E. Flammarion (p. 83-90).


LA FONTAINE SAINTE-MARIE


J’étais allé voir l’ami Pierre dans son chalet des Hauts-Moulineaux, vraie maison du sage, que sépare des tumultes extérieurs un rideau mouvant sous la brise, mais impénétrable aux regards, de glycine et de vignes folles.

Il y a comme cela, autour de la grand’ville, le long du fleuve et sur les hauteurs, une seconde ville éparpillée, où trouvent refuge les lassés de la vie parisienne qui — c’est le cas de l’ami Pierre — en gardent l’amour, sans pouvoir en supporter le bruit, et qui, après avoir, exilés volontaires, essayé de s’enfuir très loin, aux golfes méditerranéens, coupes de lapis que la vague ourle d’une frange d’argent, ou bien sur les côtes bretonnes, écroulements de noir granit où s’engouffre la mer sauvage, finissent par revenir au Paris ensorceleur et détesté.

Non pour l’habiter, certes ! Ne lui a-t-on pas dit adieu pour toujours ?

Seulement on n’est pas fâché de le savoir là-bas couché derrière les collines, on n’est pas fâché, en gravissant une côte, d’apercevoir, presque à portée de la main, les versants peuplés de Montmartre, le dôme d’or des Invalides, les minarets du Trocadéro, et même, s’il faut tout avouer, l’indéboulonnable tour Eiffel.

J’étais donc allé voir l’ami Pierre. Il ne m’attendait pas ; mon coup de sonnette le surprit.

L’omelette commandée et le vin mis à rafraîchir, pendant que la servante apprêtait la nappe :

— Écoute, dit-il, depuis hier, je ne sais pourquoi, j’ai positivement soif d’eau vive, courante, chantante, et de fontaine au tombant clair parmi les verts plantains et les menthes sauvages.

Depuis six jours, c’est une obsession.

D’autant que je me suis avisé d’une assez curieuse remarque. Saurais-tu m’expliquer pourquoi les blanchisseurs et les maraîchers, états cependant aquatiques, affectent ainsi de s’établir dans des pays où le plus expert hydrologue ne saurait découvrir ni source ni ruisseau ?

Malgré cela, de neigeuses lessives évidemment lavées au préalable sèchent un peu partout, à Issy, Vanves et Montrouge, en plein air, sur de longues perches ; et un peu partout, du matin au soir, des maraîcher, pieds nus, courent infatigables entre les carrés de salade, épanchant l’ondée circulaire de leurs arrosoirs jaillissants.

Il y a bien, çà et là, au milieu des champs, sur un bâti, quelques noirs cylindres en tôle que les gens affirment être des réservoirs.

N’importe, le mystère subsiste : au sein de ces plaines poudreuses, je me demande d’où vient l’eau.

C’est pourquoi, aussitôt après déjeuner, nous nous dirigerons vers Clamart, et nous pousserons, flânant et bavardant, jusqu’à la fontaine Sainte-Marie. Permets-moi ce pèlerinage que je comptais faire aujourd’hui.

On pourra, d’ailleurs, s’arrêter en route, la mairie dépassée, sous les premiers arbre du bois, chez Landa, où la bière est bonne.

Pacte conclu !

Aussitôt après déjeuner, nous nous dirigeâmes vers Clamart et nous nous arrêtâmes chez Landa.

Landa, M. Landa, était fort en colère, lui si pacifique cependant. Il objurguait, sans succès d’ailleurs, une troupe de gamins descendant du côté de la Bièvre, lesquels portaient autour du cou, ainsi que bijoux précieux, des chapelets d’œufs de choucas et de fauvettes babillardes.

— Pour les choucas, bon, passe encore ! Mais s’en prendre même aux fauvettes…

Son indignation était grande. M. Landa aime les oiseaux.

Au fond du débit, à l’entrée d’un assez vaste jardin où se trouvent les « bosquets et tonnelles », M. Landa voulut nous montrer l’installation d’une mésange qu’il a élevée.

