Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 23
CHAPITRE XXIII
Litvinof arpentait sa chambre, la tête baissée. Il lui restait maintenant à passer de la théorie à la pratique, à trouver les moyens de fuir, d’émigrer dans un pays inconnu. Chose étrange ! ces moyens n’étaient pas encore ce qui le préoccupait le plus, et il ne faisait que se demander s’il pouvait réellement compter sur la décision qu’il avait si obstinément réclamée. La parole donnée ne serait-elle pas reprise ? Irène lui avait bien dit, en prenant congé de lui : « Agis, et informe-moi seulement quand tout sera prêt. » C’en est fait ; plus de doutes ; il faut agir, et Litvinof agit, du moins en imagination. Il fallait d’abord songer à l’argent. Litvinof se trouva posséder 1,328 florins, c’est-à-dire en monnaie française 2,855 francs ; cette somme n’était pas considérable, elle suffirait cependant pour les premiers besoins, puis il écrirait immédiatement à son père de lui envoyer le plus d’argent possible, de vendre du bois, une partie de la terre… Mais sous quel prétexte ?… Le prétexte se trouverait bien. Irène avait parlé, il est vrai, de ses bijoux, mais il ne convenait pas de prendre cela en considération ; ce ne serait une ressource que pour les mauvais jours, s’ils venaient. En outre, il avait un excellent chronomètre de Genève dont on pourrait tirer… quand ce ne serait que 400 francs. Litvinof courut chez son banquier, le sonda sur l’hypothèse d’un emprunt, mais les banquiers de Bade sont gens défiants et prudents ; à pareille ouverture, ils font ordinairement une mine d’une aune : quelques-uns vous rient au nez, comme pour vous montrer qu’ils savent apprécier votre innocente plaisanterie. Litvinof, à sa honte, essaya aussi de sa chance à la roulette ; il alla même, ô ignominie, jusqu’à confier un thaler au numéro 30, correspondant au chiffre de ses années. Il fit cela en vue d’augmenter, d’arrondir son capital ; en effet, il ne l’augmenta pas, il l’arrondit, en laissant sur le tapis vert 28 florins. Seconde question également grave, c’était le passe-port. Mais pour une femme, le passe-port n’est pas si obligatoire ; il y a des pays où on ne le demande pas du tout ; la Belgique, par exemple, l’Angleterre ; puis, s’il le fallait, on pourrait se procurer un passe-port étranger. Litvinof pesa tout cela très sérieusement ; son énergie était grande, nullement ébranlée, et en même temps, malgré sa volonté, à côté d’elle, quelque chose de ridicule, de presque comique, se glissait à travers ses combinaisons, comme si son projet en lui-même n’était qu’une plaisanterie, comme si jamais personne ne s’était enfui, sinon dans des comédies ou des romans, et encore quelque part en province, peut-être dans le district de Tchoukloma ou de Sizranck, où, d’après un voyageur, il arrive aux gens d’avoir le mal de mer, à force d’ennui. Litvinof se souvint de l’aventure d’un de ses amis, le cornette en retraite Batzof, qui enleva, dans un équipage attelé de trois chevaux, avec des grelots, la fille d’un marchand, après avoir préalablement enivré ses parents et la fiancée elle-même. Il advint qu’on l’avait pris au piège et qu’il faillit, par-dessus le marché, être roué de coups. Litvinof se fâcha violemment contre lui-même pour cette réminiscence si déplacée, et alors lui revint en mémoire Tatiana, son brusque départ, toute cette douleur, toute cette souffrance et toute cette honte, et il ne comprit que trop bien que l’affaire dans laquelle il s’était embarqué n’était pas une plaisanterie, qu’il avait eu bien raison de dire à Irène que pour son propre honneur il ne lui restait pas d’autre issue… Et de nouveau, à ce seul nom d’Irène, quelque chose de brûlant et de doux s’enroula d’une étreinte irrésistible autour de son cœur.
Un bruit de chevaux se fit entendre ; il se rangea. Irène passa à côté de lui, en compagnie du général obèse. Elle reconnut Litvinof, lui fit un signe de tête, et, cinglant son cheval, elle le mit au galop et le lança à toute vitesse. Le vent soulevait son grand voile sombre. « Pas si vite ! sabre de bois ! pas si vite ! » criait le général en essayant de la rejoindre.