E. Flammarion (p. 145-152).


LE BON POTACHE


Ce jour-là, je voyais amer, s’il m’est permis d’employer la métaphore hardie d’un misanthrope de ma connaissance, et les choses de ce monde m’apparaissaient non pas en noir, mais vert jaune, couleur de bile.

Pourquoi, sans aucun motif particulier de tristesse, voyais-je amer ce jour-là ?

Peut-être était-ce sous l’influence des mélancoliques retours qu’évoque dans une âme inquiète le trop rapide automne de Paris, à qui parfois il suffit d’une nuit pour joncher les gazons de toutes les feuilles mortes, et montrer autour du jardon, derrière des rangées d’arbres subitement éclaircis, une silhouette de ville aux mêmes endroits où la veille on pouvait se croire seul et bien loin dans un cirque d’épais feuillage. Peut-être… Enfin, quoi qu’il en soit, le Luxembourg me semblait triste. Surpris par le froid, les moineaux poussaient des cris plaintifs, de même qu’en hiver, quand la neige encapuchonne les haies ; les ramiers se tenaient en boule sur la branche des hauts platanes, dont les corneilles, ennemis héréditaires, ne daignaient plus leur disputer la possession ; les canards-mandarins, peints comme des jonques, avaient moins d’entrain à brouter la berge herbue du petit lac ; les cygnes, l’œil inquiet et dur, semblaient prévoir l’instant où, le jet d’eau se figeant en transparentes stalactites, il leur faudrait un mois, deux mois, vivre prisonniers dans la cabane ; et les carpes elles-mêmes, les carpes de la fontaine de Médicis, circulaient au fond du bassin, languissantes et gelées.

À vrai dire, je comptais pour m’égayer un peu sur le pittoresque et amusant spectacle qu’offre un dimanche, au jour tombant, le boulevard Saint-Michel, de l’autre côté des grilles.

Les trottoirs grouillent ; les gaz s’allument et flamboient, luttant avec un reste de clarté qui flotte encore dans le ciel.

C’est l’heure de la rentrée, l’Heure !

Sveltes sous leur mouvante aigrette et pareils à des hérons qui seraient bleus, les Saint-Cyriens, par grandes enjambées, car il s’agit de na pas manquer le train, filent éperdument du côté de la gare Montparnasse. Les Polytechniciens foncés et graves mettent au contraire, la montagne Sainte-Geneviève étant proche d’ailleurs, une certains coquetterie à ne point se hâter. Quelques Centraux, dont la casquette porte une abeille brodée en or. Au milieu de groupes d’étudiants, les épaulettes blanches d’un infirmier qui fraternise… Et puis des collégiens, inquiets et réjouis, peu pressés ceux-là par exemple de regagner lycée ou pension, et humant leurs dernières minutes, leurs dernières secondes de liberté avec la gourmandise économe que mettrait un paysan buveur de petits verres à savourer son « bain-de-pied ».

Les uns vont et viennent fiévreusement, cherchant le moyen de faire tenir un infini de délices dans le petit quart d’heure qui leur reste.

D’autres s’attablent aux terrasses des cafés, heureux d’arborer le premier cigare dans les spirales duquel apparaît vaguement, comme sur une estampe japonaise, tout un avenir d’espérance et de gloire.

D’autres enfin, les plus hardis, tournent brusquement le bec de cane d’une des innombrables brasseries multicolores où — par une combinaison faite pour contenter les ambitieux rêves d’amour que se forge la jeunesse sans offusquer trop sa timidité — de grandes filles aux cheveux roux portent sur une robe de duchesse le tablier blanc des servantes.

Je ne déteste pas le collégien !

