E. Flammarion (p. 53-61).


L’HOMME AUX BARDANES


Si dans un salon demeuré ingénu, comme il s’en conserve quelques spécimens en province, salon fidèle aux vieilles mœurs où l’on pratiquerait le jeu innocent des préférences, une jeune fille me demandait : « Quelle est la plante que vous aimez le mieux ? » je répondrais sincèrement, au risque de paraître prosaïque ou paradoxal : — « Mademoiselle, c’est la bardane. »

Oui, la bardane, Dieu me préserve de m’en dédire ! la bardane, modeste acanthe que n’immortalisa point le ciseau grec, mais dont on retrouve les feuilles charnues, avec leurs robustes nervures et leurs souples enroulements, dans les chapiteaux sculptés de nos cathédrales ; la bardane amie des terrains vague où se passèrent, loin de l’école, les plus douces heures de mon enfance ; la bardane enfin, si égalitairement décorative, qui seule dispute au chardon cette gloire de fleurir, sans que les hommes y soient pour rien, le seuil rustique de la ferme et les marches disjointes des vieux perrons seigneuriaux.

Aussi éprouvai-je, l’autre jour, un sentiment d’agréable surprise, lorsque, dans le modeste restaurant où, pour égayer les mélancolies de l’âge mûr au contact d’une insouciante jeunesse, je prends quelquefois mes repas — restaurant fréquenté par de futurs peintres coiffés en empereurs romains, et par de petites ouvrières que leur vertu n’enrichit point — je vis entrer un personnage mi-bohème, mi-paysan, qui jeta sur le sol un sac terreux et nous proposa de lui acheter ses bardanes.

— Des bardanes ?

— Voyez plutôt : des bardanes mâles !… Cueillie fin mars, en pleine sève, la bardane mâle est souveraine.

Et, tirant du sac entr’ouvert trois ou quatre bottes de longues racines jaunes, il se mit, après avoir fait remarquer leur incontestable fraîcheur, à exposer, non sans éloquence, les multiples vertus de sa marchandise qui, en effet, à son dire, guérissait tout et même savait redonner aux plus languissantes amours une énergie vraiment printanière.

Sur quoi les petites ouvrières rougirent, tandis que les peintres, en gaillards sûrs d’eux-mêmes, souriaient.

Le bonhomme me parut intéressant. Dans sa figure ravinée comme un vieux labour, des yeux ironiques et doux reluisaient comme une eau de source.

Je lui fis signe ; il approcha, ne se montrant pas insensible à l’offre d’un verre de marc, et me raconta son histoire.

C’était un amant de la nature. Après mille et un métiers infructueusement essayés, il avait fini par adopter celui, enfin à son goût, d’homme sauvage.

— Parfaitement ! monsieur, je vis dans les bois. Les bois me logent, me nourrissent.

Et, pacifique, le voilà en train d’expliquer comme quoi, bien connu des gardes qui volontiers ferment les yeux sur ses innocents braconnages, il s’était créé, aux quatre coins de notre banlieue forestière, à Meudon, Bièvres et Verrières, et même vers les étangs de Saint-Cucufa, de confortables petits réduits cachés sous l’épaisseur des taillis et généralement composés d’un trou recouvert de branchages.

— Avec cette combinaison, disait-il, de quelque côté que m’appellent mes affaires, j’y puis vaquer tranquillement, sans me voir obligé de revenir chaque soir à Paris.

On repose bien sur la feuille morte, et mes nuits sont délicieuses.

Obligé, par état, de quitter mon lit de bonne heure, je me couche souvent au crépuscule, lorsque le bourdon attardé achève de faire sa dernière ronde, et que le ver luisant allume sa lanterne. Quelques vagues gazouillis d’oiseaux, le coassement doux des grenouilles m’aident d’ailleurs à m’endormir.

Le matin, pas besoin qu’un valet m’éveille.

C’est d’abord le vacarme des nids dans l’épaisseur du bois mouillé. Puis, un geai ricaneur qui traverse un buisson, le roucoulement des tourterelles.

Et tout le long du jour, tant que le beau temps dure, depuis Avril où le coucou chante, jusqu’à l’arrivée des premiers frimas, ma pipe garnie et mon pain gagné, je puis me croire millionnaire.

L’hiver, c’est plus dur ; seulement, l’hiver, je rentre à Paris, et trois mauvais mois passent vite.

— Pourtant, pour gagner votre vie ?

