E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 115-143).
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VI


Tandis que je regagnais la ville basse par ce capricieux sentier qui dévalait à travers les vignes de Polval, le ciel s’était, petit à petit, plafonné de nuées grises. Un vent de bise s’élevait du côté des Vaux de Naives ; de légers duvets de neige commencèrent à tournoyer dans l’air glacé. Ce fut d’abord comme un timide vol de mouches, puis les flocons devinrent plus drus, plus épais, et, en quelques instants, la terre rouge des vignobles fut saupoudrée d’une fine poussière de sucre. Moi-même, je me vis en un clin d’œil tout moucheté de blanc, et ce brusque trouble atmosphérique commença de me tourmenter.

Par ce mauvais temps, il était peu probable que Frida songeât à se promener dans le jardin, et alors qu’allait-il advenir de ma pauvre lettre ?… Si la neige tombait longtemps avec la même violence, mon billet doux risquait fort d’être enseveli sous une couche glacée, et, si le dégel survenait, l’eau n’en ferait qu’une lamentable bouillie. Ces craintes me tracassaient cruellement, elles m’empêchaient de m’émouvoir du piteux état de ma veste, blanche de frimas, et de m’apercevoir de la longueur du chemin. Je pus néanmoins rentrer chez nous avant la nuit. Je me faufilai en tapinois, par le jardin, jusque dans le vestibule, où je constatai que Céline, toujours affairée au fond de sa cuisine, continuait de frotter son linge, en accompagnant chaque coup de savon d’un refrain de son village qu’elle chantait à gorge déployée :

Le mariage est doux comme une fleur nouvelle,
Le mariage est doux,
Filles, mariez-vous…

Je profitai du bruit de la chanson pour monter sans être entendu dans ma chambre, y changer de chaussures, éponger ma veste avec une serviette, et je redescendis d’un air innocent achever de me sécher à la chaleur du poêle. Mais en dépit de ma mine tranquille et reposée, je ne laissais pas d’être fort inquiet en dedans.

Plus je méditais sur mon audacieuse expédition, plus j’en appréhendais les suites. Le soir, après avoir avalé silencieusement mon souper, je ne prêtai qu’une oreille distraite aux propos de ma bonne et j’écoutai impatiemment les contes dont elle avait coutume de charmer ma veillée. J’avais hâte de me coucher, et, dès que je fus au lit, impossible de m’endormir.

Je ne pensais qu’à ma lettre exposée aux intempéries de la saison. Même, après m’être retourné en tous sens dans mes draps, je me levai ; j’allai, pieds nus, soulever le rideau de ma fenêtre et regarder le temps qu’il faisait. Je vis avec joie que la neige avait cessé de tomber.

Le ciel s’était éclairci, la lune semblait courir à travers les nuages pommelés. Ce rassérénement nocturne calma la fièvre qui m’énervait. Je me dis que le vent avait dû émietter la neige, et que d’ailleurs mon épître, posée sur le socle de la statue, était bienveillamment protégée par la nymphe elle-même, dont l’urne en surplomb formait un abri suffisant. Rassuré sur ce point, je retournai dans mon lit, et, réchauffant mes pieds à la boule, je finis par me plonger dans un bon bain de sommeil.


Le lendemain était le jour de la leçon de M. Berloquin. Il arriva tout hérissé de chiffres ; pendant deux heures fastidieuses nous étudiâmes à fond la règle de trois simple et composée. Comme mon escapade de la veille me laissait au fond de la conscience un vague remords, je résolus par manière de compensation de me montrer fort appliqué, et j’y réussis. Même, je vins à bout d’un problème dont le seul énoncé m’avait d’abord rempli de terreur : « Trois ouvriers creusent ensemble un puits ; le premier enlève deux mètres cubes de terre par jour ; le second, trois ; le troisième, quatre ; déterminer en combien de jours ils auront fini leur besogne, sachant que le puits doit avoir quarante-quatre mètres cubes de profondeur. » M. Berloquin en fut si satisfait qu’il oublia de me reparler de mes distractions du mardi, et me gratifia d’un bon point.

