E. Flammarion (p. 199-208).


LA PETITE PERSONNE BIEN TRANQUILLE


Mon Dieu oui, me dit Fracastor, le premier travail, pour nous autres explorateur, est de prendre femme à chaque retour de voyage. Tu connaîtra ça comme les autres quand tu aura seulement fait le tour du monde quatre ou cinq fois ! Imagine, aussitôt le bateau quitté, un double et irrésistible désir : d’abord de rafraîchir, en mordant à même dans les fruits d’Europe, son palais affadi par l’abus des goyaves et des mangues, puis de se débarbouiller, avec quelque Parisienne au besoin anémique un peu, du souvenir d’innombrable Vénus musquées, toutes trop uniformément couleur de citron ou de bronze.

Lorsque le train du Havre me déposa gare Saint-Lazare, je me sentis donc fort amoureux.

Amoureux, mais de qui ?

J’avais précédemment essayé des soupeuses peintes et rousses, Circés à tant par moi, dont tout nouveau débarqué devient le déplorable Ulysse. Toujours le même tour au Bois, toujours les mêmes cabarets de nuit ! Recommencer me parut pénible. — « Fracastor, mon ami, ce n’est plus là ce qu’il te faut. L’heure de la sagesse a sonné. Souviens-toi des conseils que te donnait ton oncle. Ce qu’il te faut, ô Fracastor ! pour vivre heureux deux ou trois mois, c’est une petite personne bien tranquille. L’espèce n’en est pas rare à Paris, dans certains quartiers. » Et, mes bagages confiés au garçon d’hôtel, je me répandis par les rues, cherchant ce diamant bleu, ce merle blanc, cette fleur d’idéal bourgeois qu’on appelle une petite personne bien tranquille.

Je la voyais, d’ailleurs, distincte et si parfaitement dessinée, qu’il me semblait l’avoir connue déjà.

Jolie, pas trop pourtant. Rien de cette beauté provocante qui saute aux yeux comme un jeune chat prêt à griffer ; une beauté intime, enveloppée, ne se laissant pénétrer qu’à la longue. Mignonne plutôt, les grandes tailles font se retourner les passants ! mignonne, mais sans être naine. Ni brune, ni blonde : châtaine, avec des yeux indécis et doux.

Tranquillement vêtue surtout, la petite personne bien tranquille. Un corsage noir égayé d’un léger ruban ; et, pour coiffure, un de ce bibis qu’en trois coups de poing, d’un ruban, les Parisienne se fabriquent.

Car elle serait Parisienne et travaillerait. Chaque soir, je l’attendrais au sortir de l’atelier. Le dimanche nous irions à la campagne, nous cueillerions des fleurs dans l’herbe et cela paraîtrait délicieux.

Je ne la trouvai pas tout de suite, oh ! non, la petite personne bien tranquille.

Vainement, revenu à la vie normale et toujours couché avant minuit, je m’éveillais avec les balayeurs, à l’aube, pour surveiller, tantôt sur une rive et tantôt sur l’autre, rue du Faubourg-Poissonnière et rue de Rennes, la descente des ouvrières Montrougiennes ou Montmartroises qui sont les bourdonnantes et matinales abeilles de cette immense ruche, Paris.

Vainement, le soir, entre six et sept, j’arpentais, à pas d’amoureux, autour des ateliers et des grands magasins, d’autres voies également propice, la petite personne bien tranquille ne se manifestait point.

Enfin le ciel eut pitié de ma misère et mit sur mon chemin l’enfant rêvée, tandis que, pris de désespoir, ne contemplais la tour Saint-Jacques, à l’heure où les « Plumes et Fleurs » du quartier des Gravilliers et du passage du Caire viennent émietter aux moineaux, dans le square, un peu du pain de leur déjeuner.

Dès les premiers mots, nous nous entendîmes.

— Ainsi, je vous plais ?… lui disais-je.

— Oh ! pour sûr, me répondait-elle d’une voix de petite personne bien tranquille ; moi, d’abord, je n’ai jamais aimé les jeunes gens.

Oaristys vraiment virgilien !

Et, comprenant enfin le prix d’une vieillesse relative, je me félicitai intérieurement d’avoir la barbe agrémentée çà et là des légers fils d’argent chers aux petites personnes bien tranquilles.

La lune de miel commença.

D’abord, pour rompre la monotonie de nos soirées, j’avais voulu conduite la petite personne bien tranquille au théâtre. Mais le théâtre ne vaut rien, paraît-il, aux personnes bien tranquilles. Ça finit trop tard, le théâtre. Parlez-moi du café-concert : on sort quand on veut et on ne risque pas de manquer le dernier tramway, considération importante pour une petite personne bien tranquille.

Nous allions donc au café-concert, et, quoique peu amateur du genre, pour ne pas causer de déplaisir à la petite femme bien tranquille, j’applaudissait, en enrageant, les refrains de Paulus et d’Yvette.

Lune sans nuages, comme tu vois.

Le second jour, pourtant, nous eûmes une manière de dispute.

