Fusains et eaux-fortes/Charles Baudelaire

G. Charpentier (p. 303-315).


CHARLES BAUDELAIRE


De tous les poètes éclos après la splendide irradiation de l’école romantique, M. Charles Baudelaire est assurément le plus original, et par nature et par volonté car ce n’est pas une de ces organisations qui produisent des vers comme les orangers des oranges, d’une façon inconsciente et presque sans plus de mérite. Il a le don, mais il a aussi le travail. Il sait ce qu’il fait, il assiste en critique à son inspiration, la conseille, l’excite, la modère, la dirige et la fait aller où il veut. Habile entre les habiles, il s’est rompu dans ce gymnase intérieur où s’exercent les forts à toutes ces luttes avec la langue, la prosodie, le rythme et la rime dont il faut sortir vainqueur pour être digne du nom d’artiste, et qui sont comme le contrepoint de la poésie. Qui n’a pas pratiqué longuement ces difficiles exercices s’expose à rester un jour interdit devant la pensée, n’ayant pas de forme à lui offrir, surprise humiliante, impuissance douloureuse, désastre secret qu’oublie malaisément l’orgueil ! Ces austères études préservent de la banalité, du vague, de l’à peu près par la multitude de tours, de coupes, de dessins, d’harmonies, d’accompagnements, de symétries, d’interséquences et de ressources de toutes sortes qu’elles mettent à la disposition du poète courageux qui s’y est adonné avec une patiente ferveur, ne comptant pas sur son génie seul. Sans elles le côté rare, intime, mystérieux, particulier, inédit de l’idée ne peut être dégagé et mis en lumière. On n’en exprime que le côté trivial, apparent, et déjà rendu par conséquent fruste et à demi effacé. C’est la différence qui existe entre une romance de Blangini et un morceau de Beethoven, entre un dessin de pensionnat improvisé à l’estompe et un rude écorché à la plume de Michel-Ange. Une pareille doctrine contrarie, nous le savons, la vanité poétique qui voudrait, comme les grands seigneurs d’autrefois, faire croire qu’elle sait tout sans avoir rien appris, et joue devant le public badaud la parade de l’innéité générale ; mais nous la développons parce que M. Baudelaire la partage et qu’il lui doit la meilleure partie de son talent. Il a su se garder, en ces temps de production hâtive, de livrer à l’impression ces gourmes de jeunesse, ces scories et ces baves de premières fontes où le morceau bien venu n’est pour ainsi dire qu’un accident heureux. Sa muse n’a pas vagi, à peine sevrée, de puériles cantilènes et des chansons de nourrice. Quoique jeune, il a débuté dans toute sa force et sa maturité. Les Fleurs du mal n’ont guère que cinq ou six ans de date. Ce titre significatif montre que l’auteur ne s’est pas amusé à cueillir des vergiss-mein-nicht au bord des sources et à faire de banales variations sur ces vieux thèmes de l’amour et du printemps. Sa poésie n’a rien de naïf ni d’enfantin. Elle part d’un esprit très cultivé, très subtil, très bizarre, très paradoxal, et dont nous ne connaissons pas l’analogue.

