisitions ; au reste, les moindres tableaux étaient disputés avec un acharnement sans pareil, et il y a telle toile que l’on a littéralement couverte de pièces d’or et de billets de banque. Nous avouons, pour notre part, que beaucoup de ces prix nous ont paru exorbitants, surtout pour plusieurs ouvrages dont le fini minutieux et l’extrême léché font le principal et même l’unique mérite.

La perle, le joyau de cette galerie était assurément le tableau duTraité de Munster, de Terburg, si admirablement gravé par Suyderhofts. Nos faiseurs de peinture officielle, nos grands entrepreneurs d’histoire auraient bon besoin d’aller souvent regarder la toile du bon Terburg ; ils verraient quel parti un homme de talent peut tirer du sujet le plus ingrat, quelles admirables ressources a trouvées sur sa palette le brave peintre de genre flamand, qui ne peignait d’ordinaire que de belles dames en robes de satin, assises devant des tables couvertes de tapis de Turquie rendus point à point. Comme il a su être fin, naturel, précieux d’exécution, bien dessiné, bien coloré, plein de style et de caractère, tout en restant dans les plus strictes conditions de son programme MM. Court, Vinchon et autres chargés habituellement de ces sortes de besognes, puisque le Terburg n’a pu être acheté par le musée, feront bien d’aller visiter, à son défaut, un certain tableau, attribué par les uns au Titien, par les autres au Bonifacio, et qui représente la première session du concile de Trente. Pour être juste cependant avec tout le monde, nous conviendrons que MM. les députés n’ont pas d’aussi beaux costumes et des têtes aussi bien caractérisées que les diplomates du traité de Munster et les évêques du concile.

Cette longue suite de têtes presque toutes sur la même ligne offrait cependant d’énormes difficultés à vaincre ; Terburg, sans faire d’inutiles efforts pour dramatiser une scène essentiellement grave et paisible, et tout en acceptant cette donnée monotone et symétrique, a imprimé tant de réalité et de vie à chacune des figures qui composent cet interminable chapelet, que l’œil n’est pas affecté de cette disposition qui serait désagréable avec une exécution moins parfaite.

Quelles belles têtes ! Nez d’aigle, regards d’aigle, bouches pincées et serrées, pleines de secrets qu’elles ne diront pas ; fronts un peu dégarnis de cheveux, accrochant la lumière sur leurs protubérances intelligentes ; physionomies narquoises et futées ; faux airs de bonhomie, gravité légèrement gourmée, gestes rares, maintien officiel, vêtement sobre et discret de couleur, comme il convient à des diplomates ; que tout cela est miraculeusement compris et rendu ! — Comment donc Terburg, le peintre des petits pages et des maîtres de musique, a-t-il pu pénétrer si facilement dans les secrets de la chancellerie et entrer si avant dans l’intimité de tous ces personnages graves et mystérieux qui passent une moitié de leur vie à en cacher l’autre, et auprès de qui Harpocrate lui-même, le dieu silencieux qui cachette sa bouche avec son doigt, est un bavard effréné et un faiseur de commérages ? Il a copié tout simplement et fait des portraits c’est ainsi que procèdent les grands artistes ; leur puissante intuition de la forme qui enveloppe toute pensée les rend, à leur insu, les plus fins analystes qui soient. Une petite ride près de la bouche, une imperceptible patte d’oie au coin de l’œil, la brisure d’une ligne, une inflexion dans l’arc d’un sourcil, un coup d’ongle soucieux sur la peau lisse d’un front, le méplat brillanté et le croquant d’un cartilage, une place dans la joue plus ou moins veinée et frappée de rouge ; tous ces détails, insignifiants en apparence, rendus avec l’austère et profonde vérité des maîtres, en disent plus sur l’âme et la pensée d’un homme que vingt pages de métaphysique quintessenciée ; aussi Terburg, pour donner à ses révélations toute l’authenticité possible, s’est-il placé lui-même dans un coin du tableau, observant et regardant toute cette scène avec l’œil chercheur et curieux de l’artiste en présence de son modèle.

Il y avait aussi un bien beau tableau de Jean Steen, le peintre de la jovialité, un grand artiste, un grand ivrogne, les Noces de Cana, quelque chose d’aussi chaud que la Kermesse de Rubens. Avec quelle ardeur tout ce monde se pousse et se culbute pour arriver au merveilleux breuvage ! Quelle joie bienheureuse Quelle hilarité délirante ! Que tous ces cuistres et ces manants, ces grosses commères à gorge rebondie sont contents d’être au monde et de vivre, et comme ils ne changeraient pas leur peau contre une autre, même avec du retour ! Voilà qui console de la maigreur d’Holbein, de Quintin Metsys et d’Albert Dürer. Ces gaillards ont mangé et bu pour toutes les figures décharnées de l’école gothique.

