E. Flammarion (p. 117-126).


SYLVAINE


— C’est-y donc que vous seriez Briard ?

— Briard, moi ? la drôle d’idée !

— Dame ! vous me disiez tout à l’heure qu’en cherchant bien, nous devions nous trouver censément pays.

Ceci se passait, voici quelques années, au quartier Latin, dans une de ces brasseries, à la mode alors, où des femmes servaient. Paradis vulgaires, en somme, mais dont la banalité se poétise à travers le crêpe du souvenir.

La jeune personne qui, après nous avoir apporté quatre bocks mousseux, venait de s’asseoir à notre table en commandant, pour elle, un cinquième bock au garçon, possédait un genre de beauté si particulier que, sans remarquer même son accent, je l’avais tout de suite supposée au moins Arlésienne ou Marseillaise. Une goutte de sang oriental circulant sous sa peau ambrée pouvait en effet seule justifier la voluptueuse nonchalance de cette démarche, la finesse de ces attaches, le ton noir bleu de ces cheveux naturellement calamistrés, le velours de ces yeux profonds et le vivant corail de ces lèvres incarnadines.

De là mon éblouissement et ma très excusable erreur.

— Laissez-nous vous croire d’Athènes.

— Que non pas ! puisque je poussai dans un petit village, tout près de La-Ferté-sous-Jouarre. C’est même pour cela qu’on m’appelle ici « la Briarde ». N’empêche : j’aime mieux le nom que ma marraine me donna.

— Apprenez-nous ce nom.

— Sylvaine.

— Et celui du village ?

— Luzancy.

Luzancy… Ces trois syllabes me disaient vaguement quelque chose. Au cours de quelle existence antérieure avais-je entendu parler du village de Luzancy ?

Puis, la mémoire me revint.

— Luzancy, parbleu ! Luzancy…

— Quoi, vous connaîtriez Luzancy.

— Non, mais je ne tarderai pas à le connaître. C’est là que l’ami Marteroy a des parents et qu’il s’est acquis une maisonnette. C’est là que le brave garçon veut m’emmener en villégiature chaque année. J’avais même promis pour ce prochain automne et tiendrai, certes ! ma promesse, surtout si on peut espérer y rencontrer beaucoup de femmes comme vous.

— De comme moi ! il en foisonne. Dans tous les environs, quand il s’agit de quelque brune un peu moricaude, les gens par manière de rire disent : « Une blonde de Luzancy. »

Là-dessus, Sylvaine, avertie par le timbre, se leva pour faire accueil à de nouveaux arrivants.

Comme nous partions, Sylvaine revint et me dit en confidence :

— Puisque vous irez à Luzancy, où je n’ose plus me montrer, vous pouvez me rendre service. Prenez ceci : c’est un vieux liard, par moi rapporté de là-bas, que, de ma part, sur les minuit, vous jetterez dans la fontaine.

— Quelle fontaine ?

— Une fontaine dans les champs, avant d’arriver au village ; on l’appelle la fontaine de Cramlen, tout le monde vous l’enseignera. N’oubliez pas, surtout.

— Dieu m’en garde !

Et, prenant le liard des mains de Sylvaine, je le glissai précieusement au fond de mon porte-monnaie, dans la poche où je garde mes fétiches.

Trois semaines plus tard, enlevé par Marteroy qui, avec une amicale violence, était venu à bout de me fourrer dans le dernier train, mais n’oubliant ni mas promesse à Sylvaine, ni ce qu’elle m’avait raconté au sujet de Luzancy et de ses filles, doublement heureux pour tout dire, comme forckloriste épris de superstitions populaires et comme ethnographe amateur, je me réveillai en pleine Brie.

Non pas la Brie telle qu’on se la figure, aussi plate que ses fromages, mais une Brie pittoresque et verte, cernée d’un horizon de collines, où la Marne, dans un détour, rase la Champagne de si près que les fabricants de Reims et d’Épernay viennent acheter à hauts prix, pour le transformer en un vin aristocratique, casqué d’argent et revêtu d’une armure d’épais cristal, le petit clairet de ses vignerons.

Pays demeuré franchement rustique avec ce qu’il faut de souvenirs.

À Luzancy, Marie Leczinska, ainsi qu’il en appert une plaque commémorative, fit sa dernière couchée avant d’entrer reine à Paris ; et les paysans en retournant leurs jardinets y trouvent souvent enfouis des liards de France pareils au liard de Sylvaine, des piécettes à l’effigie des ducs de Bouillon, princes de Sedan.

Dans les bois d’alentour, bouleversés par des extractions de meulière et creusés de grands trous où des eaux profondes s’amassent comme aux cratères éteints des volcans d’Auvergne, il n’est pas rare de rencontrer les ruines d’un faux ermitage et quelqu’un de ces temples à l’Amour ou à l’Hyménée que la noblesse sentimentale d’il y a cent ans aimait à cacher sous les ombrages de ses parcs.

