E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 95-114).
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V


À mesure que nous avançons en âge, nous désapprenons à lire dans l’âme des enfants. C’est pourquoi les parents, pour la plupart, ne semblent nullement se douter que leurs garçonnets ou leurs fillettes éprouvent à l’état rudimentaire les désirs et les sentiments amoureux qui agitent les grandes personnes. Ils n’auraient cependant, pour se rendre compte de l’état psychologique de leur progéniture, qu’à se rappeler ce qu’ils sentaient eux-mêmes dès leur dixième année. Mais voilà… Nous sommes tous enclins à penser que nous étions des créatures d’exception et que ce qui nous arrivait ne peut arriver à d’autres. Tout au plus, si parfois les papas et les mamans, s’apercevant de quelque passionnette éclose dans le cœur du petit monde, ils se bornent à en rire et à traiter la chose d’enfantillage. — Pour les enfants, il n’y a point d’enfantillage. — Leurs rêves, leurs tentations, leurs peines ou leurs plaisirs sont aussi sérieux que les nôtres et prennent, à leurs yeux, une importance aussi capitale que nos propres émotions.

J’étais rentré chez nous très amoureux de Frida. La mignonne nièce des demoiselles du Kœler occupait despotiquement ma pensée. Sa blanche image me hantait du matin au soir. Mon amour, à la vérité, s’alimentait pour une bonne part des ressouvenirs de mes lectures, et l’imagination y jouait son rôle. Mais ce n’était point uniquement un amour de tête ; il y entrait d’autres éléments. Frida m’avait séduit non seulement par la façon toute romanesque dont j’avais fait sa connaissance, mais aussi par la joliesse de son visage, la grâce de ses manières, l’éclat souriant de ses yeux. Tout en restant très chaste, ma tendresse n’était pas exempte d’une inconsciente sensualité. J’étais hanté par un confus désir de la serrer dans mes bras et de poser mes lèvres sur ses joues d’un rose pâle, pareilles à des fleurs d’églantier.

Troublé comme je l’étais par ces émotions toutes neuves, on se figure aisément que je n’apportai le lendemain qu’une attention médiocre à la leçon de M. Berloquin.

Cet homme pieux et rogue, aux mâchoires massives, aux yeux ronds et durs comme des billes, arriva ponctuellement à une heure de relevée, engainé dans une longue lévite râpée, et boutonné jusqu’au menton dans un gilet noir saupoudré de tabac à priser. Il s’assit carrément dans un fauteuil de paille, après avoir soigneusement écarté ses pans et remonté son pantalon à l’endroit des genoux ; puis, prenant un des livres déposés sur la table, il m’annonça que nous commencerions par une dictée et se mit à psalmodier d’un ton de prédicateur :

« Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Dans sa douleur elle se trouvait malheureuse d’être immortelle… Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île ; mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse, qu’elle y avait vu tant de fois auprès d’elle, etc. »

Immédiatement, le début de ce morceau me frappa par son analogie avec ma situation. Moi aussi, comme Calypso, je ne pouvais me consoler d’avoir perdu Frida et, insensiblement, tandis que M. Berloquin continuait d’un ton pompeux sa dictée, je revoyais en imagination « les beaux lieux » que j’avais parcourus avec ma petite amie : — le château constellé de givre, le rond-point des platanes avec la statue de la nymphe, la serre où fleurissaient des orangers et des héliotropes… Je m’inquiétais beaucoup moins du texte de Télémaque que du charme à la fois doux et amer de mes souvenirs, et lorsque M. Berloquin proclama de sa voix de chantre : « Un point c’est tout, » j’en étais encore pour mon compte à me remémorer la niche où Frida, blottie dans la verdure, avait écouté ma déclaration d’amour.

— Donnez-moi votre page, continua mon sévère Mentor, je la corrigerai tout à l’heure… Passons à la grammaire latine et déclinez-moi musca, la mouche.

Je m’exécutai, et étant arrivé sans trop broncher à l’ablatif pluriel : « muscis, de ou par les mouches », je demandai tout à coup :

— Monsieur Berloquin, est-ce qu’en latin les noms propres aussi se déclinent ?

— Certainement… On dit : Roma, Romæ, Romam. À propos de quoi cette question ?

— Est-ce que, par exemple, je pourrais décliner Frida ?

Frida !… Connais pas, ce n’est point un nom chrétien… Où prenez-vous Frida ?

— C’est le nom d’une fée, répliquai-je.

— Taisez-vous, vous êtes un sot !

