Fusains et eaux-fortes/Saint-Amant

G. Charpentier (p. 289-299).


SAINT-AMANT


L’anathème de Boileau pèse toujours sur la mémoire de Saint-Amant, et bien que plusieurs critiques modernes aient protesté contre cette condamnation, la postérité injuste ne l’a pas encore levée, tant a de force un jugement sommaire résumé en quelques vers dédaigneusement brefs, et qui se retiennent aisément. Nous n’espérons pas redorer les rayons de cette gloire, et rendre à Saint-Amant la place qu’il mérite, mais ce fut un poète dans lav raie acception du mot, et de plus célèbres que tout le monde admire et cite sont loin de le valoir.

Si la funeste réaction commencée par Malherbe n’avait pas prévalu, Saint-Amant eût gardé sa réputation et son lustre, mais la langue qu’il parle tomba en désuétude. Ronsard fut regardé comme barbare, Régnier comme trivial l’idiome si riche, si abondant dont ils se servaient, passé au crible, y laissa ses mots les plus colorés et les plus significatifs avec l’image, la métaphore et la substance même de la poésie. Les grammairiens l’emportèrent, et le français entre leurs mains devint la langue par excellence de la prose, des mathématiques et de la diplomatie, jusqu’au glorieux mouvement littéraire qui éclata vers 1830.

Saint-Amant ne savait à fond ni le latin ni le grec, mais en revanche il possédait l’espagnol, l’anglais et l’italien. On ne trouve donc pas chez lui ces fastidieux centons d’antiquité dont abusent jusqu’à la nausée les versificateurs dits classiques ; il copie directement la nature et la reproduit avec des formes qui lui sont propres ; il est moderne et sensible aux objets qui l’entourent. La lecture de ses œuvres si variées de ton vous fait vivre au plein cœur de son époque ; on voit ce qu’il dit, et mille physionomies dessinées d’un trait caractéristique, colorées d’une touche vive et brusque, vous passent devant les yeux en feuilletant ses vers, comme si l’on regardait ces cahiers d’estampes où Abraham Bosse a reproduit d’une pointe si nette et si instructive les intérieurs, les ameublements ; les costumes, les particularités et les habitudes de la vie familière au temps de Louis XIII. Ses doctrines littéraires, qu’il explique dans la préface du Moïse sauvé, prêchent la liberté de l’art, la recherche du nouveau, les cadences brisées de rythme, et même çà et là l’emploi de quelque mot suranné, sous prétexte « qu’une grande et vénérable chaise à l’antique a quelquefois très Bonne grâce et tient fort bien son rang dans une chambre parée des meubles les plus superbes et les plus à la mode ». Il pense aussi que l’esprit humain peut produire quelque chose encore après Homère et Virgile, et que le monde n’est pas devenu complètement idiot depuis ces grands hommes, qu’il respecte d’ailleurs comme il convient. Ces doctrines ne pouvaient plaire au législateur du Parnasse, et il donna de la férule sur les doigts si rudement au pauvre poète, que le luth dont il tirait pourtant de si mélodieux accords lui échappa et que les cordes s’en rompirent.

Nous n’avons pas à faire ici la biographie de Saint-Amant, qui se réduirait à un petit nombre de détails peu intéressants en eux-mêmes, mais à donner une idée de son tempérament poétique et de sa manière.

Ce n’est pas un élégiaque, ni un pleurard à nacelle que Saint-Amant ; c’est un gros garçon jovial, bien portant, haut en couleur, aux cheveux blonds frisés, à la moustache en croc, aux yeux bleus où nage souvent l’humide paillette de l’ivresse. Comme physique, il rappelle ces braves soudards épanouis qu’aime à peindre Terburg, tendant leur vidrecome au vin que leur verse une accorte servante et qui, s’ils ont un œil pour la fille, en ont un autre plus tendre encore pour la bouteille. Cette santé fleurie de l’homme se retrouve dans le poète. Son vers plein, robuste, sonore, aviné parfois, s’empourpre comme la joue du buveur. Il est transparent, mais d’une transparence de rubis et non d’eau claire.

Attaché au maréchal d’Harcourt, qui, parmi la bande joyeuse dont il s’accompagnait volontiers, portait le nom de guerre de Cadet la Perle, Saint-Amant voyagea beaucoup, pratiqua le monde, et sa vie de débauche, celle de tous les seigneurs à cette époque, le mit en contact avec les hommes et les choses ; la vie de cabinet, où parmi les paperasses poudreuses les littérateurs ordinaires s’atrophient et ne perçoivent la réalité qu’à travers les livres, lui fut pour ainsi dire inconnue, quoique son bagage poétique soit assez pesant.

