Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 22

Nelson (p. 226-232).


CHAPITRE XXII


Voici ce que contenait cette lettre :

« Ma fiancée est partie hier ; nous ne nous verrons plus jamais… je ne sais même pas où elle va habiter. Elle a emporté avec elle tout ce qui me paraissait jusqu’à présent enviable et précieux ; tous mes plans, toutes mes résolutions ont disparu avec elle ; tous mes travaux sont perdus, un long labeur s’est transformé en néant, toutes mes occupations sont sans objet, sans valeur ; tout cela est mort, j’ai enterré hier mon passé tout entier. Je sens cela vivement, je le vois, je le sais et ne le regrette pas. Ce n’est pas pour me plaindre que je reviens là-dessus. Il ne me sied pas de gémir dès que tu m’aimes. Je veux seulement te dire que de tout ce passé à jamais enseveli, de tous ces espoirs réduits en cendre et en fumée il ne reste qu’une chose vivante, inébranlable : mon amour pour toi. Il ne me reste plus rien que cet amour, l’appeler mon unique trésor ne serait pas assez ; je suis tout entier dans cet amour et il est tout moi-même ; c’est mon avenir, ma vocation, mon sanctuaire et ma patrie. Tu me connais, Irène, tu sais combien les phrases me répugnent et, quelque énergiques que soient les termes avec lesquels j’essaye d’exprimer mon sentiment, tu ne saurais en soupçonner la sincérité ou les taxer d’exagération. Ce n’est pas un jeune homme qui te balbutie, dans l’ardeur de ses premiers transports, des serments irréfléchis, mais un homme déjà mûri par les années qui te dépeint simplement, franchement, presque avec terreur, ce qu’il a reconnu pour être absolument vrai. Oui, ton amour tient en moi la place de tout. Sois-en donc juge : puis-je laisser ce tout entre les mains d’un autre, puis-je lui permettre de disposer de toi ? Tu lui appartiendrais ! tout mon être, tout le sang de mon cœur lui appartiendrait ! et moi je serais simple spectateur de ma propre vie ? Non, c’est impossible ! impossible ! Ne goûter qu’à la dérobée de ce qui vous est nécessaire pour respirer, pour vivre, c’est mensonge et mort. Je comprends quel grand sacrifice je réclame de toi sans y avoir aucun droit, car qu’est-ce qui peut donner droit au sacrifice ? Ce n’est pas l’égoïsme qui me fait agir ainsi : un égoïste n’aurait pas soulevé cette question. Oui, mes exigences sont difficiles à réaliser, et je ne suis pas surpris qu’elles t’effrayent. Tu as en aversion les hommes avec lesquels tu dois vivre, le monde te fatigue ; mais auras-tu la force d’abandonner ce monde, de fouler aux pieds les couronnes qu’il t’a tressées, de mépriser l’opinion publique, l’opinion de ces hommes odieux ? Interroge-toi, Irène, ne prends pas un fardeau au-dessus de tes forces. Je ne veux pas récriminer, mais souviens-toi : une fois déjà tu n’as pu résister à la séduction. Je ne puis te donner que bien peu en échange de tout ce que tu abandonneras ! Écoute donc mon dernier mot : si tu ne te sens pas en état demain, aujourd’hui même, de tout quitter et de me suivre, — tu vois comme je te parle hardiment sans ménager mes termes, — si tu as peur de l’inconnu, de l’éloignement, de l’isolement, du mépris des hommes ; si tu n’es pas sûre, en un mot, de toi-même, dis-le-moi franchement, sans délai, et je m’en irai ; je m’en irai l’âme brisée, mais en bénissant ta franchise. Si réellement, ma belle et resplendissante reine, tu aimes un homme aussi infime et obscur que moi, si réellement tu es prête à partager son sort, — alors donne-moi la main et engageons-nous ensemble dans notre voie pénible. N’oublie seulement pas ceci : ma décision ne se peut modifier : tout ou rien. C’est insensé, mais je ne puis faire autrement ; je t’aime trop.

Cette lettre ne plut pas beaucoup à Litvinof ; elle ne rendait pas exactement ce qu’il voulait dire, il s’y trouvait quelques expressions forcées ; enfin elle ne valait guère mieux que celles qu’il avait déchirées, mais elle renfermait le plus important, et Litvinof, épuisé, harassé, ne se sentait plus capable de tirer de sa tête quelque chose de meilleur. Il ne savait pas donner à sa pensée une forme littéraire, et, comme tous ceux qui n’ont pas l’habitude d’écrire, le style le préoccupait beaucoup trop. Sa première lettre valait assurément mieux ; elle découlait plus naturellement du cœur. Quoi qu’il en soit, Litvinof expédia son épître à Irène. Elle lui répondit par un court billet :

« Viens aujourd’hui chez moi ; il est absent pour toute la journée. Ta lettre m’a extraordinairement troublée. Je ne fais que penser, penser… Et la tête m’en tourne. J’ai un grand poids sur le cœur ; mais tu m’aimes, et je suis heureuse. Viens. »

Elle était dans son boudoir lorsque Litvinof entra chez elle. La même petite fille qui l’avait guetté la veille sur l’escalier l’introduisit. Sur la table était ouvert un carton rond rempli de dentelles ; elle les retournait négligemment d’une main, et de l’autre tenait la lettre de Litvinof. Elle avait à peine fini de pleurer : ses cils étaient encore humides, ses paupières gonflées ; on voyait sur ses joues les raies que laissent les larmes. Litvinof s’arrêta sur le seuil de la porte ; elle ne l’apercevait pas.

