E. Flammarion (p. 209-217).


LE JOYEUX « REQUIEM »


— Non, là, tu sais, hurlait le peintre Jean Le Hûcheur en bourrant de coups de poing affectueux le maigre dos du musicien Lagremuse, cette fois-ci, pas moyen d’y couper, comme dit Courteline en ses récits guerriers, le sous-sol est vide, le piano libre, et tu vas nous offrir, avec accompagnement de bocks bien tirés, une audition du fameux menuet macabre dont le Tout-Paris des Buttes s’inquiète uniquement depuis huit jour.

— Il s’agit sans doute, dans ta pensée, de mon joyeux Requiem, répondit doucement l’éphèbe interpellé, car jamais cette envie ne me sollicita d’écrire un Menuet macabre.

— Requiem, menuet, n’est-ce pas tout un ? j’errais simplement sur les titres. Allons-y de ton Requiem.

Et Lagremuse ayant demandé la clef du piano à la demoiselle de comptoir, tous, musiciens, poète et peintre s’engouffrèrent, bande chevelue, dans l’escalier de bois par où on accède au sous-sol.

Ceci se passait, il n’y a pas huit jours, dans la grand’salle du Clos-Normand, café-brasserie pittoresquement décoré d’images d’Épinal et de faïence peintes par un patron astucieux, lequel espère ainsi faire croire à sa clientèle d’artistes qu’ils se grisent au sein des champs.

Si le café proprement dit est curieux avec ses murs de grossier crépi, où des crevasses sont imitées, son plafond à poutrelles, les hauts landiers en fer et les chandeliers rustiques de sa cheminée, ensemble dont le seul aspect évoque dans les cerveaux les plus hermétiquement bouchés des visions de retour de chasse ou d’arrivée par la diligence, oui ! si le café proprement dit est curieux, le sous-sol, certes, ne l’est pas moins.

Imaginez une manière de cave où la lumière, d’ailleurs inquiétante et fantômatique, filtre par un plafond fait d’épaisses plaques de verre, plafond servant également de dallage à la salle qui se trouve au-dessus. De sorte que, l’après-midi, lorsqu’il fait clair, on y voit d’en bas en raccourci toutes sortes de silhouettes bizarres, les unes géométriques et figées qui sont les supports des chaises et des tables, les autres inquiètes et mouvantes qui sont les semelles des consommateurs.

Les deux marins et les sirènes, s’il en reste au fond de la mer, doivent jouir d’un spectacle analogue quand, sur la bleue étendue des flots, vitreuse toiture de leurs palais, court l’ombre noire d’une barque qui fuit, d’un paquebot qui passe. En la comparaison semblera d’autant plus jute que, vues ainsi du sous-sol en question, certaine semelles masculines affectaient vaguement la forme, sinon les dimensions d’un paquebot.

Du reste, personne dans l’assistance ne songeait à prêter attention à ces jeux pourtant suggestifs des ombres et de la lumière. Tous avaient les yeux sur le musicien Lagremuse qui, une fois le piano ouvert, les bocks servis et le garçon renvoyé hors du sanctuaire, préludait à son Requiem.

Lagremuse, chef incontesté de l’école des valses lentes, avait mis dans ce Requiem, chef-d’œuvre descriptivement symboliste, toutes les angoisses d’une âme pétrie, comme il convient à une âme qui se sait moderne, de candeur perverse et de satanisme ingénu.

Cela commençait âprement par des accords plaqués et funèbre sur lesquels bientôt se détachait une phrase légère, indécises, plutôt joyeuse, et comparable à ces nerveux éclat de rire dont parfois s’accompagnent les sanglots. Puis, la phrase prenait l’essor, dominait, chantait. Les accords douloureux : grondements d’orgues au milieu des vapeurs d’encens, lamentations de cloches dans la brume, se faisaient lointains peu à peu ; et, après une envolée dernière, suivie de silence, tandis que Lagremuse s’essuyait le front, Le Hûcheur déclara, avec l’assentiment de tous, avoir vu, distinctement vu, vers la trente-troisième ou trente-quatrième mesure, des fleurs naître parmi les tombes d’un cimetière très ancien. Ces fleurs étaient des roses rouges et des lys. Lagremuse, flatté mais modeste, déclara qu’en effet, il avait essayé d’exprimer par sa musique des touffes de lys et des roses rouges.

On en était au Pie Jesu.