La petite personne bien tranquille voulut me faire connaître ses parents. Toutes les petites personnes bien tranquilles sont possédées de cette manie. Une mère à cabas, un frère ivrogne. Le soir, on dînait en famille.

Nous mangions la salade, un soir. C’est elle qui l’avait préparée. J’osai demander un peu de vinaigre.

— Alors, il n’y a pas assez de vinaigre ?

— Mais, chérie…

— Alors, la salade est manquée !

— Qui diable te dit !…

— Alors, je ne sais pas faire la salade ?… Alors, je ne rais rien faire ?

— Voyons, calmes-toi, tu exagères.

— Alors, je suis une…

Ici un mot peut-être déplacé sur les lèvres d’une petite personne bien tranquille ; le saladier, lancé d’une main sûre, s’aplatissant contre le mur et cette phrase mémorable, dans une crise de nerfs et de larmes : « S’il est permis de traiter ainsi une personne bien tranquille, qui avait assaisonné si tranquillement sa salade ? » La famille, au surplus, me donna tort.

— Ce paradis a duré longtemps ?

— Une semaine ronde, depuis le lundi, jour de notre rencontre, jusqu’au dimanche.

— Et quel dieu, mon pauvre Fracastor, te débarrassa de la petite personne bien tranquille ?

— Non pas un dieu, mais un cheval sauvage. Ces choses-là n’arrivent qu’à Paris et la chose vaut d’être contée.

Donc, le dimanche arrive, dimanche attendu. Je me voyais réalisant mon rêve et me promenant avec la petite personne bien tranquille, doucement, sur la mousse, dans le silence tranquille des bois. J’avais pu éviter la famille. Mais pour faire plaisir à la petite personne bien tranquille, il avait fallu inviter quelques-unes de ses camarades d’atelier : oh ! douze seulement, toutes, d’ailleurs, bien tranquilles comme elle.

On avait, pour but d’excursion, choisi Marly-le-Roy, endroit tranquille, où conduit, à travers prairies et collines, un tranquille chemin de fer.

Nous déjeunâmes à Marly, mais ne pénétrâmes pas dans les bois, ces demoiselles prétendant que l’herbe y est pleine de mauvaises bête.

Parlez-moi de Bougival, voilà la vraie campagne ! Or, nous nous trouvions justement à moins d’un quart d’heure de Bougival.

Après Bougival et un léger apéritif dégusté au Bal de Canotiers, rien n’empêcherait de suivre tranquillement jusqu’à Chatou les berges de l’île, en s’arrêtant à la Grenouillère, où une escale s’imposait.

La route est charmante, à vrai dire. Un fond de hauteurs boisée qui s’estompent dans la brume du jour tombant. Des murs de parc, des villas blanches ; et au premier plan, sous la berge herbue, bordée de vieux saules noyés, aux creux desquels, ainsi qu’en de baroques vases japonais, a poussé un foisonnement d’herbes folles, le grand bras de Seine, miroir clair que fend parfois un skiff rapide, ou qui parfois se plisse en plis circulaires au saut brusque et court d’un poisson.

La bande avait filé devant, avec chansons et mirlitons, et je cheminais seul sous les branches, songeant non sans mélancolie à cette horreur de la tranquillité qui possède les petites personnes bien tranquilles, quand, au tournant d’un sentier, un double spectacle m’étonna.

Sur ma gauche, dans un pâquis, libres comme les étalons de Camargue, se serraient, apeurés et les oreille frémissantes, une trentaine de chevaux mis au vert, tandis que devant moi, mirliton en main, la petite personne bien tranquille s’apprêtait à diriger un orchestre de violonistes dépenaillés et de harpistes en haillons.

C’était une troupe d’Italiens se rendant à la Grenouillère, comme nous, que la petite personne bien tranquille venait de rencontrer et qu’elle avait engagés, sans hésitation, pour me faire la surprise d’une sérénade en plein air.

— Un, deux, trois !…

Les chevaux s’étonnent, s’ébrouent. Ah ! mon ami, quelle galopade ! — Assez, arrêtez, mais vous êtes folle ! criais-je à la petite personne bien tranquille qui sans rire me répondit : — Flûte alors, si une personne bien tranquille ne peut pas s’amuser un peu, bien tranquillement, le dimanche !

Ce furent ses dernières paroles. Elle s’était élancée sur un des chevaux qui passait et je la vis disparaître, en plein tourbillon de crinières, du côté du couchant, dans un horizon pourpre et feu où se hérissaient des silhouettes de gardes aux gestes furieux et de palefreniers armés de fourches.

Somme toute, conclut Fracastor, je suis content d’avoir vu, en traversant l’île de Croissy, ce pittoresque tableau qui m’a rappelé la savane, mais me voilà guéri pour toujours des petites personnes bien tranquilles.

Et je pends la crémaillère demain, pour changer ! avec une petite personne pas du tout tranquille qui, les mardis, au bal que tu sais, lève vers le ciel sa jambe ingénue dans le grand quadrille idéaliste où brillent, telles des étoiles, l’Empiffrée et Flocon d’Azur.