Fusains et eaux-fortes/Les aventures du baron de Munchhausen

G. Charpentier (p. 319-322).


LES AVENTURES

DU BARON DE MUNCHHAUSEN

TRADUCTION DE THÉOPHILE GAUTIER FILS



PRÉFACE

Les Aventures du baron de Münchhausen jouissent en Allemagne d’une célébrité populaire qu’elles ne sauraient manquer, nous l’espérons du moins, d’acquérir bientôt en France, malgré leur forte saveur germanique et peut-être à cause même de cela ; le génie des peuples se révèle surtout dans la plaisanterie. Comme les œuvres sérieuses chez toutes les nations ont pour but la recherche du beau, qui est un de sa nature, elles se ressemblent nécessairement davantage et portent, moins nettement imprimé, le cachet de l’individualité ethnographique. Le comique, au contraire, consistant dans une déviation plus ou moins accentuée du modèle idéal, offre une multiplicité singulière de ressources ; car il y a mille façons de ne pas se conformer à l’archétype. La gaieté française n’a aucun rapport avec l’humour britannique le witz allemand diffère de la bouffonnerie italienne, et le caractère de chaque nationalité s’y montre dans son libre épanchement. Le baron de Münchhausen, en dépit de ses hâbleries incroyables, n’a nul lien de parenté avec le baron de Crac, autre illustre menteur. La blague française, qu’on nous pardonne d’employer ce mot, lance sa fusée, pétille et mousse comme du vin de Champagne, mais bientôt elle s’éteint, laissant à peine au fond de la coupe deux ou trois perles de liqueur. Cela serait trop léger pour des gosiers allemands, habitués aux fortes bières et aux âpres vins du Rhin il leur faut quelque chose de plus substantiel, de plus épais, de plus capiteux. La plaisanterie, pour faire impression sur ces cerveaux pleins d’abstractions, de rêves et de fumée, a besoin de se faire un peu lourde ; il faut qu’elle insiste, qu’elle revienne à la charge et ne se contente pas de demi-mots qui ne seraient pas compris. Le point de départ de la plaisanterie allemande est cherché, peu naturel, d’une bizarrerie compliquée et demande beaucoup d’explications préalables assez laborieuses ; mais la chose une fois posée, vous entrez dans un monde étrange, grimaçant, fantasque, d’une originalité chimérique dont vous n’aviez aucune idée. C’est la logique de l’absurde poursuivie avec une outrance qui ne recule devant rien. Des détails d’une vérité étonnante, des raisons, de l’ingéniosité la plus subtile, des attestations scientifiques d’un sérieux parfait, à rendre probable l’impossible. Sans doute, on n’arrive pas à croire les récits du baron de Münchhausen mais à peine a-t-on entendu deux ou trois de ses aventures de terre ou de mer, qu’on se laisse aller à la candeur honnête et minutieuse de ce style, qui ne serait pas autre s’il avait à raconter une histoire vraie. Les inventions les plus monstrueusement extravagantes prennent un certain air de vraisemblance, déduites avec cette tranquillité naïve et cet aplomb parfait. La connexion intime de ces mensonges qui s’enchaînent si naturellement les uns aux autres finit par détruire chez le lecteur le sentiment de la réalité, et l’harmonie du faux y est poussée si loin qu’elle produit une illusion relative, semblable à celle que font éprouver les voyages de Gulliver à Lilliput et à Brobdignag, ou bien encore l’Histoire véritable de Lucien, type antique de ces récits fabuleux tant de fois imités depuis. Ici, le crayon de Gustave Doré augmente encore le prestige ; personne mieux que cet artiste, qui semble avoir cet œil visionnaire dont parle Victor Hugo dans sa pièce à Albert Dürer, ne sait faire vivre d’une vie mystérieuse et profonde les chimères, les rêves, les cauchemars, les formes insaisissables noyées de lumière et d’ombre, les silhouettes drolatiquement caricaturales et tous les monstres de la fantaisie ; il a commenté les aventures du baron de Münchhausen de dessins qui semblent les planches d’un voyage de circumnavigation par leur fidélité caractéristique et leur exotique bizarrerie. On dirait que, peintre de l’expédition, il a croqué d’après nature tout ce que décrit le facétieux baron allemand, et le texte en acquiert une valeur de bouffonnerie froide plus germanique encore.

Novembre 1862.

FIN