Il est dans chaque littérature des époques où la langue formée à point se prête à merveille, après les balbutiements de la barbarie, à l’expression limpide et facile des idées générales, des grands lieux communs sur Dieu, l’âme, l’humanité, la nature, l’amour, la vie, la mort, tout ce qui fait le fond même de la pensée humaine. Rien n’est usé alors, ni les sentiments, ni les mots. Toute métaphore semble nouvelle, aucune comparaison n’est fanée encore ; les rapprochements les plus directs étonnent par leur hardiesse. On ne prend des choses que le trait le plus caractéristique et le plus général. L’analyse sommaire des passions simples suffit aux générations vierges. Cette période, aimable comme la jeunesse ; où la vie ne s’est pas encore compliquée de rapports multiples et garde son unité primitive, passe pour l’époque de la perfection classique, et c’est elle qui date ce qu’on appelle les belles époques littéraires. On considère ces époques comme définitives et posant au génie des limites qu’il serait dangereux de franchir. Après, selon les critiques et les rhéteurs, tout n’est que décadence, mauvais goût, bizarrerie, enflure, recherche, néologisme, corruption et monstruosité. Ces idées ou plutôt ces préjugés sont tellement enracinés dans les esprits, que nous n’avons pas la prétention de les en arracher. À nos yeux, ce qu’on appelle décadence est au contraire maturité complète, la civilisation extrême, le couronnement des choses. Alors un art souple, complexe, à la fois objectif et subjectif, investigateur, curieux, puisant des nomenclatures dans tous les dictionnaires, empruntant des couleurs à toutes les palettes, des harmonies à toutes les lyres, demandant à la science ses secrets et à la critique ses analyses, aide le poète à rendre les pensées, les rêves et les postulations de son esprit. Ces pensées, il faut bien t’avouer, n’ont plus la fraîche simplicité du jeune âge. Elles sont subtiles, ténues, maniérées, persiflées même de dépravation, entachées de gongorisme, bizarrement profondes, individuelles jusqu’à la monomanie, effrénément panthéistes, ascétiques ou luxurieuses mais toujours, quelle que soit leur direction, elles portent un caractère de particularité, de paroxysme et d’outrance. Pour emprunter une comparaison à l’écrivain même dont nous essayons d’apprécier le talent, c’est la différence de la lumière crue, blanche et directe du midi, écrasant toutes choses, à la lumière horizontale du soir, incendiant les nuées aux formes étranges de tous les reflets des métaux en fusion et des pierreries irisées. Le soleil couchant, pour être moins simple de ton que celui du matin, est-il un soleil de décadence digne de mépris et d’anathème ? On nous dira que cette splendeur tardive, ou les nuances se décomposent, s’enflamment, s’exacerbent et triplent d’intensité, va s’éteindre bientôt dans la nuit ; mais la nuit qui fait éclore des millions d’astres, avec sa lune changeante, ses aurores boréales, ses pénombres mystérieuses et ses effrois énigmatiques, n’a-t-elle pas bien aussi son mérite et sa poésie ?

Cette espèce de critique qui, ne comprenant pas l’autonomie de l’art, demande au poète d’enseigner, de prouver, de moraliser, d’être utile enfin, a été singulièrement inquiétée par le livre de M. Baudelaire. Le grand mot immoral a été tâché à propos de lui, mot gros de jésuitisme, d’ignorance et de mauvaise foi. L’auteur, pour qui la poésie est à elle-même son propre but, ne saurait être immoral, car il ne prêche aucune doctrine, n’indique aucune solution et ne conseille pas. Il dispose des éléments pour un effet quelconque. La sensation qu’il veut produire est celle du beau, qui s’obtient dans l’horreur comme dans la grâce. Il va jusqu’à s’interdire l’éloquence et la passion, parce qu’il les trouve trop humaines, trop naturelles, pas assez spiritualisées, et d’ailes trop courtes pour planer dans la sphère sereine de l’art. L’émotion comme il l’entend doit être purement intellectuelle, et la provoquer par ces moyens grossiers lui répugne à l’égal d’une indélicatesse. Aussi ces accusations l’étonnent-elles autant que si l’on vantait l’honnêteté de la rose en tonnant contre la scélératesse de la jusquiame. En art, il n’y a rien de moral ni d’immoral, il y a le beau et le laid, des choses bien faites et des choses mal faites.

On lit dans les contes de Nathaniel Hawthorne la description d’un jardin singulier, où un botaniste toxicologue a réuni la flore des plantes vénéneuses. Ces plantes aux feuillages bizarrement découpés, d’un vert noir ou minéralement glauque, comme si le sulfate de cuivre les teignait, ont une beauté sinistre et formidable. On les sent dangereuses malgré leur charme ; elles ont dans leur attitude hautaine, provocante ou perfide, la conscience d’un pouvoir immense ou d’une séduction irrésistible. De leurs fleurs férocement bariolées et tigrées, d’un pourpre semblable à du sang figé ou d’un blanc chlorotique, s’exhalent des parfums âcres, pénétrants, vertigineux ; dans leurs calices empoisonnés la rosée se change en aqua-tofana, et il ne voltige autour d’elles que des cantharides cuirassées d’or vert, ou des mouches d’un bleu d’acier dont la piqûre donne le charbon. L’euphorbe, l’aconit, la jusquiame, la ciguë, la belladone y mêlent leur froid virus aux ardents poisons des tropiques et de l’Inde ; le mancenillier y montre ses petites pommes mortelles comme celles qui pendaient à l’arbre de science ; l’upa y distille son suc laiteux plus corrosif que l’eau-forte. Au-dessus du jardin flotte une vapeur malsaine qui étourdit les oiseaux lorsqu’ils la traversent ; cependant la fille du docteur vit impunément dans ces miasmes méphitiques ; ses poumons aspirent sans danger cet air où tout autre qu’elle et son père boirait une mort certaine. Elle se fait des bouquets de ces fleurs, elle en pare ses cheveux, elle en parfume son sein, elle en mordille les pétales comme les jeunes filles font des roses. Saturée lentement de sucs vénéneux, elle est devenue elle-même un poison vivant qui neutralise tous les toxiques. Sa beauté, comme celle des plantes de son jardin, a quelque chose d’inquiétant, de fatal et de morbide ; ses cheveux d’un noir bleu tranchent sinistrement sur sa peau d’une pâleur mate et verdâtre, où éclate sa bouche qu’on dirait empourprée à quelque baie sanglante. Un sourire fou découvre ses dents enchassées dans des gencives d’un rouge sombre, et ses yeux fixes fascinent comme ceux des serpents. On dirait une de ces Javanaises, vampires d’amour, succubes diurnes, dont la passion tarit en quinze jours le sang, les moelles et l’âme d’un Européen. Elle est vierge cependant, la fille du docteur, et languit dans la solitude. L’amour essaye en vain de s’acclimater à cette atmosphère, hors de laquelle elle ne saurait vivre.