Le samedi, mon père revint de Paris. Il paraissait content de son voyage et m’embrassa tendrement. Je lui exhibai mon bon point, et comme Céline, d’autre part, jurait ses grands dieux qu’en son absence je m’étais comporté fort sagement, il tira de sa valise la Jérusalem délivrée, qu’il m’avait rapportée en guise de cadeau, connaissant mon goût pour les livres de chevalerie. En d’autres circonstances, le don de ce volume, depuis longtemps convoité, m’eût comblé de joie ; mais j’avais la tête trop occupée de Frida et de l’accueil que recevrait ma lettre, pour penser à la lecture. J’eus beau feindre de feuilleter avec enthousiasme l’ouvrage illustré de curieuses gravures sur bois, le cœur n’y était plus. Entre chaque feuillet, le mignon visage de la petite « princesse » de Salvanches s’interposait et sa séduisante image éclipsait toutes celles des héros et des héroïnes du Tasse. Les journées qui me séparaient de la date assignée pour mon rendez-vous se traînaient péniblement. J’aurais voulu les supprimer, les voir tomber l’une sur l’autre en un moment comme des capucins de cartes, et toucher sans transition à la matinée de jeudi.

Ce matin tant désiré arriva enfin. Dans l’intervalle, le temps s’était radouci, et un lent dégel avait ramolli la terre. Il faisait un temps gris, doucement voilé, et l’air moite avait des tiédeurs de printemps. Après la hâte avec laquelle j’avais appelé l’apparition de ce jeudi, j’aurais dû me sentir le cœur plein d’allégresse. Il n’en fut rien. J’étais agité au contraire d’un renouveau d’inquiétude. D’abord je ne savais trop comment je pourrais échapper à la double surveillance de mon père et de Céline ; la crainte d’être retenu au logis me causait des picotements aux tempes et dans la poitrine. Puis je me demandais avec une pénible incertitude si, là-bas, à Salvanches, les choses avaient marché au gré de mon imagination ; si Frida était venue au rond-point des platanes, si elle y avait trouvé ma lettre, et ce qui s’ensuivrait. Cette façon de correspondre avec elle, qui m’avait premièrement paru si ingénieuse, me semblait, maintenant, aussi périlleuse que chimérique. Après avoir souhaité que les heures eussent la fugace brièveté des étincelles qui pétillaient dans la cheminée, j’aurais voulu démesurément allonger celles qui me séparaient de l’après-midi.

Heureusement, le destin se montra clément en aplanissant la principale difficulté. Mon père, séduit probablement par la douceur insolite de cette journée de décembre, annonça, dès le premier déjeuner, qu’il partirait en forêt et s’arrangerait pour dîner dans une auberge située à proximité des bois de Savonnières. Je mangeai donc seul à midi, et ma dernière bouchée avalée, tandis que Céline rangeait la vaisselle, je pus m’esquiver sans être aperçu.

L’après-dîner était à souhait. De plus en plus, les nuées s’entr’ouvraient, montrant des coins de bleu ; par les interstices des nuages, de brèves et pâles soleillées faisaient miroiter les ornières des chemins boueux ; les vignes, où des ceps noueux et noirs se tordaient ; les vergers déserts, où les arbres fruitiers emmêlaient leurs branches fines et nues ; les friches lointaines, que les bois couronnaient de massifs violets. Comme j’avais une bonne heure devant moi, je ne me pressais point, et j’avais pris le chemin le plus long, afin de déboucher tout droit sur la brèche pratiquée dans le mur de Salvanches.

J’escaladais les pentes raides des vignes de Polval, je m’attardais au bord des lisières où les ellébores étalaient déjà leurs inflorescences jaunâtres.

De loin en loin, des saulaies et des bouquets de bouleaux rompaient l’onduleuse monotonie de la friche. D’un vol agile, des pies aux longues queues blanches et noires passaient au-dessus de ces îlots d’arbres et filaient silencieusement dans la direction du bois. L’air était si tiède que la vapeur se condensait en gouttelettes le long de l’écorce des saules. Cette douceur fondante donnait l’illusion du mois d’avril, et, involontairement, je cherchais au pied des buissons si des violettes n’y poussaient pas déjà. Cette fausse apparence printanière exerçait son influence sur ma propre personne. Je sentais comme une sève plus chaude circuler dans mes veines, et l’espérance de revoir bientôt Frida germait plus vertement dans mon cœur. Par ce temps clair et souriant, elle n’hésiterait pas à sortir et à se rendre au rond-point des platanes. L’espoir qui, le matin encore, m’avait paru chimérique prenait maintenant la solidité d’une certitude, et je marchais d’un pas plus ferme vers le sentier des vignes.

