E. Flammarion (p. 135-144).


PETIT-ROUGET !


Mon Dieu ! oui, me dit le capitaine, Antibes à la fin m’assommait, et me voici pour un mois ou deux en villégiature à Paris. L’air y est bon, avec des arbres ; on flâne, on a des aventures…

Ainsi, l’autre matin, j’étais allé tranquillement faire un tour au Jardin des Plantes. Pourquoi pas ? C’est un des endroits les plus délicieux de la capitale. Et puis, à force de vivre dans la société des gens d’esprit, fréquenter un peu les bêtes, ça vous repose.

Je me trouvais sur les onze heures dans le petit kiosque en bronze dont se couronne la butte du Labyrinthe, regardant l’océan de toits qui s’en vont ininterrompus jusqu’au lointain brumeux des collines, et constatant avec une satisfaction infinie qu’en outre de ces trois dômes classiques : le Panthéon, la Salpêtrière, et je ne sais plus quel encore au bout de la rue Saint-Antoine, l’horizon parisien va bientôt, grâce au Sacré-Cœur, s’agrémenter d’un quatrième dôme dont les grêles échafaudages se profilent déjà là-haut en plein ciel.

Un orage s’annonçait, je le sentais venir, mais le kiosque me rassurait.

Où peut-on être mieux que sous un kiosque et un kiosque en bronze, pour voir à ses pieds gronder la foudre et pour dominer, impassible, le désordre des éléments ?

Mais je m’aperçus, lorsque la pluie arriva, que le toit du kiosque était à jour. Les architectes ont de ces idées bizarres !

Au même moment une jeune personne trompée comme moi se précipitait vers le kiosque avec l’intention évidente d’y chercher refuge.

Mignonne et frisée en or roux, portant au bras un grand diable de carton plus haut qu’elle et comparable au tambourin des tambourinaires, elle me fit l’effet, car ces choses-là se devinent, de s’appeler Hortense et d’être apprentie modiste ou placière en fleurs.

— Tiens ! on dirait que le plafond goutte ! s’écria-t-elle d’abord en levant vers la calotte ajourée du kiosque un petit nez qui était mutin : et comme elle vit que je riais, aussitôt elle se mit à rire.

Séparés du reste des humains, cachés à tous les yeux par le réseau serré de l’averse cinglant en obliques hachures, nous aurions pu passer là, Hortense et moi, quelques minutes agréablement sentimentales. L’idée m’en vint, idée criminelle ! Je songeais à Didon, à Énée dans leur grotte. L’averse, malheureusement, tout en drapant le tour du kiosque de ses cristallines tentures, s’égrenait aussi sur nos têtes. Ah ! sans l’architecte et ses inventions biscornues, sans ce plafond inhospitalier ! Mais déjà Hortense ruisselait, je lui offris mon parapluie.

— Volontiers, me dit-elle, ça ne sera pas malheureux pour mes fleurs.

Décidément elle était fleuriste.

— Et où nous sauver, mademoiselle ?

— Tiens donc ! à deux pas, sous le cèdre.

En effet, à deux pas de nous, si près qu’on aurait cru pouvoir le toucher de la main, le cèdre étalait largement son feuillage opaque et feutré, noir-bleu par-dessous à cause de l’ombre, et par-dessus d’un beau vert éclaboussé de lumière. Le diabolique embrouillamini des sentiers tordus en dédale augmenta toutefois considérablement la distance.

Nous fîmes halte sous le cèdre, aux aiguilles duquel, diamants piqués à une dentelle, des gouttes claires frissonnaient. Mais Hortense eut peur du tonnerre ; et, profitant d’une éclaircie, nous gagnâmes, abri plus sûr, le passage qui traverse, tapissé de deux plants de vigne vierge, la rustique maisonnette de Cuvier.

Entre temps, pareille aux moineaux qu’excite à gazouiller le bruit de l’eau du ciel crépitant sur les feuilles. Hortense me racontait son histoire. Histoire décousue, toute en détails, où se mêlaient, selon le caprice d’une cervelle un peu falote, des ragots d’atelier, de comiques imprécations contre cette grande shabraque de « première », avec le récit douloureux d’un amour suivi d’abandon.

J’écoutais vaguement sans essayer de comprendre, pris par le charme d’une voix dont le timbre resté enfantin avait, si j’ose m’exprimer ainsi, des sonorités innocentes.

Dans le musical verbiage d’Hortense, un nom revenait à tout propos : Petit-Rouget ! et quand elle prononçait ce nom, c’était avec un redoublement d’amour, des notes caressantes et perlées.

— Et qu’est-ce que c’est que ce Petit-Rouget ?

— Mon petit garçon, s’il vous plaît ! Je l’appelle ainsi parce qu’il a les cheveux de ma nuance, plus fins et plus dorés encore.

Hortense, disant cela, était presque irritée. Elle s’apaisa néanmoins lorsque j’eus feint de m’intéresser comme il convient au Petit-Rouget, et que je me fus extasié, un peu de confiance il est vrai, sur son incomparable gentillesse.