Nous n’avons jamais lu les Fleurs du mal de M. Ch. Baudelaire sans penser involontairement à ce conte de Hawthorne ; elles ont ces couleurs sombres et métalliques, ces frondaisons vert-de-grisées et ces odeurs qui portent à la tête. Sa muse ressemble à la fille du docteur qu’aucun poison ne saurait atteindre, mais dont le teint, par sa matité exsangue, trahit t’influence du milieu qu’elle habite.

En ce siècle de tartuferie américaine, on a si bien l’habitude de confondre l’auteur avec son œuvre, d’appeler ivrogne celui qui parle du vin, sanguinaire celui qui raconte un meurtre, débauché celui qui peint la passion ou le vice, athée celui qui fait la biographie d’un incrédule, que nous trouvons nécessaire, après ce rapprochement, d’affirmer, avec tout le sérieux dont nous sommes capable, l’innocuité parfaite de M. Ch. Baudelaire. Notre ami n’est pas du tout un empoisonneur ; il fait de la poésie et non de la toxicologie, quoi qu’en ait dit un trop spirituel académicien. Si quelqu’un de ses lecteurs mourait par hasard, on pourrait l’ouvrir ; l’appareil de Marsh n’y découvrirait pas le plus imperceptible atome arsenical. Nous avons nous-même survécu à la lecture des Fleurs du mal.

Il faut d’ailleurs rendre cette justice à M.  Baudelaire il ne trompe personne et ne met pas de fausses étiquettes aux plantes dangereuses ; il ne donne pas le pavot pour une rose et le colchique pour une pervenche ; et même, ne prévînt-il pas, depuis quand la peinture d’un cryptogame vénéneux a-t-elle donné la colique ?

Le poète des Fleurs du mal ne donne pas dans le travers du siècle à propos de l’humanitairerie et de la progressivité. Il ne pense pas que l’homme soit né bon, et il ne le croit guère perfectible. Il admet au contraire, avec Edgar Poe, ta perversité comme élément constitutif de notre nature. Par perversité il faut entendre cet instinct étrange qui nous pousse, en dépit de notre raison, à des actes absurdes, nuisibles et dangereux, sans autre motif que « cela ne se doit pas. » À quel ressort secret faut-il attribuer l’aveu tout à fait gratuit d’une chose honteuse et criminelle, la paresse inéluctable au moment de l’action suprême, la continuation d’une habitude souvent désagréable et qu’on sait mortelle, la recherche des hauts lieux et des abîmes pour leur vertige et leur attirance, la fureur destructrice qui vous fait vous acharner contre votre fortune ou votre bonheur, les goûts ridicules et les dépravations maniaques en dehors de toute excitation sensuelle qui les expliqueraient sans les justifier ? À la perversité native qui a retenu ce que le serpent lui chuchotait à l’oreille, aux premiers jours du monde.

