E. Flammarion (p. 127-134).


LE PARFUM


Après tout, se dit Marius, à défaut de nymphe et puisque les sources n’en ont plus, cette petite lavandière ne messied point posée ainsi sous l’ombre des saules, avec ses cheveux dénoués et ses beaux bras fermes et ronds qui se réfléchissent dans l’eau, dorée comme un raisin de treille.

Et puis, est-ce bien une lavandière ?

Les lavandières, d’ordinaire, n’ont pas coutume de venir laver aux champs.

Elles préfèrent, qui l’ignore ? blanchir par d’alchimiques procédés les chemises qu’on leur confie, soit à Vanves, soit à Issy, et dans tous les pays généralement quelconques où il n’y a ni source, ni ruisseau.

Mais une lavandière dont le battoir fait jaillir les perles d’une eau véritable sortant de la roche moussue et courant parmi les cailloux, voilà qui ne semble pas naturel ; et, malgré que son petit nez retroussé, son gentil menton à fossette n’aient rien de précisément grec, pourquoi ne serait-ce pas la nymphe elle-même qui, dépossédée et déguisée, se voit par le malheur des temps réduite à exercer cet humble état ?

L’idée enchanta Marius, qui avait une âme de poète ; il se promit de la mettre en vers.

Cependant, l’eau du ruisseau coulait maintenant toute bleue ; et quand ce fut fini, quand chaque pièce eut été à son tour trempée, savonnée, battue et tordue, la lavandière, ô sacrilège ! jeta le tout dans le miroir même de la source, dans le clair bassin bouillonnant d’où tombait en cascade le ruisseau.

La source ne se fâcha point, étalant plutôt comme avec plaisir son frissonnant cristal sur les batistes, les dentelles, les fins tissus brodés à jour ; de sorte que, un instant couleur d’opale, bientôt le bassin redevint limpide, et l’on eût dit un tas de neige sur le fond de sable étoilé de grains de mica que l’eau qui sourd faisait danser.

Puis, comme le soleil baissait, Marius dit à la lavandière :

— Pourriez-vous, mademoiselle, m’indiquer le chemin qui mène au Mesnil ?

— Le Mesnil ! mais c’est notre village. Vous irez tout droit en suivant l’eau, jusqu’à rencontrer le grand peuplier. Après, vous prendrez sur la gauche et apercevrez les maisons.

Marius dormit mal au Mesnil, si toutefois c’est mal dormir que d’avoir un sommeil léger, traversé d’agréables songes.

La chambre d’auberge était claire et blanche, très suffisamment confortable, et rustique suffisamment. Un soupçon de lune nouvelle éclairait, riant par les vitres. Au dehors, doux mais perceptible, passait à intervalles réguliers le bruit monotone et berceur de la brise dans les feuillages.

Pourtant, Marius dormit mal.

Un arome indéfinissable, évocateur de souvenirs, ramenait malgré lui, vers Paris, le demi-sommeil de ses pensées, vers Paris et vers l’Infidèle !

Cela fleurait délicieusement l’air des champs et l’herbe sauvage.

Vingt fois, il ouvrit la fenêtre, mais l’obsession persistait.

Et toute la nuit, Marius rêva de celle qu’il prétendait ne plus aimer, et de nymphes lavandières qui, pour embaumer son boudoir, lavaient d’idéales lessives dans des eaux vierges promenées à travers vallons et prairies, parmi les touffes mouvantes des joncs, les masses immobiles des iris, sous les cressons, sous les plantains, les hautes menthes odorantes, et s’imprégnant des philtres subtils qu’exhalent les plantes et les fleurs.

Marius s’éveilla, maussade :

« C’était bien la peine d’avoir fui Lucinde et d’être venu à trois bonnes lieues de Montmarte chercher l’oubli avec la paix du cœur pour que, la première nuit, dans la première chambre d’auberge où je couche, tout, jusqu’au parfum des draps, ne me parle que d’elle… Il y a là-dessous un sortilège !… Pourquoi ces rudes draps d’auberge m’ont-ils, toute la nuit, enivré de la même troublante ivresse que ceux infiniment plus doux s’attardent, chaque matin, les savantes paresses de Lucinde et dont ma sottise jalouse, par plus tard qu’hier, s’exila ? »

Marius, philosophant ainsi, était redescendu jusqu’à la source, avec le vague espoir que peut-être la petite lavandière y serait et lui donnerait le mot de l’énigme.