C’est, appliqué au mur pour remplacer la cage, un petit portique peint en rouge au devant duquel on remarque un puits minuscule avec son seau et sa poulie, minuscules également, ainsi qu’un chariot lilliputien contenant graine et pâtée et roulant sur un plan incliné.

La mésange a son perchoir sous le portique. Elle s’y pose, elle y gazouille. Au premier abord, vous la croiriez libre. Mais une imperceptible chaînette, fixée à un mince ruban d’acier qu’on lui a passé sous les ailes, la retient attachée par le milieu du corps comme le prisonnier de Chillon ou comme un tigre d’Hyrcanie.

En outre, la chaînette, permettant juste assez de volée pour atteindre la poulie du puits et le bout de ficelle qui actionne le chariot, notre captive, lorsqu’elle veut manger, doit attirer à soi le chariot du bec, puis le retenir de la patte, et, lorsqu’elle veut boire, en faire de même avec le seau qui, aussitôt lâché, retombe dans l’eau à grand bruit.

Spectacle intéressant, en somme, dont se réjouissent, le dimanche, les clients du bon M. Landa.

Pierre lui ayant demandé comment il s’y était pris pour dresser ainsi sa mésange :

— Par la faim, monsieur, et par le besoin. La faim et le besoin viennent à bout des natures les plus rebelles… Rien d’aussi féroce, pourtant, que la mésange à tête noire. Ce sont des mangeuses de cervelle. Dans la saison des hannetons, elles les décapitent tout vifs par millions et milliards, se régalant du morceau fin et dédaignant le reste du corps.

Il ajouta :

— Regardez ! la voilà qui boit. Elle n’a pas l’air malheureux…

La fontaine Sainte-Marie, située au milieu des bois, non loin d’un étang, fut évidemment, autrefois, avant que le christianisme la fît sienne, une fontaine païenne et sacrée.

Elle sort vierge du coteau, toujours pure, abondante et fraîche ; on y descend par trois degrés comme aux vieilles fontaines bretonnes que nous décrivait Du Cleuziou, cet héritier des ducs de Penthièvre, qui voulut mourir à Bicêtre.

Sans compter le fameux dolmen transporté par le prince Napoléon sous les ombrages de son parc et que, en 1870, des officiers prussiens démolirent, dernièrement M. Berthelot, excursionniste intermittent, découvrait dans son voisinage plusieurs monuments druidiques.

J’ai encore devant les yeux la fontaine Sainte-Marie, comme je la connus il y a vingt ans, solitaire au milieu d’impénétrables fourrés ; je l’entends encore chanter sa plainte au bout de cette mystérieuse « allée verte » dont les chênes trapus, emprisonnant de leurs racines des blocs de grès moussus et gris, semblaient évoquer la vision de quelque antique forêt gauloise.

Aujourd’hui, tout est bien changé. Plus de fourrés ! plus d’allée verte. Une coupe de bois, claire hélas ! — les coupes sombres laissent du moins toujours subsister quelques arbres — a dénudé le flanc des coteaux. Autour de la fontaine, se sont installés un bal en plein air, des guinguettes.

Bien que ce fût jour de semaine, nous rencontrâmes là un atelier : modes ou couture, ou peut-être plumes et fleurs ! à qui la patronne, suivant l’usage, offrait, pour célébrer sa fête, le régal d’une après-midi de promenade et de congé.

Aux sons d’un orchestre improvisé — deux musiciens ambulants recrutés le long du chemin — avec des cris, avec des rires, ces demoiselles dansaient entre elles.

Leur profil futé, leur regard noir, leur façon de dévisager, nous firent penser aux mésanges, aux mésanges de M. Landa.

— Elles n’ont pas l’air malheureux ! dit Pierre.

— Cependant la chaînette est là et le ruban d’acier sous l’aile. Un instant elles se croient libres ; mais demain les attend Paris, le pain à gagner, la misère.

— Ces pauvres petites croqueuses de cervelles de hannetons !…

Sur quoi émus un peu, avec je ne sais quelle crainte de trop nous laisser attendrir, Pierre me mena goûter l’eau de la fontaine Sainte-Marie.