On aurait tort de s’imaginer que M. Baudelaire, tout en peignant les difformités physiques et morales de la nature humaine, ayant pour milieu une civilisation extrême, ait la moindre complaisance à leur endroit. Il les renie comme des infractions au rythme universel. Impitoyable pour les autres, il se juge non moins sévèrement lui-même. Il dit avec un mâle courage ses erreurs, ses défaillances, ses délires, ses perversités, sans ménager l’hypocrisie du lecteur atteint en secret de vices tout pareils. Le dégoût et l’horreur des monstruosités modernes le jettent dans un spleen à faire paraître le sépulcral Young d’une gaieté folâtre mais plus la laideur des visages stigmatisés par les fatigues de la vie, hâves de débauche, convulsés de névroses, l’obsède, l’irrite et le révolte, plus il s’élève vers l’idéal d’une aile hâtée et puissante dans la sérénité des régions lumineuses, au paradis des rêves, où le beau resplendit avec son impeccable perfection.

Quoiqu’il aime Paris comme l’aimait Balzac, qu’il en suive, cherchant des rimes, les ruelles les plus sinistrement mystérieuses, à l’heure ou tes reflets des lumières changent les flaques de la pluie en mares de sang et où la lune roule sur les anfractuosités des toits noirs, comme un vieux crâne d’ivoire jaune, qu’il s’arrête parfois aux vitres enfumées des bouges, écoutant le chant rauque de l’ivrogne et le rire strident de la prostituée, ou sous la fenêtre de l’hôpital, pour noter les gémissements du malade dont l’approche d’une aurore, blafarde comme lui, avive les douleurs, souvent des récurrences de pensée le ramènent vers l’Inde, patrie de son enfance, et par une trouée de souvenirs on aperçoit, comme aux féeries à travers une brume d’azur et d’or, des palmiers qui se balancent sous un vent tiède et balsamique, des visages bruns aux blancs sourires essayant de distraire la mélancolie du jeune maître.

Si les artifices de la coquetterie parisienne plaisent au poète raffiné des Fleurs du mal, il ressent une vraie passion pour la singularité exotique ; dans ses vers, dominant les caprices, les infidélités et les dépits, reparaît opiniâtrement une figure étrange, une Vénus coulée en bronze d’Afrique, belle, mais fauve, nigra sed formosa, espèce de madone noire, dont la niche est toujours ornée de soleils en cristal et de bouquets en perles. C’est vers elle qu’il revient après ses voyages dans l’horreur, lui demandant, sinon le bonheur, du moins l’assoupissement et l’oubli. Cette sauvage maîtresse, muette et sombre comme un sphinx, avec ses parfums endormeurs et ses caresses de torpille, semble un symbole de la nature ou de la vie primitive à laquelle retournent les inspirations de l’homme las des complications de la vie civilisée, dont il ne pourrait se passer peut-être.

Le cadre restreint de cette notice ne nous permet pas d’analyser un à un les petits poèmes de M. Ch. Baudelaire. Chaque poésie est réduite par ce talent concentrateur en une goutte d’essence renfermée dans un flacon de cristal à mille facettes, atar-gul, hachisch, opium, vinaigre ou sel anglais qu’il faut boire ou respirer avec précaution, comme toutes les liqueurs d’une exquisité intense.

Nous citerons seulement parmi les pièces nouvelles « les Petites Vieilles, » fantaisie singulière, où sous les délabrements de la misère, de l’incurie ou du vice, l’auteur, « parmi ces Ninons cariées et ces Vénus du Père-ta-Chaise, retrouve avec une pitié mélancolique des vestiges de beauté, des restes d’élégance, un certain charme fané, et comme une étincelle d’âme. Celle qu’il intitule « Rêve parisien » est un cauchemar splendide et sombre, digne des Babels à la manière noire de Martynn. C’est un paysage ou plutôt une perspective magique faite avec du métal ; du marbre et de l’eau, et d’où le végétal irrégulier est banni. Tout est rigide, poli, miroitant sous un ciel sans lune, sans soleil et sans étoiles ; au milieu d’un silence d’éternité montent, éclairés d’un feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des châteaux d’eau d’où tombent, comme des rideaux de cristal, des cascades pesantes. Des eaux bleues s’encadrent comme l’acier des miroirs dans des quais ou des bassins d’or bruni, ou coulent sous des ponts de pierres précieuses. Le rayon cristallisé enchâsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses reflètent les objets comme des glaces. Le style de cette pièce a le brillant et l’éclat noir de l’ébène.

Terminons par ces mots si vrais de Victor Hugo à l’auteur des Fleurs du mal : « Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre, vous créez un frisson nouveau. »

(Les Poètes français, tome IV, août 1862.)