Brusquement, à un détour du chemin, je vis s’ouvrir devant moi la brèche pratiquée dans le mur et à demi dissimulée par des buissons de coudriers. Mon cœur se mit à battre ; je franchis avec précaution les pierres éboulées, et je pénétrai hardiment dans le parc assoupi.

Du fourré où je me trouvais, je ne pouvais encore distinguer ni les platanes ni la statue qui en décorait le centre, mais je savais qu’une cinquantaine de mètres m’en séparaient à peine. Je cheminais lentement, contournant les broussailles, épiant les entours et l’oreille aux aguets. Par instants, je m’arrêtais pour mieux écouter…

D’abord, un silence profond, à peine troublé par la fuite effarée d’un mulot parmi les feuilles sèches, puis, peu à peu, la vague perception d’un léger bruit de pas dans une allée… Je redoublai d’attention ; cette fois, ce n’était pas une illusion. Quelqu’un cheminait dans la direction du rond-point !… Les pas glissaient sur le sable et semblaient se rapprocher de la statue. Subitement, ils cessèrent. J’en conclus que Frida — car ce ne pouvait être qu’elle — était arrivée près de la vasque moussue et m’y attendait.

Alors je n’eus plus d’hésitation, un sursaut de joie me secoua ; je me précipitai à travers le fourré et, emporté par mon élan, je débouchai au milieu des platanes… Hélas ! quelqu’un m’y attendait, en effet, mais ce n’était pas Frida.

Mes yeux, arrondis par la stupeur, aperçurent, debout près de la fontaine, un homme déjà mûr, coiffé d’un feutre mou, vêtu d’une veste de chasse à boutons de métal, et tenant à la main une canne de jonc.

Dans mon effroi, j’esquissai un mouvement de recul, qui fut immédiatement réprimé par une sévère injonction : « Halte ! »

Complètement médusé par l’expression impérieuse des yeux bleus et durs de ce personnage, je restai immobile, une sueur froide aux tempes, et contemplai stupidement mon interlocuteur. Il était de taille moyenne, robuste, la bouche enfouie sous une rude moustache blonde et le menton orné d’une barbiche de même ton. Son front carré, ses mâchoires massives et son teint rose offraient quelque analogie avec la physionomie de la grand’tante Odile. Son allure décidée, son ton de commandement, lui donnaient la mine d’un ancien militaire. Il s’avança, saisit mon bras comme dans une pince, et, braquant sur moi son regard glacial, il me demanda avec un accent alsacien :

— C’est toi qui t’appelles Raoul ?…

Je bredouillai un « oui » à peine distinct, et il continua :

— Que viens-tu chercher ici ?

En même temps, il agitait sa canne de jonc d’une façon peu rassurante. Ce geste acheva de me démonter. Éperdu, frissonnant, je baissai la tête et murmurai :

— Je ne sais pas.

— Ah ! tu ne sais pas ! attends, je vais t’éclaircir les idées… Il tira de sa poche un pli que je reconnus avec terreur :

— Tu as écrit cette lettre à ma fille Frida, hein ?…

Je n’avais plus de voix, et je me bornai à répondre par un signe affirmatif.

— Drôle !… Elle ne fait honneur ni à tes sentiments ni à ton orthographe… Et alors tu t’imaginais qu’en déposant aux pieds de la statue cette lettre inconvenante, elle arriverait à destination ? Tu n’es décidément pas fort… C’est la gouvernante qui l’a trouvée et qui s’est empressée de me l’apporter… Je l’ai lue, et je suis venu t’attendre ici, parce que nous avons un compte à régler ensemble…

Il reprit sa canne de jonc, et je tremblai des pieds à la tête ; mais, au lieu d’en faire un usage que je redoutais, il la mit tranquillement sous son bras, et sans me lâcher :

— En route ! ordonna-t-il, nous nous expliquerons là-bas, à la maison…

J’essayai par un brusque mouvement d’échapper à son étreinte, et d’une voix suppliante je lui criai :

— Pardon !… Je ne recommencerai plus… Laissez-moi m’en aller, monsieur !…

— Que non pas, répliqua-t-il ironiquement, je serais fâché de perdre cette occasion de causer avec un gamin aussi précoce !… Suis-moi, et ne regimbe pas, ce serait peine inutile.

