E. Flammarion (p. 73-81).


LE SAULE-MARSEAU


On dirait un sort : le printemps boude, le printemps ne se décide point. Je parle du printemps véritable, un peu en retard cette année et ne se pressant guère de nous apporter, ainsi qu’il en a le devoir, muguets et coucous à brassées.

Car, pour qu’on prenne patience, un délicieux printemps artificiel égaie depuis huit jours Paris de ses nuances et l’embaume de ses parfums. Partout, dans les luxueuses vitrines, ornement de nos boulevards, et sur les voitures à bras, consolation des quartiers pauvres, partout de fleurs, aristocratiques ou populaires, des fleurs comme s’il en neigeait.

Voici — arrivés, hélas ! par le train — les narcisses avec les jacinthes, des grappes de pâles lilas, des tas de frileuses anémones, l’œillet dont la sveltesse orientale ne brille jamais mieux qu’isolée dans l’émail d’un cornet persan ; les frêles mimosas et la provocante cassie que les belles Marseillaises aiment mordiller, sachant combien ce jaune ardent, couleur du soleil, s’accorde au mat aminé de leur teint et à l’incarnat de leurs lèvres.

Et, depuis huit jours, c’est une joie, mais surtout dans les ateliers, parmi les malheureux peintres de fleurs si longtemps sevrés de modèles et réduits, faute de pouvoir s’offrir, pour dix francs, la séance de pose d’une rose, à recommencer éternellement près d’un poêle chauffé au charbon, leur éternel pot de chrysanthèmes ; lesquels peintres, ravis, travaillèrent enfin d’après nature, et, le pinceau fou, la palette frémissante, bousculèrent de fond en comble, pour le refaire avant l’ouverture du Salon, le tableau caressé où ne manquait que la signature.

Cependant, tout le monde ne se paye pas ainsi d’illusion.

Dimanche dernier, par exemple, aux guinguettes aussi bien qu’aux villas de la moyenne banlieue, gargotiers et petits rentiers se hâtaient de repeindre en verts bosquets, claires-voies et tonnelles, comptant faire honte à la sève et s’imaginant déjà voir ployer sous le poids de leur blanche parure les rameaux soudain alourdis des cerisiers et des pêchers.

Il y a mieux ! Dimanche dernier, certains explorateurs hardis n’ont pas craint de dépasser la barrière avec l’espoir de rapporter un pissenlit, une violette ou tout au moins quelqu’une de ces fleurettes plus modestes comme il en foisonne dans l’herbe avant la venue des primevères et dont, jugez l’ingratitude des amoureux et des poète ! on ne sait pas même le nom.

J’étais, pourquoi le cacherais-je ? au nombre de explorateurs, sans trop me mêler à eux néanmoins, ayant mon plan et mes idées.

Non loin de Paris, à portée — puisque le tramway vous y conduit — des loisirs les plus mesuré et de bourses les plus modestes, je connais un admirable coin de paysage.

C’est au plateau de Châtillon, d’où le regard s’étend d’un côté sur Paris immense et blanc, pareil, avec sa mer de toits, ses dômes d’or perçant la brume, ses pont, son fleuve, ses collines chargées d’édifices, à quelque vision de féerie ; et, de l’autre — il n’y a qu’à se retourner ! — sur une étendue de landes incultes et de solitaires labours que limite tout à l’horizon la ligne violette des futaies.

Endroit antithétique, à souhait pour le rêve ; mais je ne vais guère y rêver.

Épris de nature franchement rustique et n’éprouvant qu’une maigre satisfaction à jouir de fleurs achetées, j’y vais, aussitôt que mars pointe, faire, pour ma table de travail et les angles de ma cheminée, provision de fleurs parisienne qui, par surcroît, ne coûtent rien.

L’ajonc prospère là comme en pleine Bretagne ; et, quand l’ajonc se montre par trop retardataire, philosophiquement je me rattrape sur les branches du « saule-marseau » qui, lui, bourgeonne toujours à son heure, content peut-être d’accaparer ainsi avant tous le premier baiser des abeilles tôt réveillées.