M. Berloquin prononçait « sott »… Me voyant ainsi rabroué, j’allais protester avec indignation, quand mon professeur reprit, en jetant un coup d’œil sur ma page :

— Corrigeons la dictée… Elle est bien mal écrite… Voyons, voyons… hein ! qu’est-ce que cela signifie ? « Elle se promenait souvent seule sous les platanes et au fond de la serre ; mais ces beaux lieux ne faisaient que lui rappeler le souvenir de Frida… » Encore cette Frida !… Rêvez-vous ou vous moquez-vous de moi ?…

J’étais devenu rouge comme une pivoine et je courbais la tête. En effet, ma plume avait fourché et, au lieu d’écouter M. Berloquin, j’avais transcrit sur le papier mes propres impressions. Le colérique professeur asséna un coup de poing sur la table :

— Et par-dessus le marché, ça fourmille de fautes… Platanes avec deux n, serre avec un seul r… C’est le comble de l’abomination !… Pour votre punition, vous me conjuguerez le verbe : « Je n’écoute pas avec une attention suffisante la dictée de mon professeur… » Assez pour aujourd’hui… Je m’en vais fort mécontent…

Et comme Céline entrait, il ajouta :

— M. Raoul est puni ; sa dictée est infecte… Qu’est-ce que cette Frida dont il me rebat les oreilles ?

— Frida ! répondit innocemment Céline, c’est la petite-nièce des demoiselles du Kœler.

Le pudibond M. Berloquin me lança un regard scandalisé :

— Une jeune fille ?… Il ne manquait plus que ça !… Quand M. Laignier sera de retour, je l’édifierai sur la conduite de son fils…

Là-dessus il empoigna ses livres, enfonça jusque sur ses oreilles son chapeau haute forme, et sortit en claquant la porte.

— Mon Dieu, Seigneur ! s’écria Céline, ce vilain soupe-tout-seul de Berloquin est capable de tout raconter à ton père !… Nous voilà propres !…

— Bah ! répliquai-je, papa ne reviendra pas avant samedi, et d’ici là le vieux Berloquin aura tout oublié… Est-ce que nous ne pourrions pas retourner jeudi au château des demoiselles du Kœler, dis, Céline ?…

— Nenni, petiot… C’est assez d’une fois, et je ne veux pas me faire sabouler… D’ailleurs, on ne nous a pas invités…

C’était vrai ; ni la grand’tante Odile, ni même Mlle  Gertrude ne m’avaient engagé à revenir. D’après ce qu’il me semblait, la Fraulein se méfiant de moi, il y avait des chances pour qu’on ne me permît pas de revoir Frida, et cette idée-là me désolait.

Devenu très mélancolique, j’allai méditer sur mon triste sort dans un galetas de notre grenier, que Céline avait baptisé du nom de « capharnaüm » parce qu’il servait à recueillir tous les débarras de la maison. On y reléguait les malles vides, les meubles éclopés ou hors d’usage. Il y avait de tout dans ce capharnaüm : — portraits d’ancêtres aux toiles crevées, fauteuils à l’étoffe éraillée, bouquins dépareillés, et jusqu’à une guitare sans cordes, ayant appartenu à ma grand’mère.

C’était là que je me réfugiais aux heures de loisir et que je lisais les romans de chevalerie dénichés au fond d’une poudreuse armoire. Je m’y étais ménagé près de la croisée une sorte de retrait masqué par un pan de vieille tapisserie. J’y avais installé un tabouret, une table boiteuse, et je l’avais décoré à ma façon avec des images d’Épinal, des nids d’oiseaux trouvés dans le jardin, un carquois et des flèches de sauvages rapportés jadis par un oncle qui avait été « aux Îles ». Je me plaisais fort en ce recoin ignoré où personne ne venait me déranger. Par les vitres irisées de la fenêtre, on apercevait un coteau de vignes et les maisons en amphithéâtre de la ville haute. Les cris de la rue n’y montaient que comme des voix de rêve ; mais on y entendait nettement les musicales sonneries des cloches et, pendant la belle saison, le gazouillis des hirondelles. On y percevait aussi d’autres bruits mystérieux — craquements de boiseries, tactac d’insectes dans les meubles vermoulus, — qui me donnaient une légère chair de poule, tout en satisfaisant mon goût pour le merveilleux et l’inexpliqué.

Là, je me forgeais des romans où je jouais le principal rôle, et qui, pour moi, prenaient le relief et la couleur de la réalité ; là, je célébrais en l’honneur des fées et des divinités inconnues des cérémonies religieuses de mon invention. Je recueillais dans une soucoupe les larmes de résine qui s’agglutinaient à l’écorce des sapins, je les faisais brûler en guise d’encens et, tandis que la fumée aromatique montait en bleues spirales dans le capharnaüm, je psalmodiais gravement de cabalistiques formules d’évocation.

Désormais Frida devint l’unique fée honorée dans mon sanctuaire, et l’encens ramassé sur les épicéas du jardin ne brûla plus que pour elle. Par les vitres brouillées, je contemplais les profils aigus des maisons de la ville haute ; je me disais que, par delà ces toitures, tout là-bas, près de la lisière des bois, s’élevait la demeure de Frida, et des soupirs gonflaient ma poitrine à la crainte de ne plus la revoir. Je me la représentais comme une princesse enchantée en son château et je ne pouvais me résigner à languir loin de la dame de mes pensées.