Prenant la Vachette ou la Source pour des Alhambras, croyant voir autour de la tignasse ébouriffée des Hébés du Tir Cujas ou de la Cigarette le nimbe d’or que l’adoration des siècle a posé sur le front de Laure et de Béatrix, le collégien revêt d’idéal toutes sortes d’humbles joies dont notre morose vieillesse ne veut plus voit que l’intime vulgarité. Aussi, plus d’une fois, pour sauver de la retenue quelque écolier attardé rôdant devant la porte d’un lycée, comme aux enfers, devant la barque de Caron, une pauvre ombre sans obole, nous avons consenti — tu t’en souviens, ô Monselet ! — à remplir sans aucun mandat le rôle de correspondant oncle ou père. L’écolier généralement manquait de sang-froid et avait un peut trop l’attitude d’un coupable. L’œil du censeur, en nous dévisageant, s’aiguisait de défiance. Mais ta ronde et bonne figure finissait quand même par désarmer le soupçon.

Eh bien, le dimanche dont il s’agit, les collégiens me déplaisent.

Je les trouvais prétentieusement vieillots avec leurs stiks et leurs monocles, et leurs souliers luisants, longs et plats comme une limande frais pêchée. Je me demandais non sans angoisse : « Quelle notation musicale pourra-t-on bien appliquer, lorsqu’ils auront vingt-cinq ans, à ces gaillards qui, le nez encore blanc du lait de nounou, s’enorgueillissent d’être bécarre ? » Et la chouette philosophique, continuant à miauler sa chanson pessimiste dans mon cerveau, je songeais aux générations que nous prépare le temps présent, et je désespérais du salut de la France !

Le hasard propice se chargea de me réconforter.

Autour de l’Odéon, dont il parcourut longtemps les hospitalières galeries, bien que les vitrines de libraires fussent depuis midi barricadées de volets, je rencontrai, ô joie ! un potache, mais un vrai potache, le potache des anciens jours. Souliers trop grands, pantalon trop court, la tunique flasque sur la poitrine comme il convient à une tunique qui cumule les fonctions de vêtement protecteur avec celle d’armoire à livres, le képi simplement posé sur une forêt de cheveux vivace et vierge, il s’en allait tranquille au milieu de l’orgie, rêvant à des choses évidemment éternelles, avec l’air doux et ahuri du poète qui cherche un vers.

Ce potache regardait les femmes, mais sans admiration ni dédain, en connaisseur désintéressé, uniquement épris de la beauté pure.

Il s’arrêta un moment pour contempler à travers la grille du jardin les pelouses sous le clair de lune.

Puis, s’étant assis sur la bordure de pierre taillée, il alluma une vieille pipe, dont il tenait, par modestie ou bien par habitude de prudence, le fourneau caché dans le creux de sa main.

Moi je songeais, en latin, ma foi ! « Macte animo… Courage, jeune homme, dernier représentant des vertus simples, espoir mal peigné de la patrie, qui, laissant ceux de ton âge dépenser leurs jeunesses enthousiasmes en monnaie, te conserves, pour l’avenir, précieux et brut comme un lingot ! »

Huit heures sonnèrent à l’horloge de la Sorbonne.

Le bon potache se dressa, flaira l’air, consulta sa bourse, et je le vis, quelle ironie ! je le vis se diriger, lui, mon potache, le bon potache, vers un des établissements stigmatisés plus haut, sur les rideaux duquel des femmes, la tête en arrière, le corsage bombé, et portant des plateaux, se dessinaient en ombres chinoises.

— « Sta viator, arrête, infortuné ! » Mais il allait toujours, il allait tandis que se déroulait le flot de mes philippiques intérieures.

Il allait du côté de la brasserie qui, automatiquement, s’entr’ouvrit pour le recevoir.

Mais, rassure-toi, Monselet, il n’entra pas, et tu vas comprendre combien fut douce ma surprise.

Près de la brasserie, sous une porte cochère, luisaient, rouges dans l’obscurité relative, les braises du fourneau d’un marchand de marrons. C’est devant cet homme d’Auvergne que le bon potache s’arrêta. Il fit ses achats gravement sans paraître se soucier de quelques féminines railleries. Puis, ingénu et fier, le cœur content, les poches pleines, il disparut dans la direction de Louis-le-Grand, exhalant au passage une bonne odeur de cosses grillées.

Et, m’écriant au contraire de Titus : « Tu n’as pas perdu ta journée ! » je revins chez moi, ô Monselet, pour crayonner à ton intention ce léger croquis du bon potache.