— En effet, vous ne savez pas ! Mais je la gagne, cette vie, largement, honorablement, sans avoir recours à l’aumône. Je présente, tel que vous me voyez, la surface d’une manière de négociant ; et je n’ai qu’une peur, moi qui ne payai jamais d’impôt, c’est que cette fois, même au fond des bois, l’impôt sur le revenu ne m’atteigne.

Mes transactions sont de deux sortes, et les marchandises que je livre varient suivant le temps et la saison.

Il en est que je débite moi-même directement. Exemple : aujourd’hui, ces bardanes. Il en est d’autres pour lesquelles j’ai mes traités avec les Sociétés savantes, les pisciculteurs, les oiseliers.

On n’imaginerait jamais ce que le Paris civilisé consomme d’objets sans valeur en apparence et que la nature offre pour rien à quiconque sait les cueillir.

Je me suis donc établi courtier entre Paris et la Nature.

Au bon peuple, pour l’ornement de ses mansardes et la joie des attendrissants jardinets qu’il entretient dans les gouttières, j’apporte des bouquets, des fleurs des champs, des plants de marguerites ou de fougères. Quelques simples, parfois, n’en déplaise à Messieurs les médecins.

Ça, c’est l’A B C du métier, encore qu’on ait besoin d’une topographie spéciale pour connaître les retraits moussus où foisonnent, alors qu’à côté tout semble mort, jacinthes, muguets et coucous ; puis, quand approche l’arrière-saison, la pente ombreuse où, sur un tapis de mousse humide et de myosotis défleuris, se dressent, feuilles de velours, gueule pourprée, les fastueuses digitales.

Ma vraie spécialité, néanmoins, consiste à fournir de reptiles, de batraciens, de menus insectes et de larves l’aquarium de l’amateur et le laboratoire du savant.

Quelqu’un me fait, supposons, ce soir, la commande d’une vipère, d’un coupe d’hydrophiles ou d’une escouade de gyrins ; il faut que, dès demain, la vipère soit là, vivante, et qu’hydrophiles et gyrins exécutent leurs sarabandes derrière les châssis d’une prison vitrée, parmi des herbes aquatiques dont je suis également le fournisseur.

Le coup de feu, pour moi, c’est quand, aux premiers rayons un peu chauds, les mares se mettent à grouiller.

Je réalise alors, dans le monde des infiniment petits, de ces pêches miraculeuses dont s’étonnerait mon patron saint Pierre.

Qu’importe, puisque ça rapporte !

Puis, il y a les années d’exception.

Ainsi, vous ne me croiriez pas si je vous disais combien, depuis la découverte des fameux rayons cathodiques, les grenouilles sont demandées. Tout le monde en veut, afin de les photographier par transparence. L’animal, paraît-il, se prête avec plaisir à cette curieuse opération.

Mais la meilleure année pour moi, ce fut l’année des Messes noires. Je pensai un instant tenir définitivement la fortune.

Figurez-vous qu’en 1893, et même jusque vers le milieu de 1894, la mode se répandit parmi les personnes du bel air de faire célébrer en famille, chaque soir, par un prêtre excommunié, une Messe noire où l’on envoûtait des mandragores et où l’on donnait la communion à des crapauds vêtus de velours vert ou rouge.

En ai-je vendu de ces crapauds ? En ai-je fabriqué de ces mandragores ?

Tout crapaud, d’ailleurs, était bon. Quant aux mandragores, faute de celle, trop difficile à se procurer, qui fleurit la nuit sous les potences, il suffisait de la première racine venue, pourvu qu’elle abondât en chevelue et que son pivot obscène et bifurqué affectât une vague apparence humaine.

Mais, hélas ! tout passe, tout casse, la kabbale comme le reste.

De sorte que me voilà, mage déchu, réduit à trimballer de porte en porte, les recommandant comme tisane, ces racines qui naguère valaient de l’or, une fois transformées, sous mes doigts, en diaboliques figurines !

L’homme aux bardanes s’était tu.

— Allons, mon brave, une dernière tournée ! Il y a dans la vie des hauts et des bas, pluie qui mouille et soleil qui sèche. Soyez sûr qu’un jour ou l’autre cette heureuse vogue des crapauds et des mandragores reviendra.

— J’en accepte l’augure, la sottise étant immortelle… Cependant, voici qu’il se fait tard, et mes bardanes ne se vendent point… Mesdames, messieurs, qui veut des bardanes, des bardanes mâles ?

Et, comme personne ne répondait, j’achetai en bloc toutes les bardanes, sans daigner prêter attention aux regards compatissants et narquois des jeunes peintres, non plus qu’aux rires des petites ouvrières m’observant à la dérobée, puis baissant le nez vers la nappe et pouffant dans leur « Trois-de-Café ».