Le Requiem recommença avec ses alternances voulues de cantilènes et de plaintes ; et, dès lors, par un bizarre effet de suggestion esthétique, les auditeurs, dont la plupart n’avaient pas jusques-là bien compris ce que pouvaient signifier tant de notes en cataractes, voyaient parfaitement, eux aussi, le Requiem se dérouler, tantôt comme une guirlande sans fin où de fraîches fleurs s’enlaçaient avec des bouquets d’immortelles, tantôt comme une lourde et funéraire tenture, sur le velours noir de laquelle, en claires broderies d’argent, au lieu de larmes et d’os en croix, des sujets galants se détachaient.

Enfin Lagremuse s’arrêta, définitivement cette fois, anxieux et le doigt levé, sur une mesure qui restait en l’air, suspendue.

— Voilà, dit-il, c’est tout.

Des applaudissements retentirent, et quelqu’un se précipita vers l’escalier pour commander de nouveaux bock.

— Oui, voilà ! je serai assez réjoui de mon œuvre si je trnais la fin. Seulement, comme vous voyez, la fin manque. J’ai beau descendre dans mon Moi, cette fin ne me requiert point.

— Mais du tout, Lagremuse, je trouve au contraire ta fin superbe. L’indéterminé de la musique exprime à souhait précisément l’indéterminé de la vie. Sait-on jamais quand il faut commencer à rire ou quand on a fini de pleurer ?

— N’importe ! soupirait Lagremuse, pendant que les mains se tendaient vers lui, j’aurais désiré tout de même boucler ça, conclure…

Et positivement navré, ses cheveux rejetés en arrière, tout en remettant à son annulaire une bague, que, par un geste sans prétention, familier aux grand virtuoses, il avait, avant de commencer, négligemment posée sur l’acajou vibrant du piano, Lagremuse leva les yeux vers le plafond, comme font les penseur et les poètes quand, d’instinct et pour obéir à quelque superstition héritée sans doute des âges astrologiques, ils cherchent leur inspiration dans les étoiles.

— Nom de Dieu ! s’écria tout à coup Lagremuse.

— Il aura trouvé, hasarda Le Hûcheur.

Mais, les yeux de Lagremuse restant obstinément rivés au plafond, tous levèrent la tête à leur tour et regardèrent.

Un drame se passait là-haut, juste au-dessus de l’infortuné Lagremuse, un drame pour ombres chinoises du plus extraordinaire effet.

Entre quatre petits carrés noirs, dénonçant les quatre pieds d’une table, des bottines venaient de se poser, frémissantes et si mignonnes.

— C’est Moumou, disait Lagremuse, ce ne peut être que Moumou.

Or, en effet, seule à Montmartre, Moumou, ce petit poison de Moumou, tour à tour modèle, figurante aux Bouffes-du-Nord et même écuyère à l’Hippodrome, possédait un pied pareil que, pour sa minuscule élégance, Cendrillon et Rhodope eussent jalousé.

— C’est Moumou ! répétait Lagremuse désespérément ; et comme tout Montmartre savait qu’il aimait Moumou et se figurait être aimé d’elle, chacun aussitôt comprit le pourquoi de son désespoir.

En face des gentils petons de Moumou, une seconde paire de pieds avait pris place, énormes ceux-là, d’aspect conquérant et militaire, que des éperons agrémentaient.

— Bon ! l’artilleur… On m’avait bien dit que Moumou me trompait avec un artilleur ; mais je feignais de ne rien voir, je voulais douter encore. Maintenant, hélas ! le doute n’est pas possible.

Oh non ! il n’était pas possible le doute. Rien de significatif et d’amoureusement éloquent comme la pantomime à laquelle, là-haut, les mignonnes bottines féminines et les bottes militaires se livraient.

C’étaient des approches, des appels, des fuites, des superpositions aussi troublantes que des caresses ; et, pour finir, l’étreinte finale des grosses bottes tenant entre leurs semelles à clous les bottines emprisonnées.

Maintenant, Lagremuse ne soupirait plus.

Endolori, mais radieux, une larme au coin de son œil illuminé par la flamme du génie :

— Écoutez-moi, fit-il, j’ai trouvé.

Et le Requiem se continua, sur un rythme poignant, avec des basses lamentables. Sous les doigts fiévreux de Lagremuse, le clavier se liquéfiait en sanglotantes mélodies. Tout pleurait : le piano pleurait, Lagremuse pleurait comme le piano et tout le monde pleurait comme Lagremuse.

— Bravo, mon vieux ! hurlait Le Hûcheur, voilà le vrai Requiem joyeux. Cette fois, tu tiens la formule. Mais ne nous montrons pas ingrats et, puisque c’est l’artilleur qui te l’a inspiré, si on montait un bock à l’artilleur ?