Fusains et eaux-fortes/Théophile de Viau

G. Charpentier (p. 275-285).


THÉOPHILE DE VIAU


Théophile de Viau est plus connu sous son prénom de Théophile.

À Malherbe, à Racan, préférer Théophile,


dit Boileau ; ce vers et l’hémistiche :

Il en rougit, le traître !


tiré de la tragédie de Pyrame et Thisbé, que citent tous les traités de rhétorique comme exemple de faux goût, composent à peu près les notions du vulgaire sur le poète dont nous allons essayer de peindre la physionomie caractéristique. Théophile, si oublié aujourd’hui, fit grand bruit en son temps, comme écrivain et comme libre-penseur. Il subit en cette qualité des persécutions dont le prétexte

semble obscur, quand on compulse les pièces du procès ; traqué, exilé, emprisonné, condamné à mort et même exécuté en effigie, il eut beaucoup de peine à se tirer sain et sauf des engrenages de la machination dirigée contre lui par un parti puissant, et il mourut jeune dans la retraite que lui avait offerte le duc de Montmorency, son protecteur.

Avant de nous occuper du libertin, comme on disait alors avec un sens que ce mot n’a plus, parlons du poète. Théophile de Viau naquit à Boussères-Sainte-Radegonde en 1590, d’une honnête famille, quoique ses détracteurs l’aient prétendu fils d’un cabaretier. Le manoir paternel, que sa tour signalait d’assez loin aux yeux, n’avait rien d’une auberge, et l’hospitalité qu’on y recevait, bien que frugale, était à coup sûr gratuite ; un des ancêtres du poète avait été secrétaire de la reine de Navarre ; son oncle, nommé par Henri IV gouverneur de la ville de Tournon. Tout cela est honorable et décent.

Théophile vint à Paris en 1610 ; il avait vingt ans, et son esprit le poussa bien vite parmi les jeunes seigneurs. Il se lia avec Balzac, dont il n’eut pas à se louer, voyagea avec lui en Hollande et, à son retour, composa des vers et des entrées pour des ballets et mascarades de la cour, qui lui firent beaucoup d’honneur par leur tour ingénieux et leurs allusions adroitement amenées. Le poète avait la repartie alerte, il ne restait jamais à court, et l’impromptu lui jaillissait avec une spontanéité surprenante. Sa conversation était pleine de charme et d’imprévu ; les idées hardies et neuves s’y jouaient avec trop d’éclat et de liberté peut-être. Les doctrines littéraires qu’il professe dans ses vers et dans sa prose sont originales et tranchent sur les opinions du temps. Rien de plus moderne, et les novateurs de 1830 n’ont pas mieux dit. Théophile, en cela trop rigoureux sans doute, n’admet pas, chez des chrétiens et dans des sujets qui ne sont pas grecs ou romains, l’emploi des dieux de la Fable ; le fatras mythologique lui paraît pédantesque, suranné et hors de propos ; il ne veut invoquer ni Phœbus ni les nymphes du Permesse ; il plume les ailes du vieil Amour et, se moquant des Iris en l’air, il proclame le nom de Marie comme le plus beau du monde.

Cependant, n’allez pas croire que Théophile bannisse les images, les métaphores et veuille réduire la poésie à n’être que de la prose rimée ; il a le sens trop net et trop droit pour cela. Seulement il veut que la pensée naisse de la cervelle ou du cœur du poète, et que les couleurs dont il la revêt soient prises sur la palette de la nature. Le centon perpétuel de l’antiquité l’ennuie et le dégoûte avec raison ; il affirme que ce n’est pas la peine de ressasser ce qui a été dit beaucoup mieux, il y a quelque deux mille ans, et de sa part ce n’est point le dédain d’un ignorant qui trouve la science trop verte. L’éducation de Théophile était excellente, il savait du grec et du latin autant qu’un érudit de cabinet ; il a traduit le Phédon, écrit des lettres d’une latinité irréprochable, et son histoire de Larissa semble un fragment retrouvé d’Apulée ou de Pétrone. Nourri de la moelle de l’antiquité, il l’avait digérée, et il ne la rendait pas toute crue, comme font les pédants. Chez lui, la poésie n’empêchait pas le sens critique ; ses jugements littéraires sont d’une lucidité remarquable.

Tout en rendant à Malherbe la stricte justice qu’il mérite, Théophile se moque des imitateurs de ce sec poète, en vers pleins d’ironie et de verve, dont Boileau s’est peut-être un peu trop souvenu, et raille ces gratteurs de syllabes, ces poseurs de diphtongues qui cherchent un mois

 
comment à fils emphis
Pourra s’apatrier la rime de Memphis,


et s’imaginent avoir fait un monument parce qu’ils ont passé de longues heures à un travail stérile et barbouillé une rame de papier pour arrondir une strophe.