Il était le plus fort. Je me résignai à obéir, mais je n’en menais pas large.

Tout en allongeant mon pas pour le modeler sur ses enjambées, je me demandais avec de mortelles transes quel châtiment cet homme impitoyable me réservait. — Allait-il me bâtonner à huis clos ou m’enfermer au fond de quelque cachot obscur, dans les oubliettes du château ?…

Nous gagnâmes rapidement le perron, puis le vestibule de la maison, et je ne pus m’empêcher de pousser un gros soupir en songeant que la pauvre petite princesse subissait tristement le contre-coup de mon méfait.

M. du Kœler père, ouvrant brusquement une des portes intérieures, me poussa par les épaules, et je pénétrai plus mort que vif dans la grande salle aux boiseries brunes qui servait de parloir et de réfectoire aux demoiselles du Kœler.

Dans le faux jour qui tombait des fenêtres, je distinguai le perroquet épluchant des graines de chènevis dans sa cage, et plus loin Mlle  Odile tricotant sa laine, à côté de Mlle  Gertrude, plongée en son absorbante lecture. Je constatai avec un certain soulagement que ni Frida ni Fraulein n’étaient présentes. Sachant le rôle piteux que j’allais probablement jouer, j’étais content qu’elles ne fussent pas témoins de mon humiliation.

— Voici le sujet ! dit froidement M. du Kœler en me poussant toujours, jusqu’à ce que je fusse en présence des deux vieilles filles.

La grand’tante Odile enfonça une aiguille sous les tuyaux de son bonnet et me scruta d’un œil soupçonneux :

— Écoute, garnement, gronda-t-elle… Nous t’avons hébergé et logé ici, et pour nous récompenser de notre hospitalité, tu as écrit à ma petite-nièce une impertinente lettre… qu’elle n’a pas lue, du reste… — Ce n’est pas de cette façon que se conduisent les garçons bien élevés !… Où avais-tu pêché de pareilles idées ?… Et d’abord que s’est-il passé entre toi et Frida ?

— Rien, madame, balbutiai-je…

— Rien… tu mens, ton nez tourne… Tu vas nous expliquer ce que vous avez fait durant toute la journée que tu as passée ici.

— Le matin, je suis allé dans la chambre où Mlle  Frida prenait sa leçon de solfège, et j’ai écouté, en lisant Estelle et Némorin ; puis, Mlle  Gertrude nous a chanté des chansons. Elles étaient si plaisantes, et en les entendant je trouvais Frida si jolie, que j’aurais voulu moi-même être un berger, comme dans les romances, et lui répéter que je l’aimais toujours.

Mlle  Odile jeta un regard de reproche à sa sœur, tandis que celle-ci rougissait et baissait le nez sur son livre.

— Voilà, s’écria Mlle  du Kœler aînée en haussant les épaules, voilà, Gertrude, le résultat de tes lubies romanesques !… Puis elle se tourna vers moi et continua de son ton méfiant :

— Ensuite !

— Ensuite, nous sommes allés dans le parc jusqu’à la fontaine, nous avons parlé des fées, j’ai dit à Frida qu’elle était plus gentille que toutes les fées… Alors, nous sommes entrés dans la serre…

— Ha ! ha !… Après ?

— Après… poursuivis-je en rougissant, Frida s’est assise dans une niche de fleurs… Elle était encore plus jolie, elle avait l’air d’une sainte. Je me suis rappelé les romances de Mlle  Gertrude, et j’ai dit à Frida que moi aussi, je l’aimais tout plein… Alors la Fraulein est arrivée et nous a emmenés…

— C’est bien tout ?… Frida ne t’a pas encouragé à lui écrire ?…

— Jamais, madame !