Au bout d’un instant, nous étions, Hortense et moi, les meilleurs amis du monde, et, dans mon for intérieur, je bénissais le Petit-Rouget.

Sous prétexte de parler encore de Petit-Rouget, Hortense, bien que la pluie eût cessé et que l’heure de son magasin pressât, voulut bien accepter de faire à mon bras dans les allées et les parterres un léger tour de promenade.

L’heure était charmante. Peu de passants. Rien, çà et là, que des jardiniers balayant les feuilles tombées, ou tondant les pelouses avec leurs tondeuses à roulettes dont l’actif acier faisait jaillir, au milieu d’un nuage de gazon haché menu, des milliers de marguerites décapitées.

Les alignements sévères du jardin du Roy, non plus que ses richesses botaniques, touchèrent peu l’âme ingénue d’Hortense.

Malgré mes savantes explications, les deux palmiers-éventails donnés à Louis XIV par le margrave Charles III, avec leur tronc mince et galeux, leur tignasse de feuilles rèches, ne lui arrachèrent que cette déclaration de principes : « Merci alors, j’aimerais mieux pour deux sous d’œillets dans un pot. »

Et, lorsqu’en désespoir de cause, je voulus lui conter la légende du cèdre et du chapeau de M. de Jussieu, elle répondit gravement : « Tout ça, voyez-vous, c’est des blagues. »

Puis elle se remit à me parler de Petit-Rouget.

Quelques détails pourtant parurent l’intéresser : l’âne, nostalgique captif, qui, spontanément, rêvant peut-être de chardons et de liberté, se mit à braire (car, de peur que la race ne s’en perde, il y a au Jardin des Plantes un âne que l’État entretient à grands frais) ; et, sur la Seine voisine, le rauque sifflet d’un bateau toueur qu’Hortense impressionnée m’assura être le rugissement des lions et des tigres.

Devant la rocaille du grand bassin abandonné où étaient naguère les otaries, comme nous regardions une statue de Néréide domptant un dauphin :

— « Pourquoi, me dit encore Hortense, cette blanchisseuse toute nue bat-elle à grands coups de battoir ce gros poisson qui crache de l’eau ? »

J’admirais sa naïve esthétique, et, de plus en plus, nous parlions de Petit-Rouget.

Cependant, continua Saint-Aygous, le moment était venu pour moi de prendre une décision.

Que faire ? rester, déjeuner ensemble, pousser jusqu’au bout l’aventure…

Hortense, à vue de nez, ne demandait pas mieux ; ces innocences un peu rouées ont un faible pour les barbes grises.

Un je ne sais quoi m’en détourna : l’image de Petit-Rouget peut-être. Hortense m’avait trop parlé de lui, avec trop de cœur. Il me semblait que je le connaissait tout frisé, tout petit, et que j’étais un peu son grand-père.

— Au revoir ! dis-je brusquement à Hortense ; et, tirant une piécette de ma poche :

— Tenez, mignonne, vous achèterez quelque chose au Petit-Rouget, de ma part.

Hortense était toute surprise.

— Pour mon Petit-Rouget ! Mais elle est en or et vous me la donnez… comme ça ?… Que de chose dans ce « comme ça » !

Hortense garda quelque temps le silence ; puis, une idée subite lui étant venue, elle se mit à rire, et, doucement :

— Vous êtes gentil tout de même ; j’accepte pour Petit-Rouget ! Mais à une condition, c’est que vous m’accompagnerez jusqu’à la gare.

— Pour quoi faire ?

— Ceci me regarde ; il n’y a d’ailleurs que le boulevard à traverser.

Nous étions, en effet, hors du jardin, devant la grille qui regarde la gare d’Orléans.

Vaguement intrigué, afin d’en finir, je me résignai à ce caprice.

Et quand nous fûmes dans la gare, tout près des guichets des départs, Hortense, se jetant à mon cou, brave fille :

— Ici, du moins, on peut s’embrasser à l’aise ; les gens croient qu’on se fait des adieux.

Et la voilà qui m’embrasse et m’embrasse encore, mêlant bien entendu, le nom du Petit-Rouget à ses interminables embrassages.

Je crois qu’elle pleurait un peu… Non, c’était peut-être moi qui pleurais, quoique je ne le connusse pas du tout, à la fin du compte, ce Petit-Rouget. Enfin, il y avait quelque chose de mouillé sur ma barbiche et mes moustaches tandis qu’autour de moi j’entendais dire : « Flute ! encore un vieux colonel qui va s’embarquer pour le Tonkin. »

Et le capitaine conclut :

— Sacré Petit-Rouget, sacrée petite Hortense !… Surtout qu’on n’en sache rien à Antibes ! S’ils apprenaient mon aventure, dans leur cabanon de l’Ilette, tout en faisant la bouillabaisse, les camarades me blagueraient.