La tragédie de Pyrame et Thisbé quoiqu’elle ait obtenu du succès et tenu honorablement sa place à la scène, dans un temps où Corneille et Molière n’avaient pas encore régénéré le théâtre, n’est pas une œuvre qui porte le cachet distinctif de l’auteur. Le métier de poète dramatique n’allait pas à Théophile, il l’avoue lui-même avec une mâle franchise ce travail l’a longtemps martyré dit-il ; son esprit fantasque et vagabond aime mieux la liberté de l’ode et de l’épître ; il lui faut tout son loisir pour se promener dans les bois, rêver au murmure des ruisseaux, surprendre au vol le double papillon de la rime et chercher la chute d’une stance sans avoir à se préoccuper des entrées ou des sorties et de tous les détails matériels du théâtre.

En effet, Théophile est à la fois lyrique et descriptif. C’est là où il réussit le mieux dans l’ode, il a le souffle, là période nombreuse, la belle conduite de la strophe, une noblesse sans emphase, des trouvailles de mots pleines de bonheur. Dans la description, il a souvent des détails rares, des couleurs vives, un sentiment vrai de la nature, des touches bien posées à leur place, de l’élégance et de la fraîcheur. Il regarde les objets qu’il peint et ne les copie pas dans les vers de quelque ancien auteur à ses peintures ad vivum il mêle sa propre individualité, et il en fait un fond pour ses personnages et ses pensées.

L’ode intitulée le Matin renferme des stances pleines de grâce, des images neuves, des détails observés, et la chute anacréontique qui la termine est bien amenée, quoique rappelant un peu l’odelette de Ronsard :

Mignonne, allons voir si la rose.

La Solitude est peut-être la pièce la plus achevée du poète, dont le défaut était de se laisser trop aller à sa facilité. C’est une solitude à deux, où les épanchements d’amour se mêlent aux effusions lyriques et aux descriptions des beautés naturelles.

Dans ce val solitaire et sombre,
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.


Comme ce brusque début vous transporte loin du monde au milieu du calme, du silence, de la fraîcheur et de la solitude, et qu’il fait bon aimer au sein de cette pittoresque retraite ! Les concetti à l’italienne, les agudezzas à l’espagnole sont ici plus rares que dans aucune autre pièce de Théophile ; la passion vraie y remplace la galanterie et l’amour de l’âme y relève la tendresse voluptueuse. Pour trouver des accents analogues, il faut descendre jusqu’au renouvellement poétique de ces dernières années.

Les stances Sur une tempeste ont du mouvement et de la couleur, et l’ode Sur la paix contient des strophes dont visiblement Malherbe a imité l’allure et le trait, avec supériorité, il faut le dire ; car le principal défaut de Théophile est de ne pas profiter jusqu’au bout des rencontres heureuses qu’il fait ; il se lasse vite et n’a pas le courage de suppléer par le travail les intermittences de l’inspiration. Par malheur pour lui, il ne possède pas l’autre moitié du génie, – la patience.

Bien qu’on trouve chez lui beaucoup de morceaux remarquables, Théophile n’est pas un pur tempérament poétique. C’est un philosophe, un libre-penseur ; il a une doctrine, il aimé à raisonner encore plus qu’à peindre, et dans ses ouvrages l’idée ne s’habille pas toujours avec le vêtement de l’image. Il se contente souvent de l’exprimer avec une netteté qui devient prosaïque ; – cela ne suffit pas en vers. Ses odes, plus tendues et d’un essor plus élevé, n’ont pas ce défaut mais il est sensible en beaucoup de pièces, élégies, discours, dont la forme se rapproche de l’épître. La phrase est bien conduite, la période se déroule sans embarras, le raisonnement se suit avec logique, l’esprit étincelle par places, mais les touches colorées, qui ravivent les nuances un peu grisés du fond, sont données trop sobrement ; – on désirerait çà et là quelque coup d’aile qui enlevât de terre ce sermon pédestre. La chose s’explique naturellement par ceci : – chez Théophile, le poète contenait un excellent prosateur qui, si sa vie eût été plus longue, eût peut-être fini par prédominer. Les Fragments d’une histoire comique en sont une preuve irrécusable. On n’écrivait guère alors, en prose, de cette façon ferme, aisée et franche. Chose bizarre ; le mauvais goût reproché aux vers de Théophile ne se retrouve pas dans sa prose ; il s’y raille au contraire des affectations qu’il ne se refuse pas toujours lorsqu’il écrit en langage métrique. La figure du pédant Sidias est tracée avec une amusante verve bouffonne, et il est permis de croire que, de cette caricature charbonnée sur la muraille d’un cabaret, Molière a tiré son Pancrace et son Marphurius. – La question « si odor in pomo est accidens » vaut bien celle des chapeaux.