Et pris d’un bel accès de générosité, je m’exclamai en joignant les mains :

— Frida n’a rien à se reprocher… Ne la punissez pas !… L’idée de lui écrire n’est venue que de moi… Je l’aimais tant, j’étais si désolé de ne plus la revoir, que, comme dans les livres, j’ai pensé à lui demander un rendez-vous… Je me sentais si malheureux d’être loin d’elle !

Un sanglot se noua dans mon gosier, et je me mis brusquement à pleurer.

Du armes Kind ! soupira Mlle  Gertrude, qui parut très touchée de mon chagrin… Vous voyez, reprit-elle en s’adressant à son aînée et à M. du Kœler, qui était resté impassible près de moi… Vous voyez, il n’y a pas de quoi fouetter un chat !

So !… répliqua Mlle  Odile songeuse… Eh bien ! Wilhelm, demanda-t-elle au père de Frida, que comptes-tu faire avec ce garçon ?

À ces mots, une chair de poule me courut par tout le corps et je pensai que l’heure du châtiment approchait…

Tous trois se mirent à converser en allemand ; ils avaient l’air de discuter ma sentence et il me semblait que Mlle  Gertrude seule plaidait en ma faveur. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’entendis Mlle  Odile dire en français en manière de conclusion :

— En ce cas, il faut d’abord lui donner à goûter…

Elle sonna Kathe, lui baragouina quelques mots, et peu après, la servante rentra avec un pot de marmelade et des tartines de pain qu’elle posa sur un guéridon :

— Assieds-toi, garnement, reprit l’aînée de ces demoiselles, en étendant la confiture de prunes sur les tranches de pain, et mange ça… Tu as besoin de prendre des forces…

J’obéis tristement et commençai à grignoter mon pain en songeant au dernier repas des condamnés ! Mais, à neuf ans, on a l’appétit éveillé ; en dépit de mon chagrin et de mes transes, j’expédiai deux tartines coup sur coup.

— Allons, grommela sarcastiquement Mlle  Odile, le coffre est bon !

Pendant ce temps, le terrible M. du Kœler avait décroché un long pardessus fourré et l’avait endossé par-dessus sa veste.

— Petit Laignier, interrogea-t-il en empoignant sa canne, ton père demeure à la ville basse ?

— Ou… oui, bégayai-je en pâlissant.

— Bon ! Tu vas me conduire chez lui… Dépêchons… afin que nous soyons rendus avant la nuit.

J’étais atterré. Mes oreilles tintaient. Je regardais les trois du Kœler avec ahurissement, comme pour leur demander si j’avais bien entendu. De tous les supplices que j’avais redoutés, celui-ci était le plus terrifiant et le seul auquel je n’eusse pas pensé. Mon père était fort rageur et s’emportait aisément. Que dirait-il quand il apprendrait l’équipée de ma lettre et la façon dont j’avais reconnu l’hospitalité des vieilles demoiselles ? Il se montrerait inexorable. Non seulement je serais châtié, mais la découverte de ma faute déterminerait peut-être le renvoi de Céline. J’étais désespéré en songeant que ma pauvre bonne pâtirait ainsi de mes sottises. Je feignis d’avoir mal compris et m’adressant au père de Frida, je murmurai hypocritement :

— Ne prenez pas la peine de me reconduire, monsieur… Je retrouverai bien mon chemin tout seul…

— Non, repartit-il en ricanant, cela ne va pas… Je serai ravi de causer en route avec un garçon qui tourne si bien les lettres, et plus enchanté encore d’en faire mon compliment à M. Laignier… Salue ces demoiselles et partons !

Je me tournai d’un air contrit vers les deux tantes. J’espérais encore qu’elles seraient touchées de ma confusion et imploreraient ma grâce… Mais Mlle  Gertrude seule, posant son livre sur ses genoux, me coula un regard de compassion. Quant à Mlle  Odile, elle se borna à marmonner :

— Adieu, vaurien… Tâche désormais de te conduire plus décemment. Bonsoir, bonsoir !…

Je sortis honteusement, sous l’escorte de l’inflexible M. du Kœler, tandis que, du haut de sa cage, le maudit perroquet, comme pour me narguer, me criait de sa voix fausse : Guten Abend ! Guten Abend !… Bonsoir, bonsoir !