Puis des traditions plus modernes : 1814, le bruit des canons de Montmirail, dont la vallée a gardé l’écho ; et là-haut, couronnant horizontalement l’interminable côte semée de villages et de châteaux, une interminable ligne d’arbres — désespoir des paysagistes, mais qui le matin estompée de brume, le soir profilée sur le rouge du couchant, simule la silhouette fantastique d’une armée de géants en marche — légendaires ormeaux de la route d’Allemagne que Napoléon, dit la tradition, fit planter par ses prisonniers de guerre.

Dimanche à souhait pour saluer l’Automne et savourer les derniers beaux jours !

Au lever, d’abord, un peu de brouillard nous effraya ; le sol, le ciel, les touffes d’arbres, tout apparaissait gris, d’un gris finement argenté.

Mais ces brouillards annoncent, paraît-il, du beau temps ; car, aussitôt le soleil, nous les vîmes, sur le ciel soudainement devenu bleu, s’effiloquer en légers flocons qui à midi traînaient encore, minces et blancs, au flanc des collines.

Quelles promenades alors, le long des berges herbeuses portant, marquée dans la glaise humide du sentier, l’empreinte du sabot des chevaux de halage, et sous les bois toujours feuillus mais déjà roussis !

En se rapprochant des endroits habités, ce sont des murs bas, feutrés de mousse, par-dessus lesquels se dressent les pommiers d’un verger, arbres pacifiques qui, on ne sait pourquoi, affectent, comme dans les eaux-fortes de Bresdin, toutes sortes de poses tortues, extravagantes et belliqueuses ; plus loin, des pentes où la vigne achève de mûrir ses grappes serrées, et de grands labours au-dessus desquels se poursuivent, fouettant l’air de leurs molles ailes et poussant leurs cris amoureux, des bandes de corbeaux que ce faux printemps ragaillardit.

C’était la fête au pays voisin, une nom en Y comme tous ceux de la contrée : Ussy, Bussy, Nessy, Citry ; et le beau sexe, en toilette depuis la messe, s’apprêtait à aller goûter les plaisirs de l’endroit, qui sont de danser sous la tente jusqu’à minuit et de se régaler de tartes aux prunes.

Bous avions fait projet d’honorer le bal de notre présence. Rien n’était plus facile : deux kilomètres de chaussée à suivre et puis le pont à traverser.

Mais les charmes d’un bon dîner à la fois solide et délicat, dans un logis que le propriétaire a su mettre à hauteur du moderne confort sans lui enlever son ordonnance paysanne, les attraits d’un grand feu de bois léchant les landiers de ses langues d’or, tout cela, avec un peu de béate somnolence et de fatigue, nous retint au delà de l’heure ; de sorte qu’il était bien tard, presque trop tard, lorsque nous songeâmes à nous mettre en route.

Déjà les gars, égayés par l’air frisquet, revenaient, se faisant aux pattes d’oies des chemins de bruyants adieux auxquels succédait, bientôt évanoui dans la nuit, une refrain de chants solitaires.

Les filles s’en allaient par groupes, chaque caravane regagnant à regret son village.

Pourtant, celles de Luzancy, plus rapprochées, n’étaient pas parties encore. On dansait le dernier quadrille ; et j’eus le loisir des les admirer, non pas précisément toutes belles autant que Sylvaine, mais toutes brunes, l’allure souple et distinguée, avec des airs de ressemblance donnant l’idée de quelque race ancienne conservée très pure.

Comment expliquer ?… J’étais en train d’échafauder un système. Par bonheur, l’idée me vint d’interroger Marteroy sur ce singulier cas d’atavisme.

— Rien de plus simple, répliqua mon compagnon en éclatant de rire. Nous devons passer devant le château ; et, comme précisément la lune donne, je te montrerai, sculptées sur le portail d’honneur, les armes MM. de Bercheny. Plus de cent ans durant, ils tinrent ici garnison avec leurs hussards. Voilà des solutions que nos savants ignorent.

— Alors, Sylvaine, d’après toi…

— Tu connais Sylvaine ? Elle a mal tourné, pauvre fille ! En tout cas, je jurerais volontiers que sa bisaïeule ou trisaïeule se sera laissé tourner la tête par la sabretache et les moustaches de quelque beau cavalier hongrois.

Le problème ainsi résolu, il me restait de satisfaire au vœu de Sylvaine.

Or, en contre-bas du chemin, à la lisière d’un petit bois, une source dont j’entendis le murmure s’épanchait du coteau, mystérieuse et froide, dans un bassin de pierres brutes, d’aspect druidique, qu’ombragent treize grands tilleuls.

— C’est, me dit Marteroy, la fontaine de Cramlen, où les jeunesses en mal d’amour viennent conjurer le sort des fées.

Les douze coups de minuit sonnaient au village. Un bruit léger tinta sur l’eau, et des moines s’y dessinèrent.

— Que viens-tu de jeter ? demanda Marteroy.

Mais, redoutant sa raillerie, je feignis de ne pas avoir entendu.

Et Sylvaine ?

Mon Dieu ! Sylvaine… Mais vous hésiterez à me croire. Il est pourtant certain que, ayant voulu, certain soir, discrètement m’enquérir d’elle :

— Sylvaine ! la Briarde ! me fut-il répondu au comptoir, en voilà une qui a la chance ! Son amoureux est venu la reprendre, et ils sont mariés depuis huit jours.