Maintenant, arrivons aux persécutions qu’eut à subir Théophile. – Dans son Apologie, il les attribue à la rancune des jésuites, qu’il avait irrités en découvrant chez l’un d’eux le vice qu’on lui reprochait à lui-même, et cette raison paraît vraisemblable ; – ce jésuite était le Père Voisin ; – un autre de la confrérie, le Père Garasse, une de ces fortes gueules qui aboient d’après le mot d’ordre de leur parti, parla contre Théophile en chaire et composa un in-quarto d’injures à son adresse, intitulé la Doctrine curieuse, un vrai catéchisme poissard d’invectives théologiques et pédantes. – Théophile est traité d’ivrogne, de sodomite, d’athée, de veau (allusion délicate à son nom de famille), et des cendres remuées du bûcher de Lucilio Vanini, le bon Père tâche de faire jaillir une étincelle pour allumer les fagots sous le poète du Parnasse satyrique.

Les doctrines de Théophile sont-elles si damnables que le prétendaient ses adversaires ? – Nous ne le pensons pas ; du moins, les passages cités comme impies et blasphématoires ont besoin d’être singulièrement forcés et détournés de leur sens naturel pour prêter à des accusations semblables ; ce sont, la plupart du temps, des impiétés galantes, des Iris comparées à des anges, les tourments de l’amour jugés plus cruels que ceux de l’Enfer, des plaisirs préférés aux joies du Paradis, des imprécations contre le destin et autres gentillesses de ce genre. On en pourrait relever autant dans tous les poètes de l’époque. Le goût y est plus offensé, ce me semble, que la théologie. – Quant aux pièces tirées du Parnasse des poètes satyriques, qu’on lui attribuait, nous y viendrons tout à l’heure.

Mais Théophile avait été huguenot, et comme tel, malgré sa conversion, malgré la régularité peut-être affectée avec laquelle il se conformait aux commandements de l’Église, il était suspect d’hérésie. Le libre examen, qui est le fond du protestantisme, pousse à la philosophie et au libertinage. Cela, joint au motif particulier que Garasse avoue lui-même, et auquel nous avons fait allusion, suffisait, et au delà, à la perte du poète.

Grâce aux efforts de cette cabale, Théophile fut d’abord banni et, après un retour de faveur, condamné par le parlement à être brûlé, sentence qui ne s’exécuta qu’en effigie, car le poète avait pris la fuite. Repris, il fut incarcéré à la tour de Montgommery, dans le propre cachot de Ravaillac, où il subit toutes les rigueurs de la prison dure. Il n’en sortit qu’au bout de deux ans, et son arrêt fut commué en exil. Ce fut à Chantilly, chez le duc de Montmorency, son protecteur, qu’il se retira et qu’il mourut à l’âge de trente-six ans.

Les épigrammes licencieuses du Parnasse des poètes satyriques, un des plus grands griefs contre Théophile, et qu’il renia toujours quoiqu’elles portassent son nom, ne nous semblent pas être de lui. On n’en retrouva pas le manuscrit ; mais ce n’est pas cette raison qui nous guide. La facture de ces boutades obscènes, de ces priapées bouffonnes dont aucun poète de ce temps ne se faisait faute et qu’on appelait des gayetées n’a aucun rapport avec celle de Théophile. – Sa manière nette, sèche et nerveuse n’a pas l’embonpoint de ces pièces grasses. – Elles contiennent d’ailleurs des hiatus, des grossièretés de style, des archaïsmes dont il n’était pas capable. – Cette différence est sensible comme celle d’une écriture fine, serrée et propre, à une écriture pochée, lourde et négligente. – Il aurait pu faire des vers licencieux comme Maynard, comme Motin, comme Frenicle, comme Ogier, comme Colletet, comme Racan, mais il n’a pas fait ceux-là, et nous le croyons parfaitement sincère lorsqu’il dit dans sa préface : « On a suborné des imprimeurs pour mettre au jour, en mon nom, des vers sales et profanes qui n’ont rien de mon style ni de mon humeur. J’ai voulu que la justice en sût l’auteur pour le punir, mais les libraires n’en connaissent, à ce qu’ils disent, ni le nom ni le visage et se trouvent eux-mêmes en la peine d’être châtiés pour cet imposteur. »

Nous ne pousserons pas la manie de réhabilitation jusqu’à prétendre que Théophile fut un saint ; il ne valait ni plus ni moins, moralement, que la jeunesse de son temps ; seulement, il avait plus d’esprit, plus de bravoure, plus de franchise que bien d’autres qu’on n’inquiéta pas. Son malheur fut « d’être trop connu. »

(Les Poètes français, tome II, juillet 1861.)