L’Adrien Ostade était aussi d’une grande beauté, c’est-à-dire d’une grande laideur ; ce qui me charme dans les Flamands, c’est le plaisir qu’ils semblent éprouver à être horriblement laids ; ils ont l’air d’être aussi fiers de leurs abominables trognes que l’Antinoüs de sa beauté. Ils posent devant vous avec complaisance, quillés sur leurs petites jambes, avançant hors du cadre leur ventre de tonneau à bière, avec toute la fatuité d’Odry étalant les grâces de son nez ; ils paraissent vous dire, en ôtant de leurs bouches édentées leur vieille pipe noire et culottée : N’est-ce pas, que vous n’avez jamais rien vu de plus affreux que nous ? Les petits enfants mêmes s’appliquent avec le sérieux le plus risible à être aussi laids que leurs pères et ils y réussissent souvent. Quant aux femmes, il fallait être Flamand de Flandre, ivre de bière et de tabac, comme dit le faux marquis de Belverana au souper de la princesse Negroni, pour appeler de ce nom l’entassement de tabliers sales et de jupons rapetassés qui se remuent au grincement du violon du ménétrier chancelant, hissé sur une barrique, personnage obligé de toutes les kermesses. Mais en revanche, quel accent de nature, quelle couleur, quelle vérité !

C’étaient là les trois diamants de l’écrin, les plus beaux, les plus incontestables tableaux de la collection. Ce qui ne veut pas dire que les autres ne fussent pas authentiques et précieux. Le portrait historié de la reine Christine de Bourbon est d’un grand goût et d’une ravissante tournure : œil noir illuminé d’une étincelante paillette, chevelure abondante et vigoureuse, lèvre rouge, fier sourire, mains royales, poignets minces, bras faits au tour, une belle femme, une belle reine. Vraiment, si la reine Christine était faite de la sorte, il faut que le Monaldeschi ait été de son temps un drôle bien dégoûté pour ne lui être pas fidèle, surtout si l’on considère qu’elle savait l’hébreu sur le bout de ses charmants doigts, qualité précieuse et rare.

Les vues de villes de Vanderneer, les ports de Berghem et de Weeninx, les cavalcades de Wouwerman, les paysages sablonneux de Winants sont des œuvres magistrales et vraiment dignes d’admiration. Mais nous avouons que beaucoup de tableaux qui cependant ont été poussés jusqu’à des prix énormes nous ont paru assez médiocres et très douteux. Ainsi, l’on a vendu douze mille francs un petit Paul Potter, composé d’une vache rouge vif et d’un arbre vert minéral, qui eût été déjà fort cher à douze cents francs. Un autre tableau de vaches et de taureaux, plus grand, a été à vingt mille francs, sans doute à cause de la rareté des tableaux de Paul Potter, qui est mort fort jeune ; mais si l’on paye une vache vingt mille francs, combien payera-t-on une Vierge de Raphaël ou une courtisane du Titien ?

Un Scalken, vous savez, ce peintre qui ne fait que des effets de flambeaux au vermillon et au jaune de Naples, a été vendu quatre mille francs ; c’est cher pour une chandelle dans un chaudron. L’Hobbema a monté à vingt-deux mille francs ; et, en vérité, c’est un paysage médiocre et que l’on eût à peine remarqué au Salon vingt paysagistes, il faut bien le dire, font mieux que cela aujourd’hui : Cabat, Rousseau, Paul Huet, Jules Dupré, Marilhat, Corot, Alligny et Edouard Berlin joignent à autant de précision un style plus ferme et un effet plus poétique. La forêt tant vantée d’Hobbema est lourde, noire, avec des arbres mal suivis et maladroitement enchevêtrés le ciel est pénible et plombé ; cependant, c’est encore une œuvre remarquable, mais bien au-dessous de la renommée qu’on lui a faite.

Le fameux Déjeuner de jambon de Teniers m’a paru beaucoup au-dessous de sa réputation. La couleur est grise, terne, sans finesse et sans transparence, la touche sèche, découpée, et vraiment il est fâcheux pour Teniers qu’il ne soit pas possible de douter de l’authenticité du tableau.

Si j’étais M. Hope, M. le duc de Sunderland, M. Demidoff, ou tout autre millionnaire, trillionnaire ou billionnaire, au lieu d’acheter à des prix insensés des tableaux usés, repeints et vernis à outrance, de maîtres dont plusieurs n’ont pas grand mérite, même quand ils sont purs et certains, j’aimerais beaucoup mieux me faire peindre de grandes galeries par Delacroix, Ingres, Decamps, Louis Boulanger, Camille Roqueplan, Cabat et tous ces jeunes gens d’un talent si remarquable, dont on tire si peu parti. Avec la même somme, l’on aurait quatre fois autant de tableaux, incontestables, frais, jeunes et vifs, d’une valeur pour le moins égale, et l’on aurait encouragé et développé beaucoup de génies timides qu’un rayon favorable de la fortune ferait rapidement mûrir ; mais c’est plus au nom du peintre qu’à la valeur même du tableau que tiennent les amateurs, pour qui, en général, l’art n’est guère qu’un luxe comme les chevaux de race et l’argenterie anglaise.

(La Charte de 1830, 8 mai 1837.)