La lavandière était encore là, mais elle ne lavait plus.

Sur le gazon, sur les buissons, la lessive séchait étendue ; et, commodément assise au revers d’un talus, la nymphe campagnarde tricotait des bas en regardant fumer au soleil peignoirs brodés et chemisettes.

Maris alors seulement remarqua combien elle ressemblait à Lucinde.

— Avez-vous bien dormi ? dit-elle. Parce que, sans vous en douter, vous avez couché justement chez nous, mon père faisant double métier de blanchisseur et d’aubergiste.

— Très bien dormi !… Et, à ce propos, pourrais-je savoir pour quelle raison, avec le grand lavoir que j’ai vu sur la place du village, vous venez laver le linge si loin ?

— Oh ! pas celui de tout le monde. Il y aurait pour sûr trop de peine. Rien que celui de la cousine, et le nôtre aussi quelquefois.

— La cousine… Quelle cousine ?

— Oui dà ! une proche cousine qui est grande dame à Paris. Elle joue dans les comédies… Regardez-moi voir sur la haie, avec ces ajours, ces fleurs à l’aiguille, si on ne dirait pas livrée de reine ?… Bonne personne, la cousine ! Oui, bonne personne et pas fière, quoique originale un tantinet… Figurez-vous que de tout temps elle nous garda sa pratique. Seulement, elle a mis pour condition que ses atours seraient lavés non pas au lavoir du village, mais ici, où l’eau est toujours belle et neuve, puis étendus sécher à même l’herbe et les buissons, de manière que, suivant le mois, ils fleurent le thym ou l’aubépine… C’est-y drôle, les idées des gens ! Elle m’a conté comme ça que ces odeurs-là sur son corps la faisaient aimer de qui elle aime.

Marius se sentit ému. La lavandière bavardait toujours.

— C’est même moi qui, toutes les semaines rapporte, une fois repassé, le paquet de linge à la ville, avec Brusquette et Freluquet.

— Freluquet, Brusquette ?

— Eh oui ! la bourrique et le chien. Brusquette tire la charrette ; et pendant que je monte les paquets, Freluquet guette. Il y a tant de voleurs, dans Paris !

À ce moment, entendant leurs noms, le petit chien se mit à aboyer sous le charreton dételé, tandis que la bourrique, une bourriquette à poils gris, si gris qu’elle en semblait poudreuse, relevait la tête et secouait son grelot, une feuille de chardon aux lèvres.

Marius, alors, se rappela avoir vu un matin Freluquet, Brusquette et le charreton rue Gérando, devant la porte de Lucinde.

Il se rappela aussi, aux premiers temps de leurs amours, une journée passée, seuls tous deux, près d’une source quasiment pareille, et comment Lucinde avait eu le caprice d’y puiser au creux de ses mains, pour le faire boire ; et comment, s’étant fourré dans le corsage toute une moisson de fleurettes, elle disait : « Ce serait gentil, n’est-ce pas ? au lieu des parfums comme tout le monde en a, de sentir, pour quelqu’un qui vous aimerait, tantôt le printemps, tantôt l’automne ?… »

Il se rappela surtout, certain soir, une larme de corail perlant, au défaut de l’épaule, sous la piqûre d’une épine emmêlée dans les dentelles du peignoir…

Et, le cœur étreint, à ce souvenir, d’une sorte de doux remords nuancé de quelque espérance :

— Alors, quand rapporterez-vous son linge à madame Lucinde ?

— Demain, dès le petit matin, aussitôt que pointera l’aube.

— Et vous pourriez me prendre avec vous ?

— Pourquoi pas ? Brusquette est solide, et sur le charreton il y a place pour deux. Mais vous êtes donc de Paris et vous connaissiez la cousine pour avoir ainsi, tout de suite, et si bien, deviné son nom ?