Quoiqu’il y eût, çà et là, quelques vagues indices de printemps, que la feuille trilobe du fraisier s’étalât, défripée à peine, dans l’émail de l’herbe nouvelle, et que la mousse reverdie brillât au revers des fossés ; bien que des gamins rencontrés au bord d’une mare m’eussent permis de contempler, prisonniers dans un bocal, des têtards déjà munis de pattes et à qui ne manquait, pour être vraies grenouilles, que de perdre un restant de queue (car, soit dit entre parenthèse, en dépit du commun proverbe, les grenouilles ont une queue du temps de leur prime jeunesse), je comptai peu sur les ajoncs. La dure écorce de l’ajonc, son bois serré, cassant et sec, ne s’attendrit pas aux premières brises.

Donc, je comptais peu sur les ajoncs, mais je comptais sur le saule-marseau. Ma confiance ne fut pas trompée.

Les ajoncs, sans feuilles ni fleur, demeuraient hérissés en boule, avec des allures ennemies ; eux, les saules-marseaux, vêtus de pierreries, s’enveloppaient, dans la lumière et les rayons, d’une gloire de jeunes pousses.

Et comme, banlieusard expert, je m’étai prudemment muni d’un solide couteau et d’un bout de ficelle, en moins de dix minute je me trouvai possesseur — légitime, j’aime à le croire, aucun garde n’ayant paru, — d’un trésor qu’on eût dit volé non pas au domaine de Pan mais à l’étalage d’un joaillier.

Le saule-marseau est trop peu connu.

Si notre ignorance pouvait rendre justice à ses mérites, non seulement mon modeste troisième étage, mais encore les salon des duchesses et les boudoirs des courtisanes n’auraient, en ce moment d’autres décorations que la vivante orfèvrerie du saule-marseau dédaigné.

Rien d’aimable à l’œil et de suggestivement printanier comme ces grappes de « chatons » soyeux — bourgeons qui seraient aussi des fleurs — ressemblant, les uns, houpettes de fine peluche argentée, à des perles de nacre et d’opale, les autres, poudrés de pollen, à de lourdes olives d’or.

L’ensemble, argent et or mêlés, fait un bouquet incomparable.

Et j’étais fier de mon bouquet, insolemment fier, je le jure ! lorsque, éborgnant voisins et voisines, je m’installai, vers les six heures, dans le véhicule vraiment commode, qui, du bas de Châtillon, vous ramène au cœur de Paris.

Qui m’eût dit que je ne le rapporterais pas intact m’eût à ce moment bien étonne. Tel était pourtant son destin, écrit de toute éternité sur le livre de la destinée.

Par hasard, une jeune fille — n’allez pas, sur ce simple mot, croire à l’éternelle et banale aventure d’amour — mais enfin, c’est la vérité : une jeune fille, une ouvrière, se trouvait par hasard assise en face de moi.

Belle ? Non ! distinguée plutôt avec son profil amaigri qu’encadrait une manière de capuce, ses grands yeux noirs brûlés de fièvre, et l’aristocratie de ses mains affinées par la maladie.

Elle aussi tenait un bouquet : quelques rameaux de ronce, métallique et persistant feuillage bronzé aux gelées récentes de l’hiver, et quelques bruyères flétries.

Ces fleurs mortes entre ces doigts pâles étaient comme un navrant symbole ; et, si la jeune littérature n’avait tant abusé des Primitifs, j’évoquerais ici, avec plaisir et à propos, le souvenir de certains énigmatiques Boticelli.

Évidemment — le long filet vide accroché à son parapluie en faisait foi — elle était partie dès le matin, rêvant d’une bonne course à travers bois, sous le soleil réconfortant, et de printanières trouvailles.

Et, parce qu’elle n’avait rien trouvé, douloureusement résignées, mais non sans garder au coin des lèvres un fin sourire de protestation et d’ironie, elle rapportait quand même pour sa chambrette, en dépit du printemps menteur, ce bouquet, fantôme de bouquet.

La vue du mien l’intéressa, je lui en offris deux ou trois brins. Dès lors le symbole apparut complet : moitié mélancolie et moitié espérance.

Associons toujours ainsi aux jeunes joies du renouveau un regret des derniers automnes !

Pour moi, la leçon sera bonne. Si demain je retourne aux champs, en souvenir de la rencontre, je joindrai quelques rameaux de ronce et quelques bruyères flétries à mes branches de saule-marseau.