Comme ses courses sur terre et sur mer avaient mis à sa disposition un grand nombre d’images, comme il possédait un vocabulaire immense et le plus riche dictionnaire de rimes que jamais poète ait eu dans la cervelle, il travaillait avec une grande facilité à travers des dissipations qui eussent distrait tout autre. Saint-Amant appartenait d’ailleurs à ces esprits dont la verve a besoin de s’allumer d’un excitant physique ; chez ces natures, le vin est un philtre merveilleux ; le généreux sang de la vigne semble se mêler au sang de leurs veines et y faire circuler avec sa chaleur la flamme de l’inspiration. Un homme intérieur auquel l’autre sert d’enveloppe, ranimé par le puissant breuvage, sort du sommeil et prononce au hasard des paroles magiques ; les idées après avoir battu un moment les vitres de leurs ailes empourprées, viennent se ranger d’elles-mêmes dans la cage de la stance ; les rimes, ces fermoirs parfois si difficiles à joindre, s’agrafent toutes seules en rendant un son clair, les mots vibrent et flamboient, harmonies et rayons, et l’œuvre presque inconsciente se trouve achevée avec une perfection dont l’auteur à jeun serait incapable. Mais il ne suffit pas de boire pour atteindre ce résultat, et les sommeliers n’apportent pas toujours la poésie en bouteille. Un sonnet ne se verse pas comme une rasade. C’est un don fatal comme tous les dons que cette inspiration dans l’ivresse ; Hoffmann et Edgar Poe en sont morts, et si Saint-Amant y a résisté, c’est que les estomacs du xviie siècle étaient plus robustes et qu’il ne buvait que du vin ![1]

[Saint-Amant, quoiqu’il ait été un des desservants du culte pantagruélique de la dive bouteille, n’était cependant pas un ivrogne vulgaire, un chansonnier de refrains à boire, et s’il a, en compagnie de son ami Garet, charbonné souvent de ses vers les murs des tavernes, il était capable d’autre chose. L’époque d’ailleurs n’était pas sobre, et les poètes du temps ne trempaient leurs lèvres à l’eau d’Hippocrène que métaphoriquement. On se souvient de la fameuse orgie d’Auteuil, ou Molière eut tant de peine à empêcher ses convives avinés d’aller faire un plongeon dans la Seine. La muse de la solitude et de la comtemplation l’a visité et lui a inspiré les stances les plus imagées, les plus rêveuses et les plus musicales que compte encore notre poésie, même après le grand renouvellement de 1830. L’effet de l’Ode à la solitude, à laquelle nous préférons peut-être l’Ode du contemplateur, fut immense ; jamais la description lyrique n’avait déployé de telles ressources de style, une semblable nouveauté de détails, une richesse si imprévue de rimes. Dans ces stances la nature était peinte directement, ad vivam, comme on disait autrefois, et sans travestissement mythologique. Saint-Amant, on peut le dire, se montre ici l’inventeur du paysage en vers, comme plus tard Jean-Jacques Rousseau fut l’inventeur du paysage en prose. Il introduisit dans l’art un élément nouveau ; car si l’on excepte quelques descriptions de printemps, tombées à l’état de lieu commun chez les rimeurs du moyen âge, et quelques fonds de verdure et de fleurs peints par Ronsard derrière ses figures, la nature, prise au sens moderne, est complètement absente de l’œuvre de nos poètes. Le spectacle des choses ne semblait pas frapper leurs yeux ; ils n’apercevaient l’univers qu’à travers les anciens et vivaient dans un monde d’abstractions. Nous parlons surtout de l’école qui suivit les préceptes de Malherbe, car celle qui relevait de Ronsard et qui succomba était loin de cette sécheresse ; elle avait parfois de la vérité et de la fraîcheur, mais non cette continuité de ton et cette sûreté de pinceau qui distinguent Saint-Amant.]

Le nombre est une des qualités de notre poète ; son vers retentit et sonne comme un timbre ou comme une pièce d’or sans paille sur un marbre ; il avait l’oreille musicale et pour cause, car il jouait du luth, non pas en amateur, mais en virtuose, et quand il parle de son luth, ce n’est pas une simple figure de poésie ; ce don est rare chez les versificateurs français, peu musiciens de leur nature.

À l’élément descriptif Saint-Amant joignait l’élément grotesque dont plus tard les imitateurs de Scarron firent un si triste et si ennuyeux abus ; ce n’était pas chez lui l’amour des pasquinades, des équivoques et des plaisanteries plus ou moins grossières, mais un sentiment pittoresque assez semblable à celui de Jan Steen, des Ostade, des Teniers et des Callot. Il a fait en ce genre de merveilleux petits tableaux devant lesquels Louis XIV eût pu dire, comme devant ceux des peintres flamands « Emportez ces magots ; » mais ces magots, que l’art a touchés, vivent d’une vie plus intime et plus profonde que la plupart des grandes machines mythologiques qu’on leur préférait alors.