— Tu pleures ? dit-il avec surprise.

Elle tressaillit, passa la main dans ses cheveux et sourit.

— Pourquoi pleures-tu ? répéta Litvinof.

Elle lui montra sa lettre en silence.

— Comment ? c’est de cela…, dit-il après une pause.

— Approche, assieds-toi, donne-moi la main. Eh bien ! oui, j’ai pleuré ; qu’y a-t-il là d’étonnant ? On dirait que c’est aisé…

Et elle montra encore la lettre.

Litvinof s’assit.

— Je sais que ce n’est pas aisé, Irène, je ne te l’ai pas caché, je comprends ta situation ; mais, si tu te rends compte des conséquences de ton amour, si mes arguments t’ont convaincue, tu dois également comprendre ce que je ressens à la vue de tes larmes. Je viens ici comme un accusé, et j’attends mon arrêt : la mort ou la vie ? Ta réponse tranchera tout. Seulement, ne me regarde pas avec ces yeux… Ils me rappellent tes anciens yeux, tes yeux de Moscou.

Irène rougit subitement et se détourna, comme si elle avait elle-même reconnu quelque chose de mauvais dans son regard.

— Que dis-tu, Grégoire ? N’as-tu pas honte ? Tu me demandes une réponse, comme si tu pouvais douter. Mes larmes te troublent, mais tu ne les as pas comprises. Ta lettre, mon ami, m’a fait faire des réflexions. Tu m’écris que mon amour supplée à tout, que tes précédentes occupations n’ont plus de but ; et voilà que je me demande si un homme peut vivre uniquement d’amour. Ce sentiment ne le fatiguera-t-il pas, ne désirera-t-il pas reprendre une vie plus active, et n’en voudra-t-il pas à ce qui l’en a éloigné ? Voilà la pensée qui m’effraye, voilà ce qui me fait pleurer, et non ce que tu supposes. Litvinof regarda attentivement Irène, et celle-ci le regarda aussi attentivement ; chacun d’eux cherchait à plonger profondément dans l’âme de l’autre, chacun cherchait à pénétrer au delà de ce que la parole parlée peut trahir ou cacher.

— C’est à tort, commença Litvinof ; je me suis sans doute mal exprimé. L’ennui ! l’inaction ! avec les nouvelles forces que me donnent ton amour ? Ô Irène, crois-le bien, l’univers entier est pour moi dans ton amour, et moi-même je ne puis encore pressentir tout ce qu’il peut produire.

Irène devint pensive.

— Où irons-nous donc ? murmura-t-elle.

— Où ? nous en causerons… Ainsi, tu consens ?

Elle le regarda.

— Et tu seras heureux ?

— Ô Irène !

— Tu ne regretteras rien ? Jamais ?

Elle se pencha sur le carton à dentelles, et se mit à les ranger.

— Ne te fâche pas de ce qu’en un pareil moment je m’occupe de telles bagatelles. Je suis obligée d’aller à un bal chez une dame ; on m’a envoyé ces chiffons, je dois aujourd’hui en faire un choix. Ah ! j’ai le cœur bien gros, s’écria-t-elle tout à coup, et elle colla son visage sur le carton. Des larmes revinrent de nouveau sur ses yeux ; elle recula : les larmes pouvaient gâter les dentelles.

— Irène, tu pleures encore, dit avec anxiété Litvinof.

— Eh bien ! oui, reprit Irène. Ah ! Grégoire, ne me tourmente pas toi-même. Soyons des êtres libres ! Quel malheur y a-t-il à ce que je pleure ? Est-ce que je comprends moi-même pourquoi coulent ces larmes ? Tu sais, tu as entendu ma décision, tu es sûr qu’elle ne changera pas, que je consens à… comment as-tu dit cela ?… à tout ou rien…, que veux-tu de plus ? Soyons libres ! Pourquoi ces chaînes mutuelles ? Nous sommes maintenant ensemble, tu m’aimes, je t’aime ; n’aurions-nous rien de mieux à faire qu’à fouiller dans nos sentiments ? Regarde-moi : je ne me fais pas d’illusion, je sais que je suis criminelle, et qu’il est en droit de me tuer. Qu’importe ? Soyons libres. Un jour à nous, c’est l’éternité !

Elle se leva, regarda Litvinof d’en haut, en souriant et en rejetant de son visage une boucle sur laquelle perlaient deux ou trois larmes. Un riche fichu en dentelle glissa de la table et tomba sous les pieds d’Irène ; elle le foula du pied avec mépris.

— Est-ce que je ne te plais pas aujourd’hui ? Ai-je enlaidi depuis hier ? Dis-moi, as-tu souvent vu un plus beau bras ? Et ces cheveux ? Dis, m’aimes-tu ?

Elle lui prit les deux mains, appuya sa tête contre sa poitrine ; son peigne se détacha et ses cheveux se déliant l’entourèrent d’une nappe molle et parfumée.