Quel biais trouver pour entrer de nouveau en communication avec elle ? Sonner à la grille de Salvanches, me faufiler dans le vestibule et pénétrer dans le parloir des grand’tantes ?… C’était risquer de me faire mettre honteusement à la porte… Peu à peu, à force de ruminer, je songeai à la brèche existant dans le mur éboulé du parc. N’y avait-il pas moyen d’escalader les pierres croulantes, de pousser jusqu’au rond-point et d’y guetter la venue de Frida ? Oui, mais il pouvait arriver que, précisément ce jour-là, elle ne vînt pas s’y promener ?… En ce cas, ne serait-il pas préférable de l’informer de ma tentative, par une lettre que je déposerais aux pieds de la statue et qui lui sauterait aux yeux lors de sa première sortie ?…

Cet expédient me sembla admirable et je résolus sur-le-champ de mettre mon projet à exécution.

Je courus quérir une plume et de l’encre. En passant, je chipai dans le cabinet de mon père un élégant cahier de papier à lettre et je remontai, plein de feu, dans le capharnaüm. Je ne cherchai pas longtemps ce que je dirais à ma petite amie. Je me laissai aller à mon inspiration et j’écrivis ingénument ce que me dictait mon cœur. — Bien des saisons se sont succédé depuis ce jour d’hiver, et pourtant je me rappelle presque mot pour mot le contenu de ma lettre. J’en retrouve le texte au fond de ma mémoire, comme on retrouve après de longues années, dans les pages d’un dictionnaire, une fleur amincie et frêle, mais gardant encore sa grâce et ses couleurs primitives. Voici à peu près ce que j’écrivais :

Je relus ma lettre avec une certaine satisfaction. En ce temps-là, on ne se servait pas encore d’enveloppes ; je la pliai donc du mieux que je pus, je la fermai d’un joli pain à cacheter gommé et j’écrivis la suscription :

Le lendemain était un jeudi, jour où Berloquin ne venait pas à la maison. Après déjeuner, comme je ne me gênais pas avec Céline, je profitai de ce qu’elle était affairée à un savonnage pour exécuter la fugue que j’avais méditée. Ayant ma lettre en poche, je m’esquivai par le jardin et je pris lestement la direction de la ville haute.

Le temps froid continuait, le ciel était voilé et la terre gelée sonnait sous le pied. Je me souvenais parfaitement du chemin. Je gravis la côte des Prêtres, qu’un ancien mur à hauteur d’appui séparait des faubourgs et où le grincement des métiers à tisser stridait dans les caves des logis attenant au collège, puis j’enfilai la venelle bordée de jardins, où j’avais eu si peur ; j’atteignis bientôt la montée du Jard et le plateau où j’aperçus, toute blanche de frimas sur le fond violacé des arbres, la toiture aiguë de Salvanches. Là, au lieu de m’arrêter à la grille, je longeai vivement le mur de clôture.

Mon cœur commençait à battre la chamade, car je craignais de ne plus retrouver l’endroit où un éboulement permettait de pénétrer dans le parc, et puis je me demandais si, une fois entré, je ne me heurterais pas à quelque fâcheux. Néanmoins, tout alla bien. Au bout d’une centaine de pas je découvris l’ouverture de la brèche. Étant agile comme un chat, j’eus vite escaladé les pierres croulantes et je m’enfonçai, très ému, dans le fourré. Tout était silencieux et je gagnai sans encombre l’éclaircie formée par les platanes du rond-point.

La clairière jonchée de feuilles givreuses était absolument déserte. Sur les fonds plus sombres du taillis, les platanes détachaient nettement la colonnade circulaire de leurs fûts d’un gris verdâtre. Au milieu, la vasque arrondissait ses bords moussus et, sur son socle, la statue semblait grelotter sous les glaçons en stalactites qui pendaient le long de ses bras.

Caché derrière un arbre et tout frissonnant, j’attendis un bon quart d’heure, espérant toujours que Frida se montrerait à l’extrémité de l’allée. Mais rien ne bougeait. Tout au loin, par une échappée, je voyais un bout de la toiture du château, où une cheminée laissait échapper une fumée bleue que le vent chassait follement. Je réfléchis que c’était l’heure où la petite princesse répétait ses leçons avec Fraulein, et, craignant quelque surprise, je me décidai à tirer la lettre de ma poche et à m’approcher de la fontaine. Je déposai mon épître, bien en vue, aux pieds de la nymphe. Puis, ayant tout-à-coup conscience de l’audace de mon expédition, et pris d’une panique, je me sauvai à toutes jambes et je franchis de nouveau la brèche. Mais, cette fois, je n’osai pas m’aventurer du côté de la grille, et je redescendis par un étroit sentier qui zigzaguait entre les vignes.