La Chambre du débauché est la plus chaude, la plus libre et la plus amusante pochade que puisse imaginer la fantaisie travaillant d’après nature. Quelle verve espagnole et picaresque dans ces détails de burlesque misère ! quelle force de couleur, quelle justesse de ton, quelle franchise de touche ! Comme tout cela est plein d’esprit, de ragoût et d’humour ! La langue française que l’on dit si bégueule, arrive là à rendre avec une intensité étonnante une foule d’objets indescriptibles, et qu’un mot hardi va chercher comme une paillette de lumière sous les glacis bitumineux des fonds.

Quel caprice à la Callot que cette caricature de poète crotté ! La pointe du graveur Lorrain n’eût pas égratigné d’un trait plus vif sur le vernis noir cette silhouette ridicule ! Le cuistre, le bohème et le capitan se fondent dans cette figure falote de la manière la plus bouffonne et la plus réjouissante. Au reste, nulle méchanceté ne tache de son fiel cette charge de bon aloi et d’une extravagance joyeusement en dehors du possible, malgré sa vérité aisément reconnaissable.

C’est aussi une pièce de franche originalité que la boutade où le poète drape Rome de la belle manière et, sans respect pour les enthousiasmes de commande, fait de la ville éternelle une critique dont beaucoup de détails sont encore vrais aujourd’hui ; rien n’est plus drolatique que ce dithyrambe à l’envers où la moquerie verveuse fait si bien justice des admirations badaudes, et tire la langue aux antiquailles. L’on conçoit chez un esprit prime-sautier comme Saint-Amant cette horreur des lieux communs et ce parti pris de dénigrement. Rien ne lui eût été plus facile que de faire de Rome une description sérieusement belle. Les couleurs pour cela n’eussent pas manqué sur sa palette. Mais la seule chose qu’il trouve à louer dans la patrie de Romulus, c’est la polenta au parmesan, arrosée de montefiascone.

La Crevaille, excusez ce titre d’un goût hasardeux qui, dans le vocabulaire bachique du temps, signifiait une débauche à outrance, est un morceau d’une fougue, d’une ébriété et d’un lyrisme extraordinaires ; comme d’une gigantesque corne d’abondance vidée par le dieu Gaster, ruissellent les mets et les vins avec un scintillement de couleur à éblouir les yeux. Les rimes résonnent comme des verres qui s’entre-choquent et semblent se porter des santés.

Il y a de belles choses dans le Moïse sauvé, cette idylle héroïque que Boileau, d’un coup de patte, a replongée dans la mer Rouge ; avec le pharaon et ses trois cents chariots de guerre ; le combat de Moïse et de l’Égyptien, le bain de la princesse Termuth, la comparaison de la couleuvre et de l’oiseau, les larmes de Jocabed et même le passage de la mer, malgré le petit enfant qui veut montrer à sa mère le caillou qu’il a ramassé, sont des morceaux à détacher et à mettre dans une anthologie.

Saint-Amant fut de l’Académie, et on le dispensa du discours de réception, à charge de s’occuper de la partie grotesque du dictionnaire. C’était pourtant un poète beaucoup plus sérieux que la plupart de ceux qui semblaientlui faire comme une sorte de grâce en l’admettant, car ce n’est pas le genre qui importe en poésie, mais bien le style. Telle pièce grotesque de Saint-Amant, un sonnet comme les Goinfres, par exemple, a plus de valeur et se rattache bien plus à l’art qu’une ode ou qu’un poème d’une platitude correcte. L’auteur de la Solitude, du Contemplateur et de la Chambre du débauché avait l’image, le nombre, la rime, la fougue, le caprice ; il peignait gras, tantôt avec un éclat pourpré à la Rubens, tantôt avec ce ton de hareng fumé verni d’or des peintres hollandais et flamands ; dans la moindre de ses esquisses s’accuse une vie abondante et forte, une plénitude de rime qui témoignent de la plus robuste santé poétique. Un tel tempérament ne devait pas plaire aux secs, aux difficiles, aux malingres, et Saint-Amant, vivement critiqué par un goût méticuleux plus sensible aux défauts qu’aux beautés, tomba peu à peu en désuétude. Il sembla turbulent, grossier et bachique aux puristes incapables de comprendre son mérite. Est-ce à dire que Saint-Amant soit un poète parfait ? Non, mais c’est un poète, ce que ne furent pas de plus irréprochables et de plus célèbres.

(Les Poètes francais, tome II, juillet 1861.)
  1. Le paragraphe suivant, imprimé entre crochets, est inédit.